A onze heures sonnantes

La Prothèse (C’est la fête)

 
 
 

En patois lorrain, lo Mohhat, que l’on prononce mocha, est un petit passereau très commun. Les plus jeunes, telle la génération de notre maman ou celle de notre mémère, l’appellent Spatz (que l’on prononce chpatz’). Les Français disent moineau ou piaf. Pour nous, les Mohhat c’étaient les parents de la Mimie. Notre maman les connaissait depuis toute petite puisqu’elle allait souvent chez sa copine. Quant à notre papa, il avait fait leur rencontre au temps où il n’était qu’un copain de notre maman et de la Mimie. Ceci explique pourquoi les Mohhat faisaient partis de notre tournée de « Bonne année » et que nous mangions couramment chez eux, le dimanche entre midi.

 

Autrefois, le père Mohhat travaillait à la tuerie. A l’abattoir si tu préfères. Il en profitait pour rapporter quelques bons morceaux : « C’est mon complément de salaire. Nème avec ce qu’ils nous paient ». Sous-entendu que les heures de travail étaient bien longues et le salaire plutôt maigre. Aujourd’hui qu’il était à la retraite, il avait gardé de bonnes relations avec ses anciens camarades qui ne manquaient jamais de lui mettre de côté quelques bons morceaux. C’est ainsi qu’il avait fait déguster des couilles de taureau à nos parents et à la Mikète.
Le père Mohhat était un bon vivant, un joyeux drille. Lorsqu’il préparait une plaisanterie, il faisait de petits yeux coquins. Une de ses préférées était de tirer le flo du tablier de sa femme lorsqu’elle passait à sa portée. La mère Mohhat grognait, le père Mohhat jubilait. Une autre de ses blagues récurrentes, c’était de bloquer la Mikète. Imagine la scène, le père Mohhat était assis, ma sœur baguenaudait dans la salle. Elle passait à proximité, le père Mohhat levait le pied, le passait entre sa jupe et ses fesses. Et voilà, ma sœur se retrouvait dans l’impossibilité d’avancer. Elle pestait, gesticulait, grognait, se débattait. Le père Mohhat exultait. « Laissez donc’ la piate tranquille ! » réprimandait la mère Mohhat. « C’est plus fort que vous, faut tout le temps que vous enquiquiniez quelqu’un » reprenait-elle alors que son mari taquinait le Fofo qui dormait sous la table.

 

A chaque fois que nous mangions chez eux, la Mimie et le Mimil’ étaient de la fête. Le père Mohhat avait tout un rituel. A onze heures sonnantes, il entraînait sa troupe, je veux parler de notre maman, de notre papa, de ma sœur, du Fofo, de la Mimie, du Mimil’. Non, non, pas à l’église. Car, vois-tu, nos parents, le Mimil’, la Mimie et sa maman avaient été à la messe de neuf heures. Une messe qui durait bien moins longtemps que celle de dix heures et demie, celle dite Grand-messe. Le père Mohhat se revendiquait catholique, mais pas au point d’aller tous les dimanches faire des singeries devant le bonhomme en robe. Lui n’allait à l’église que pour les baptêmes, les mariages et les enterrements. Et encore… Aussi, un peu avant neuf heures :
- Allez faire vos ablutions (disait-il à sa femme) Moi, je garde les piats. Une tâche bien plus importante.
- Taisez-vous bougre de mécréant. Et surveillez ma marmite, pas que ça brûle.
Donc à onze heures sonnantes… Durant ce temps, on me confiait aux bons soins de la mère Mohhat. Tantôt dans ses bras, tantôt calé sur un fauteuil lorsqu’elle s’affairait à la cuisine.

 

Donc à onze heures sonnantes… Au fait, t’ai-je dis que les Mohhat habitaient sur la place du marché ? Voilà, c’est fait. De leur maison… Ah, oui, leur maison était une vieille demeure bourgeoise du début du XVIIIe siècle, d’une époque où notre Lorraine était indépendante et liée à l’Empire d’Autriche.
Une large porte cochère permettait d’atteindre, au fond de la cour, l’écurie et le garage. De la cour, on entrait directement dans cette grande salle où l’on mangeait. Suivait une grande cuisine. Au premier étage se trouvaient les appartements des maîtres et de leurs enfants. Le maître était un gros négociant en sel et propriétaire de la tannerie à la Cour des Miracles. Au second étage se trouvaient les chambres des domestiques : la cuisinière, le cocher, la gouvernante, les deux femmes de ménage, le jardinier et ses deux apprentis. Trop lié à la noblesse ducale, puis à la noblesse française après 1766, le négociant avait été chassé à la Révolution de 1789. Ses biens avaient été confisqués et, sous l’époque napoléonienne, étaient tombés dans l’escarcelle d’un industriel. Celui-ci possédait une tuilerie et une scierie dans notre ville.
- Ah, j’aurai pu être bien riche (soupirait la mère Mohhat).
Mais, voilà, le descendant du fameux industriel avait été trop dépensier. « Mon grand-père faisait des noubas pas possibles » regrettait la mère Mohhat. Autant dire que la famille avait été ruinée ou presque. Pour ne rien arranger, les enfants s’étaient écharpés pour l’héritage. Au père de la mère Mohhat avait été donné cette demeure… en location.
- De bourgeois, on est devenu ouvrier.
- Ouvrier et fier de l’être ! (raillait le père Mohhat).
La demeure était bien trop grande pour les vieux Mohhat. A maintes reprises, ils avaient proposé à leur fille unique d’habiter là. Si la Mimie adorait ses parents, elle avait toujours refusé de s’installer chez eux. A notre maman, elle disait : « Tu comprends Oda, je veux mon indépendance. Tu sais, je gagne bien à l’Enregistrement. Et le Mimil’ a un bon salaire. On a dans l’idée d’acheter un terrain et d’y construire notre pavillon ».

 

Donc, à onze heures sonnantes, le père Mohhat entraînait sa troupe. Il suffisait de traverser la place du Marché pour atteindre le Qwâroye. La salle du café était, disons moyenne, et accueillait chaque dimanche, à cette heure, une vingtaine de personnes, en majorité des hommes. La porte du fond, toujours au large ouverte, donnait sur le patio au toit de verrière. C’est là que se défiaient les joueurs de billard.
Le père Mohhat y avait sa table si l’on peut dire. Et les dimanches où nos parents, sa fille et son gendre venaient manger, il passait la veille pour la réserver. Et attention à ceux qui contrevenaient, le patron du Qwâroye, un grand et gros malabar, se chargeait de libérer la table convoitée.
- Milou ! Mimil’ ! Un pastis ? (proposait le père Mohhat).
- Bien sûr !
- Et vous deux, vous vous tenez bien, nème ? Oda, Mimie, une grenadine ?
- Bâ non ! (protestaient-elles en pouffant).
- Bon, ça s’ra Martini. La grenadine, ça s’ra pour la piate.
Notre maman et la Mimie multipliaient leurs rires. Le père Mohhat faisait semblant de se fâcher, ce qui redoublait l’hilarité. A la plus grande joie du père Mohhat qui ne demandait que ça.
« La prochaine fois, on les invitera pas ». Le père Mohhat désignait son gendre et notre papa. C’est que les deux hommes, leurs verres à la main, avaient rejoint le billard et leurs copains. Quant à la Mikète, elle courait de la table au billard et du billard à la table. Il y avait toujours l’un ou l’autre qui l’arrêtait dans son élan, lui tapotait la tête et déversait les banalités d’usage : « T’es grande maintenant », etc., etc. Le Fofo repérait ceux qui accompagnaient leur apéro de gâteaux, se plantait à leurs pieds et n’en repartait qu’après avoir obtenu satisfaction. L’apéro avalé, le père Mohhat déclarait sur un ton solennel : « On marche pas sur une patte. On s’en reprend un ».

 

Ils rentraient à la maison vers midi et demi. Tout était prêt. Le repas restait au chaud sur un coin de la cuisinière. La table était dressée, le marmot, c’est-à-dire moi, était changé.
- Il a fait un bon caca (informa la mère Mohhat).
Et notre maman éclatait de rire. Et la Mimie suivait le mouvement.
- Rigolez pas Oda, c’est ce que vous allez manger (déclara le père Mohhat sur un ton cérémonieux. Et comme le Fofo le regardait en inclinant la tête sur la gauche) Y’en aura aussi pour toi !
- On mange pas des couilles de…, sais p’us quoi.
- Non Mikète, pas de couilles de taureau. Aujourd’hui, c’est le caca de ton frère qui est au menu.
Et notre maman et la Mimie redoublaient leur rire, s’imaginant sans doute leurs assiettes remplies à ras bord de la merde du piat.

 

Après le repas, le père Mohhat sortait « sa » mirabelle :
- Profitez-en, c’est la dernière année que j’en fais.
- Oh, papâ, t’dis ça tous les ans.
Et la Mimie s’étouffait dans un fou-rire. Notre maman embrayait sur le même registre.
- Les deux là (fit semblant de se fâcher le père Mohhat) quand elles sont ensembles, elles sont intenables. Z’aurez pas de mirabelle (décréta-t-il tout en servant leurs verres).
- Vaut mieux les voir comme ça que malates (Et la mère Mohhat mêla ses rires à ceux des jeunes).
- Vous n’êtes point malade, vous (rétorqua le père Mohhat) Oda, vous savez pourquoi la mère Mohhat est jamais malate ?
- Non….
- La mère Mohhat (reprit-il) est jamais malate pasqu’elle voit le spatz du piat Dabo.
- Oooh ! Bougre de dévergondé. C’est pas Dieu possible de dire des cochonneries comme ça !
- C’est pour ça que vous nous envoyez au Qwâroye ! Pour voir le spatz du piat.
- Manre barbouillâd ! Vous z’avez pas besoin d’moi pour aller cheûler.

 
 
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Instructif

L'école des champs

(La Prothèse // C’est la fête)

 

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Purification
La Noël
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~ Couilles de taureau
Sports d’hiver
La Voix de son Maître
L’apéro
C’est l’été

La Gazette des Fiawesdimanche 8 février 1953

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

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Ma sœur 4 ans, j'ai plus d'1 an, le Fofo 10 ans, notre maman 26 ans 1/2, notre papa 26 ans 1/2, le Mimil' 26 ans et la Mimie 25 ans, la mère Mohhat 65 ans et le père Mohhat 69 ans

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Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 18/01/2024

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