Carte Bleue

Ardennes (Les vacances)

Charles était intarissable sur toutes ces nouvelletés des années 2020 : les ordinateurs, les machines à laver électroniques, les téléviseurs… Il y avait même des vaccins contre la poliomyélite. Ça c’était rudement bien parce que cette maladie, c’était une vacherie. Une fille de l’âge de ma sœur l’avait attrapée. Sa maman avait dit à la nôtre qu’elle ne savait pas si elle pourrait remarcher. En tout cas, elle resterait handicapée toute sa vie.
Bon, les gens des années 2020 avaient leur satané Covid…

 

Et Charles avait repris l’énumération de toutes les nouvelletés de ce monde bien attrayant : les fusées, la station spatiale…
- Des gens sur la Lune, bâ alôre !
Campé à quelque distance, le serveur s’amusait de notre émerveillement. Charles en profita pour replacer sa vanne sur les Martiens. Le serveur rigola.
- J’essaie de les civiliser, mais c’est bien dur.
- Comme je vous comprends. Bon courage.
- Je me demande si je ne vais pas les envoyer à Belair, mais pas pour voir le prince.
Et Charles et le serveur se boyautèrent à nouveau. Ils se foutaient de notre fiole pour pas un rond. Encore une fois nous étions les dâbos de la farce.
- Vous avez choisi ?
- Quoi ?
- Ce que vous voulez manger. Vous êtes venus ici pour manger, non ? Et moi, je suis là pour vous apporter vos plats. Alors ?
- Un steak-frites (nous exclamâmes en cœur).
- Vous aurez une entrecôte, c’est pareil, mais bien meilleure.
- Et d’la mayonnaise ! (m’écriai-je).
- La sauce Roquefort, c’est bien meilleure. Tu verras.
- J’aime bien la mayonnaise…
Elle était bien bonne celle-là, il nous demandait ce que nous voulions manger, et après, c’était lui qui décidait. Je finis par me ranger à son avis, plutôt à l’avis général puisque ma sœur et Charles avaient choisi Roquefort.
- Et pour la cuisson : bleu, saignant, à point ?
- Sais pas… (s’interrogea ma sœur) La môman quand elle fait les steaks, c’est trop cuit. Mais le papâ, lui, le steak i saigne quand il le coupe. J’veux comme ça. Et tant pire pour les vers, nème le Dabo ?
C’est que notre maman, elle disait toujours : avec la viande saignante, t’vâs attraper des vers au frountze. Notre papa s’en fichait, lui il mangeait saignant et même, parfois, il se faisait un steak haché tout cru avec un œuf aussi cru. Nous, nous n’y avions pas droit.

 

Nous en étions à notre second apéro. C’est que Charles était comme notre papa, il levait bien le coude. Nous en étions, donc, à notre second apéro lorsque une de ces châouées s’abattit. De la pluie, nous en avions eu un peu dans la journée. Il avait juste pleuvioté. Là cela tombait fort, même très fort. Cela ne nous dérangea guère puisque nous étions sous un immense parasol qui abritait notre table et celle d’à côté. Tiens, dans ce cas, j’aurais dû écrire un immense parapluie. Le serveur se précipita et bougea le parasol. Oh, pas grand-chose, juste quelques centimètres… Sans doute pour montrer qu’il prenait soin de nous.

 

- Le géant ! (cria ma sœur) On a oublié le géant des marionnettes.
- C’est trop tard, le géant est parti dormir. On ira demain, on visitera le musée et les mécanismes qui actionnent le géant. Vers 21h, on pourra voir l’intégralité du conte. Vous verrez, c’est très intéressant.
- On ira après, à la mer, nème Charles ?
- La mer, c’est loin, très loin…
- Avec ton train qui va très très très vite, on peut y aller.
- Le TGV… Pas évident (Charles laissa planer l’incertitude. Et il rigola) Fallait y aller tout de suite à la mer.
- L’Arbre nous a pas écoutés.

 

La Légende de chez nous disait que cet arbre avait connu la Sotrée du temps où elle vivait au Beaurepaire. Cela faisait donc qu’il était âgé de plusieurs milliers d’années. La Sotrée avait été enterrée là. Dans la nuit des temps, la population du hameau allumait un grand feu, dansait autour et, ainsi, honorait leur génie. Encore plus tard, au pied de l’Arbre, le Prévôt et les bons’ômes en robe avaient prétendu que des sorcières invoquaient la Sotrée qui les guidait pour commettre leurs maléfices.
De nos jours, le vieil et immense Arbre était toujours debout. Certes les années avaient rongé son tronc, si bien qu’à la base s’était formée une sorte de grotte. Presque aussi grande qu’une petite maison. A proximité, la Tombe de la Sotrée et la Fontaine des Lépreux trônaient toujours, telles des gardiennes. Il suffisait d’entrer dans l’Arbre, de penser très fort à quelque chose et notre vœu était exhaussé. C’est ce que nous avions fait en demandant à l’Arbre de nous téléporter à la mer.
Charles faisait une drôle de tête. Les sourcils remontés ridaient son front. Plusieurs fois, ses lèvres pincées remontèrent vers son nez. Il finit par dire :
- L’arbre est très vieux, il n’a plus toutes ses branches. Quand tu lui demandes quelque chose, il se trompe. C’est pour cette raison qu’il vous a envoyé ici, à Charleville, au lieu de vous envoyer à la mer.
- Comment vâ faire ?
- De toute façon, la mer est démontée (pouffa Charles) Vous devrez ramer sur le sable et la pierraille.
- N’importe quoi !
- Je vous offrirais une belle casquette à pompon et un petit costume marin. Hissez haut !!!

 

Le serveur nous amena nos plats en nous faisant la réclame :
- Ce sont des entrecôtes bio. Les bœufs sont élevés en plein air.
Quèce qu’il racontait ce serveur. Bien sûr que les entrecôtes étaient bien « biaux » comme il disait. On voyait bien qu’elles étaient si appétissantes qu’on avait envie de les manger sur le champ. Et ses « bœufs élevés en plein air » ! Où voulait-il qu’on élève des bœufs sinon dans une pâture. L’étable, ce n’était que lorsqu’il y avait de la neige ou qu’il faisait trop froid.
Dès le départ du serveur, je poussai mon assiette vers Charles.
- Tu n’en veux pas ? (gronda-t-il).
- C’est pass’que chez nous, c’est la môman qui lui coupe la viande (intervint ma sœur).
- Ah bon, tu m’as fait peur. Et, toi, tu arrives à couper la viande ?
- J’me débrouille (fit ma sœur sur un air de supériorité).

 

Ce repas avait été succulent. En dessert, nous avions pris des Profiteroles sur les conseils du serveur. Charles en était à siroter son café. Nous, nous n’avions pas pris de café parce que comme la môman elle disait toujours : « Oh, vous ne dormiriez pas de la nuit ». Après son café, Charles ne prit pas de mirabelle en digestif. Dommage, car nous aurions bien aimé tremper un sucre dedans comme on le faisait habituellement. Avant de partir, il fallait payer l’addition. Nous nous attendions à ce que Charles sorte les drôles de billets de son portefeuille. Au lieu de cela, il en sortit une petite carte.
- C’est quoi ?
- Une Carte Bleue.
- Ta carte bleue, elle est dorée (se moqua ma sœur).
Charles ne répondit pas, il tendit sa carte au serveur qui l’introduisit dans un truc. Charles tapa sur les touches.
- Tu téléphones à qui ? (s’intéressa ma sœur).
- A personne. C’est pour payer le restau.
- Bâ, alôre ! C’est comme les billets ?
- Mieux. Je règle la note maintenant et je donnerai l’argent le mois prochain.
Ma sœur réfléchit un long moment. Son visage s’éclaira :
- Je comprends. C’est comme si tu avais demandé au monsieur de te faire crédit pass’que ta fin de mois est difficile.
- A peu près ça….
Ma sœur me fila un coup de coude :
- T’vois l’Dabo, faudrait une carte comme ça à la môman. Comme ça, elle ne demanderait p’us : je peux vous payer la semaine prochaine…

 

Ah ! Il y en avait des belles choses dans ces années 2020. La vie était bien agréable et, dans un sens, nous étions presque décidés à rester…

 
 
 

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les mots :
Voir le Dictionnaire des Mioches

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 21/10/2023

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