Comment expliquer tout cela ? Charles ne connaissait pas ces choses-là. Lui vivait en 2021. Depuis 65 ans, les choses avaient bien changé, à n’en pas douter. Le patron de notre cousin s’appelait de Wendel. Un bon patron puisqu’il avait fait construire des maisons à ses ouvriers, avait ouvert des magasins, avait fait venir des docteurs.
Un bon patron tant que ses ouvriers allaient travailler sans rechigner. Un bon patron jusqu’au moment où ses ouvriers revendiquaient. Là, il devenait la pire crapule.
- T’vois, not’ cousin, l’aime pas les Cocos, mais quand le syndicat dit c’est la grève, i fait grève.
- Pourquoi il n’aime pas les Cocos ton cousin ?
- Bâ ! (fit ma sœur comme si Charles devait connaître notre histoire) Ceux qu’on fait la guerre avec les Boches, les Cocos les ont mis dans un camp. Tambov !
- C’est où ton Tambov ?
- Oh, là-haut… Vers les Russes… R’garde ! Elle a brûlé.
Sur une espèce de pelouse, un bien grand mot pour désigner cette étendue herbeuse semée de papiers, cartons, bouteilles vides et je ne sais quoi. Une automobile calcinée se prenait pour un monument historique. Plus loin c’étaient les vitres d’un abribus qui avaient volé en éclats. Charles répondit par un « Hum, hum ». Il avait sorti son téléphone et pianotait sur son écran. Il finit par s’exclamer :
- Voilà, j’ai trouvé : Tambov est à peu près à mi-chemin entre Moscou et Volgograd. La région est l'une des moins peuplées de la Russie centrale… 100 000 Alsaciens et 30 000 Mosellans se retrouvèrent, principalement sur le front de l'Est, à combattre l'armée de Joseph Staline. Ils furent pour la plupart internés à Tambov, en Russie, en 1945… « Les Alsaciens en uniforme allemand furent concentrés dans le camp de Tambov et subirent le sort de tous les prisonniers de la Wehrmacht, avec des conditions de vie très dures, un taux de mortalité élevé et des campagnes de rééducation antifasciste. Libérée en grande majorité durant l'automne 1945, une partie des "Malgré-nous" passe pourtant plusieurs années supplémentaires en captivité. Accusés de crimes de guerre par les Soviétiques, ils se sentent trahis par la France Libre, et utilisés comme monnaie d'échange dans les négociations diplomatiques. Certains iront jusqu'à évoquer l'intervention de dirigeants communistes français afin de retarder leur retour, tant le témoignage de leur expérience ternirait l'image de l'Union soviétique. ».
- Y’a ça dans ton téléphone ?
- Bien sûr, et plein d’autre chose. Ton cousin, il a été à Tambov ?
- Bâ, non. Lui il a fait la guerre avec de Gaulle. Même que ses parents z’ont été dans un camp de concentration passqu’i s’était barré pour pas aller chez les Boches. Mais, son copain, lui l’a été soldats avec les Boches. Alors, les Cocos l’ont foutu à Tambov.
- Je comprends (fit Charles) Mais, ça n’empêche pas ton cousin de faire grève avec les Cocos.
- C’est ça. Not’ cousin, i veut pas les Cocos au gouvernement. Mais i veut bien les Cocos pour la grève. Not’ cousin, i dit comme ça : contre l’patron, on est tous pareils, qu’on soit Cocos, Gaullistes, Catholiques, Protestants. On est tous des ouvriers ! qu’i dit.