Le Verso

Ardennes (Les vacances)

C’était l’heure d’aller dormir, du moins d’en prendre le chemin. Charles nous avait annoncé qu’il avait loué une chambre dans un endroit intéressant. Nous avions bien compris qu’il nous réservait encore des surprises. La première arriva rapidement. Dans une encoignure d’immeuble, abrité de la pluie et du vent, un monsieur étalait des cartons sur le sol :
- Quèce qu’i fait avec ses cartons ?
- Il va dormir là.
- I vâ pas dans sa maison ?
- Il n’a pas de maison. Beaucoup de gens dorment dehors. Il y en a qui ont perdu leur travail, d’autres qui ont été expulsés de chez eux parce qu’ils ne pouvaient plus payer leur loyer.
Toute la journée, nous avions découvert toutes ces nouvelletés qui facilitent la vie, tous ces appareils inimaginables. Il y avait bien les problèmes du Covid. Mais, nous nous étions imaginé que la vie était belle en 2021. Le choc fut d’autant plus rude que nous croisâmes d’autres personnes qui couchaient dehors. Notamment, un vieux couple avec leur tout gentil chien.

 

Nous avions traversé Charleville, nous arrivions dans ce que nous aurions appelé les faubourgs.
- Y’a des gens qu’habitent ici ?
L’avenue était bordée par de hauts immeubles. Certains étaient tout en long sur six ou sept étages, parfois plus. On aurait dit des barres. D’autres plus étroits et souvent carrés à leur base s’élevaient vers le ciel, douze ou quinze étages. On aurait dit des tours. Nous parcourions ce que les gens de l’époque appelaient une cité. Pour nous « cité » désignait notre petite ville. On disait dans notre cité… Pour les gens des années 2020, « cité » désignait un quartier où s’entassaient des immeubles de béton, bien peu attrayants.
- J’aimerai pas habiter là ! (fit ma sœur avec une moue de dégoût) Quèce font là-haut ?
Dans une rue adjacente, deux fourgons blancs étaient arrêtés. Un groupe discutait fort. Il y en avait même un qui avait les mains en l’air, tandis qu’un autre, en uniforme, palpait son corps.
- Ce sont des CRS… (commença Charles).
- Des CRS ? (coupa ma sœur) Not’ cousin de Hayônche il dit : quand on fait grève, ils nous envoient les CRS. Et des fois, y’a de la bagarre.

 

Comment expliquer tout cela ? Charles ne connaissait pas ces choses-là. Lui vivait en 2021. Depuis 65 ans, les choses avaient bien changé, à n’en pas douter. Le patron de notre cousin s’appelait de Wendel. Un bon patron puisqu’il avait fait construire des maisons à ses ouvriers, avait ouvert des magasins, avait fait venir des docteurs.
Un bon patron tant que ses ouvriers allaient travailler sans rechigner. Un bon patron jusqu’au moment où ses ouvriers revendiquaient. Là, il devenait la pire crapule.
- T’vois, not’ cousin, l’aime pas les Cocos, mais quand le syndicat dit c’est la grève, i fait grève.
- Pourquoi il n’aime pas les Cocos ton cousin ?
- Bâ ! (fit ma sœur comme si Charles devait connaître notre histoire) Ceux qu’on fait la guerre avec les Boches, les Cocos les ont mis dans un camp. Tambov !
- C’est où ton Tambov ?
- Oh, là-haut… Vers les Russes… R’garde ! Elle a brûlé.
Sur une espèce de pelouse, un bien grand mot pour désigner cette étendue herbeuse semée de papiers, cartons, bouteilles vides et je ne sais quoi. Une automobile calcinée se prenait pour un monument historique. Plus loin c’étaient les vitres d’un abribus qui avaient volé en éclats. Charles répondit par un « Hum, hum ». Il avait sorti son téléphone et pianotait sur son écran. Il finit par s’exclamer :
- Voilà, j’ai trouvé : Tambov est à peu près à mi-chemin entre Moscou et Volgograd. La région est l'une des moins peuplées de la Russie centrale… 100 000 Alsaciens et 30 000 Mosellans se retrouvèrent, principalement sur le front de l'Est, à combattre l'armée de Joseph Staline. Ils furent pour la plupart internés à Tambov, en Russie, en 1945… « Les Alsaciens en uniforme allemand furent concentrés dans le camp de Tambov et subirent le sort de tous les prisonniers de la Wehrmacht, avec des conditions de vie très dures, un taux de mortalité élevé et des campagnes de rééducation antifasciste. Libérée en grande majorité durant l'automne 1945, une partie des "Malgré-nous" passe pourtant plusieurs années supplémentaires en captivité. Accusés de crimes de guerre par les Soviétiques, ils se sentent trahis par la France Libre, et utilisés comme monnaie d'échange dans les négociations diplomatiques. Certains iront jusqu'à évoquer l'intervention de dirigeants communistes français afin de retarder leur retour, tant le témoignage de leur expérience ternirait l'image de l'Union soviétique. ».
- Y’a ça dans ton téléphone ?
- Bien sûr, et plein d’autre chose. Ton cousin, il a été à Tambov ?
- Bâ, non. Lui il a fait la guerre avec de Gaulle. Même que ses parents z’ont été dans un camp de concentration passqu’i s’était barré pour pas aller chez les Boches. Mais, son copain, lui l’a été soldats avec les Boches. Alors, les Cocos l’ont foutu à Tambov.
- Je comprends (fit Charles) Mais, ça n’empêche pas ton cousin de faire grève avec les Cocos.
- C’est ça. Not’ cousin, i veut pas les Cocos au gouvernement. Mais i veut bien les Cocos pour la grève. Not’ cousin, i dit comme ça : contre l’patron, on est tous pareils, qu’on soit Cocos, Gaullistes, Catholiques, Protestants. On est tous des ouvriers ! qu’i dit.

 

Nous arrivions à la fin de ce que les gens des années 2020 appelaient une « cité ». Succédait une vaste zone avec des blocs de fer, de béton et de verre, avec de larges rues, avec de grands parkings. Là, on vendait des automobiles, là des meubles, là des carrelages, là des luminaires… Ici, c’était un supermarché.
Comment imaginer un supermarché ? Tiens, c’était comme si on avait entassé tous les magasins de notre petite ville dans un hangar. Tout était ordonné dans de longs rayons, sans vendeuse ni vendeur. Qui pesait les fruits et légumes ? Le client lui-même. Une balance éditait le poids et le prix sur un ticket autocollant, le client la collait sur son cornet en plastique. Boîtes de conserve de légumes, de sauce tomate, de plats préparés, il y avait même de la choucroute enfermée dans une boîte en fer. Qui découpait la viande ? C’était déjà fait, chaque morceau de viande était emballé dans des barquettes plastifiées. Pareil pour la charcuterie. Vêtements, ustensiles de ménage, quincaillerie, boulangerie… J’en passe et des meilleurs.
Charles désigna des enfilades de caddies. Le client prenait un de ces charriots, il parcourait les allées, il se servait tout seul sans que quiconque ne fournisse le moindre renseignement sur la marchandise. Il entassait ses achats dans le caddie. A la fin, il passait à la caisse. Il transférait ses courses dans sa voiture et il rentrait chez lui sans avoir dit un mot. Sauf, s’il avait croisé des connaissances. Sauf à la caissière s’il n’était pas passé par la caisse automatique. Ce n’est pas ici que notre maman pourrait couârailler avec les marchands. Assurément.

 

C’était dans cette Zone Artisanale et Commerciale que Charles nous avait dégotté une chambre. Pour ainsi dire, nous avions atteint la sortie de la ville. Haut de deux étages, l’immeuble était bien semblable à ceux qui l’entouraient, aussi austère, aussi effrayant. Sauf qu’en façade, des coursives accédaient à des sortes de logements. Un bien grand mot pour une petite pièce et une minuscule salle de bains. Voyant les lits superposés, je m’écriai :
- J’dors en haut !
- Si tombes pas, j’suis d’accord. Nème Charles, il faut…
Elle se retourna. Mince, alors ! Plus de Charles. Charles avait disparu, tout bonnement évaporé. Comme en montant l’escalier, il avait salué et même discuté avec plusieurs personnes, on le retrouverait en train de jacasser.

 
 
 
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Avant de nous coucher, nous passâmes en revue notre journée. Nous tombâmes d’accord. Charles nous était apparu comme par magie devant le mur où était écris le poème de Rimbaud. Charles avait, tout autant par magie, disparu après nous avoir amené à l’hôtel. Il n’y avait pas à tortiller du cul pour chier droit dans une bouteille, comme disait notre maman, le Sotré avait pris l’apparence de Charles pour nous guider dans Charleville. Et nous, comme des cons, nous étions obnubilés par la mer au lieu au lieu de profiter plus amplement de cette ville. Sûr, demain, on écouterait mieux Charles…

 
 
 

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus :
Voir le Dictionnaire des Mioches

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 21/10/2023

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