Rue du Graoully

La Suisse des Morts (Le Sotré)

 
 

Arriva le dimanche ensoleillé de la Saint-Jean, branle-bas de combat dès notre réveil. Même le Fofo serait de la partie. La pauvre tante Agathe nous regarda partir : « Allez vâ Oda, j’âs plus mes jambes de vint’ ans. J’préfère rester. Amusez-vous bien ».
Les satanés pavés du trottoir faisaient rebondir ma poussette au point d’en rougir mon arrière-train. Du moins, je me l’imaginais. En fait, ces pavés n’étaient que de vulgaires pierres alignées les unes derrière les autres. Du haut de la Sous-préfecture, notre mémère guettait : « Allez en avant, le pépère est pas prêt ». J’eus l'impression de glisser sur les pavés rectilignes de l’esplanade du Monument aux morts. Un peu de répit pour mes fesses. Bien confortables, les plaques en béton de la rue suivante s’ajustaient à merveille. Devant chez le Guézète, nous croisâmes nos cousins qui allaient à la grand-messe. Ils nous rejoindraient plus tard.
Notre papa décréta une pause devant le commerce du Jano. Disons qu’il bavait devant les bicyclettes en vitrine :
- Un jour, je m’en offrirais une. Oda, r’garde celle-là.
- Elle est bien belle, mais chère. C’est pas demain la veille…
Une grosse voix nous interpella depuis l'immeuble vis-à-vis :
- J’allais juste vous chercher ! (cria le nônon Popaul de sa fenêtre).
- T’inquiètes, on est des sportifs (rigola notre papa).
- Bon, à tout à l’heure.
- N’en rajoute pas un !
- Aucun risque ! (rigola de plus belle le nônon).

 

Du magasin du Jano à la maison Bouyon, ça construisait. Et après la maison Bouyon jusqu’à l’ancienne forge, ça construisait. En face, même tableau. La rue était toute chamboulée. Et les trottoirs quasi inexistants. De quoi encore maltraiter mes fesses. Nous venions de dépasser la maison Bouyon d’une quinzaine de mètres. Le Guézète mitraillait à tout va. Il braqua l’objectif dans notre direction.
- Ah, non ! (s’écria notre maman) T’vâs pas nous mettre dans le journal.
- T’inquiètes Oda, c’est pour mes archives (rigola le Guézète) Je parie que vous allez festoyer chez la mémère.
- Chez la mémère Maria (précisa ma sœur alors que personne ne lui demandait son avis).
- Depuis toujours la mémère fait le repas d'la Saint-Jean (répondit notre maman).
- Les traditions, c’est sacré. Et toi Milou, coment qu’c’est ? Toujours à Nânci ?
Le couârail était lancé. Principal sujet : cette accablante chaleur qui régnait depuis une huitaine de jours. Le thermomètre dépassait les 30° et poussait même des pointes à 36°. Les nuits, il se maintenait au-dessus des 20°.
- C’est un peu trop (se plaignit notre papa) Surtout la nuit.
- C’était pire en début de semaine. Ça nous rappelle le Sud, nème Oda ?
- J’aimais la chaleur (approuva notre maman) Et voir ce ciel tout bleu…

 

Le Guézète était là un peu par hasard. C’est en revenant d’un reportage que l’idée de prendre la rue en photo l’avait toqué.
- Qu’est-ce t’as fait dans la côte de Delme ? (demanda notre papa).
Une automobile luxembourgeoise avait dérapé dans la descente.
- J’ai toujours peur dans ce virage (frissonna notre maman) Même dans la montée.
- Tu parles, une épingle à cheveux. Encore plus serrée que celle du dessus.
- Et cachée par le pont du chemin de fer. Quand t’connais pas (compléta notre papa).
Seule la passagère avait été légèrement blessée. Mais l’automobile était bonne pour la casse. Chaque année, il y avait une dizaine d’accidents à cet endroit. Des blessés, parfois graves. Et, même des morts, plus rarement. Bon, les morts, nous ne comprenions pas trop ce que cela voulait dire. Mais les blessés, ça oui. Pas plus tard qu’avant hier, ma sœur s’était coupé un doigt avec un couteau. Lorsque je dis « couper », j’exagère. Elle avait juste une petite entaille, mais ça saignait bien et elle gueûlait bien fort. Notre maman lui avait même fait un beau pansement avec une bande.
Plusieurs conducteurs accidentés avaient prétendu qu’un animal avait surgit de derrière le talus de la voie ferrée. Certains avançaient qu’il s’agissait d’un cerf, d’une biche ou d’un chevreuil. Mais, d’autres affirmaient que c’était un chien-loup, voire un loup. Les plus précis disaient que son pelage était gris… Brusquement nous réalisâmes. Not’ Sotré était un esprit invisible et qui pourtant faisait des plaisanteries. Voilà le fin mot de l’histoire : cet esprit pouvait se matérialiser en animal. Ma sœur exulta :
- C’est not’ Sotré ! (…) Si ! C’est not’ Sotré ! (Ma sœur se fâchait devant l’hilarité moqueuse des grandes personnes) Not’ Sotré est devenu le Grilou pour faire peur.
- Tu m’en diras tant (rigola notre maman).
- Pour de sûr la Mikète, c’est le Sotré qu’a fait des bêtises (renchérit le Guézète sur le même ton).
Il ne fallait pas chercher midi à quatorze heures. Tantôt, not’ Sotré prenait l’apparence d’un cervidé, tantôt, l’apparence d’un loup gris. D’ailleurs, la Bianche-tète avait évoqué un loup gris, plutôt le Grilou, dans ses histoires sur notre ancien temps.

 

- Qu’est-ce te prends en photo comme ça ? (s’intéressa notre papa).
- Notre nouveau quartier, tout neuf. Regarde comment ça va être beau.
- Tous les bâtiments se ressemblent (grimaça notre maman).
- C’est un architecte de Paris, Mr Bureau (répondit notre papa pour montrer qu’il était au fait de l’actualité).
- J’aimerais pas habiter là.
Le chat noir avec son médaillon de poils blancs au cou était assis sur l’appui d’une fenêtre du premier bâtiment. Exactement, à la cinquième fenêtre du premier étage. Il miaula comme s’il répondait à notre maman. Je dirais plutôt que son miaulement ressemblait à un ricanement. Mais, personne n’y fit attention.
- T’rappelles Oda quand on est rentré d’exil ?
Notre maman et le Guézète n’y reconnaissaient plus rien comme ils disaient. A l’époque, mis à part les extrémités et la fameuse maison Bouyon, la rue n’était qu’un tas de ruines suite aux bombardements de novembre 1944. C’était comme si le Graoully, avec son puissant souffle de feu s’était acharné pour détruire le quartier. C’est pour cette raison que j’appelle cette rue, la rue du Graoully. Aujourd’hui s’élevaient des enfilades d’immeubles de un étage. Des commerces allaient s’ouvrir : une boulangerie-alimentation (celle de la copine de notre maman), une pâtisserie (celle d’un cousin de notre nonôn Popaul), un magasin de modes (celui de la dame d’un marchand de bestiaux), un photographe (une annexe du photographe de Morhange. Celui qui venait tous les jeudis au marché), un vendeur d’électroménager (encore une copine de notre maman). La Perception et une étude d’huissier de justice s’installeraient où s’élevait autrefois l’hôtel de la Couronne. Même un cinéma était prévu en face de chez la mémère Maria. Dans le triangle formé par les rues, allaient être aménagés deux squares. Avec des pelouses, des massifs de fleurs, des buissons, des chemins, des bancs. Un terrain de jeux pour enfants avec des bacs à sable sur une terrasse. En dessous, des garages et un beau bassin avec ses poissons et son jet d’eau. Un bel escalier en béton accéderait à la terrasse… Le Guézète était intarissable :
- Sûr, l’Oda. Ça va être superbe !
Notre papa hocha la tête en signe d’assentiment. Notre maman faisait la moue :
- Les trottoirs, c’est en option ?
- Ça va v’nir, Oda.
Nous rejoignirent le nônon Popaul, la tâta Nénète et leurs deux filles. Ce qui relança le couârail. C’est qu’avec son travail à la Reconstruction, le nônon avait des choses à raconter, à préciser.

 

Bien un quart d’heure plus tard, nous reprîmes la marche. Enfin, moi j’étais toujours tâné dans ma poussette. Notre cousin de Hayônche fumait sa cigarette au coin de la rue. Des pincements de joue saluèrent notre arrivée. Je me sentis obligé de répondre par un sourire. Les Hayônche étaient arrivés de la veille. Pour leurs vacances, ils logeaient chez la mémère Maria et la tante Luluce. Très certainement, ils m’avaient réservé quelques cadeaux. Ce fut le cas : des… habits.
Ah, les Hayônche ! Figures-toi qu’ils avaient été les complices de cette infamie qu’avait été ma purification. Cette satanée séance où le bon’ôme en robe me trempa d’eau froide. Encore pire, ils avaient arrosé celui-là même qui m’avait martyrisé. En plus de la traditionnelle bonbonnière, ils lui avaient refilé de l’argent.
Depuis, et bien que je ne sache pas encore parler, je devais les appeler parrain et marraine. D’après ce que j’ai compris, ce serait eux qui se substitueraient à mes parents en cas de malheur. Très bien ce truc. Mais, dans la plupart des cas, à quoi pouvaient-ils servir ? Simple, ils offraient des cadeaux à leur filleul. C’est-y pas une fin bonne idée, çà ? Faut avouer qu’à l’âge où on me porta sur les fonds baptismaux, me faire des cadeaux aurait été une pure folie. Aussi, mes parrain et marraine m’offrirent-ils une chaîne en or et une croix aussi en or… Des ustensiles pour refouler not’ Sotré !

 

Cette satanée séance où le bon’ôme en robe me trempa d’eau froide...

Ma naissance

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La suite

La Licorne

Un bien étrange cortège...

(Le Sotré)

Depuis toujours la mémère fait le repas de la Saint-Jean...

La Saint-Jean

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La Bianche-tète
A la moulinette
~ Rue du Graoully
~ La Licorne
~ Coups de dents
~ En Suisse
~ La Grotte
~ Sorti du feu

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur dépasse ses 3 ans, j'ai 9 mois,le Fofo 9 ans, la tante Agathe 85 ans, notre maman 26 ans, notre papa 26 ans, Guézète 29 ans, le nonôn Popaul 36 ans et la taâ Nénète 29 ans
not’ Sotré, la Bianche-tète et son chat noir

En savoir plus sur les lieux, sur les mots, sur les événements :
Voir le Notre Petit Dictionnaire

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 04/01/2024

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