La Licorne

La Suisse des Morts (suite) - (Le Sotré)

 
 

Moôn ! Faut que je te raconte. C’était un soir de novembre, notre maman était bien chagrinée. Sa mémère Maria venait de partir pour je ne sais où. Une réunion avait eu lieu dans la maison où elle avait vécu avec sa fille Luluce depuis leur retour d'exil. Là, où pas plus tard qu’en juillet dernier, toute la famille avait célébré la Saint-Jean. Cette réunion était secrète puisqu’on ne nous y avait pas conviés. Je veux parler du Fofo, de notre papa, de ma sœur et de moi-même.
Cette longue soirée avait éprouvée notre maman. Nuit et brouillard s’étaient installés lorsqu’elle remonta chez nous. Je dis « remonta » parce que notre rue est en hauteur par rapport à celle où habite la mémère Maria. Elle poussa la porte… Actionna le bouton interrupteur… L’ampoule éparpilla sa lumière blafarde. Le fond du couloir restait dans la pénombre. Là ! A la limite de la lumière… Là !
Notre maman cria. Notre maman courut, tourna l’angle droit, manqua de rater la première marche, cavala dans l’escalier. La porte claqua contre la cloison… Le Fofo se leva d’un bond et écarquilla, autant que nous, de gros yeux effarés.
- Qu’est-ce t’arrives ? (s’affola notre papa).
- J’ai vu la mémère Maria dans l’couloir.
- Oh, toi (souffla-t-il) Vaut mieux que t’ailles plus veiller.
- Te sais bien, j’ai peur des morts.
Sur le coup, nous n’avions pas réalisé. Cette apparition de la mémère Maria pouvait bien être la manifestation de… Jusque là, personne n’avait entendu la tante brailler son inquiétude. Notre papa rouvrit la porte et, du haut de l’escalier, mentit :
- C’est rien tante Agathe, c’est l’Oda qu’a raté une marche.
- Elle a pas d’mal, au moins ?
- Vous inquiétez pas tante Agathe, c’est juste sa tête qu’est chamboulée.
Et il rigola un bon coup pour complètement la rassurer.

 

Deux ou trois jours passés la funeste veillée, notre papa avait pris congé. Ce matin-là, notre maman nous bouscula contrairement à son habitude. Elle nous laissa à peine saluer Fanny et nous embarqua vers le petit déjeuner. Nos parents s’étaient habillés en noir, ils nous confièrent tous les trois, le Fofo, ma sœur et moi, à la tante Agathe.
La pièce qu’occupait la tante était relativement grande. Un large lit, une belle armoire, une petite table accompagnée par trois chaises. La tante tirait les chaises vers la fenêtre. Elle s’installait sur l’une, moi sur ses genoux, tandis que ma sœur et le Fofo grimpaient sur les autres chaises. Ainsi nous profitions de la rare animation de la rue. Selon la température extérieure, la fenêtre était ouverte ou pas. Aujourd’hui, il faisait bien froid.
Peut-être deux heures que nous étions à la fenêtre, les cloches carillonnèrent lugubrement. Le Fofo s’éveilla, se leva, les oreilles dressées. Les pattes de derrière sur la chaise, celles de devant sur l’appui de la fenêtre. Fanny et la Catinète s’étaient installées sur le bord de la chaussée, juste en face. Elles discutaient d’un air grave. Fanny cria quelque chose. La tante ouvrit la fenêtre. Brrr, un de ces froids s’engouffra. Fanny répéta :
- Les Mioches ça va ?
La tante Agathe lui répondit un :
- Ils ne se rendent pas compte.
- Ça vaut mieux, les pauvres.
La tante referma aussitôt la fenêtre. Dans un couinement de frein arriva le Fanfan. Il gara son vélo contre sa maison et rejoignit sa femme et la Catinète. Le Fofo tourna la tête sur la gauche. Fanny, le Fanfan et la Catinète regardaient dans la même direction. Un drôle de bruit tintait sur les pavés. Un homme habillé de noir avec un surprenant chapeau surmonté d’un plumet aussi noir menait un cortège :
- C’est le suisse (commenta ma sœur pour étaler sa science) Hein, tante Agathe, c’est vrai ? (Elle confirma d’un hochement de tête) M’sieû Wèrdin, celui qui prend les sous au marché. Nème, tante Agathe ?
« Le placier du marché » approuva-t-elle. Suivaient trois gamins en robe noire, « Les enfants de chœur » poursuivit ma sœur. Un brandissait une croix, un autre portait « Le Truc qui chmèke »…
- L’encensoir (précisa la tante) Mais chmèker, c’est aimer. Tu aurais dû dire : je chmècke pas le truc qui pue.
Le troisième enfant de chœur portait : « La Gling’-gling’ »… « La clochette » rectifia la tante. Venait ensuite le bon’ôme en robe, cette fois habillé en violet, un livre à la main. Moôn ! Mikète, la Licorne.
- Elle est belle avec sa corne toute noire (approuva ma sœur).
Pour l’occasion, deux autres voisins avaient rejoint Fanny, le Fanfan, et la Catinète. Ils firent un signe de croix, le Fanfan enleva son képi et son voisin son béret.

 

Le pelage de la Licorne était tout noir et paré d’un tissu aussi noir décoré de liserés argentés. Elle tirait une sorte de carrosse. Nous parvenaient un mélange de sabots martelant les pavés et de roues crissant sur la pierre. Elle est vraiment belle ! m’extasiai-je en ouvrant la bouche comme si j’allais gober une mouche. Le Fofo m’envoya une œillade et clapit en secouant la tête. On aurait presque crû entendre un lapin.
- Quèce dit l’Dabo ? (demanda la tante en donnant un coup de menton dans ma direction).
- La Licorne est bien belle (traduit ma sœur).
- Oui… elle est belle… Mais, c’est une jument avec un plumet noir sur la tête (corrigea la tante en branlant du chef).
Bon, c’est vrai, une licorne porte sa corne sur le front, alors que notre Licorne portait sa corne, pardon son plumet, sur le haut de sa tête. Allez vâ, nous n’étions pas à un détail prêt. Au passage du carrosse, la tante fit un signe de croix :
- Vot' mémère Maria.
- Ousque ? (s’excita ma sœur).
Tout ce que nous voyions dans le carrosse, c’était une longue caisse en bois. Et des fleurs, de bien belles et grosses fleurs. Et des fleurs en gerbes. Et des fleurs en couronnes. Derrière glissaient des fantômes…
- Vot' môman là… Vot' mémère… Vot' tâta…
La tante énuméra plusieurs personnes de notre famille. Nous étions censés les reconnaître… Tout ce que nous voyons, c’étaient des silhouettes emballées de grands voiles noirs. Par contre, on reconnut les hommes. Les mains croisées, les yeux rivés au sol. Notre papa, notre pépère avec son beau chapeau, le nônon Popaul, nos cousins… Suivait tout un cortège. Presque tout le monde était habillé en noir. Ne parvenait que le bruit des semelles sur les pavés.
- Va ousque, la mémère Maria (finit par demander ma sœur).
Elle restait muette. Ma sœur répéta sa question et la tante bafouilla une réponse du genre : « Là-haut » sans en dire plus. On emploie souvent là-haut à la place de « là-bas » ou de « plus loin ». Mais, là, la tante désignait plus haut dans la rue…

 
 

La suite

Coups de dents

Du rififi chez la mémère

(Le Sotré)



 

La Bianche-tète
A la moulinette
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~ Sorti du feu

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur dépasse ses 3 ans 1/2, j'ai 1 an, le Fofo 9 ans, le Fofo 9 ans, la tante Agathe 85 ans, notre maman 26 ans 1/2, notre papa 26 ans, la mémère Maria est décédée à l'âge de 83 ans, le Fanfan 42 ans et Fanny 39 ans, la Catinète 18 ans

En savoir plus sur les lieux, sur les mots, sur les événements :
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Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 27/10/2023

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