Sorti du feu

(Le Sotré)

 
 
 

J’avais facilement digéré l’intervention du Fanfan. Avec ma sœur et le Fofo, on en riait en mimant la scène. Par contre, la visite de la cave de la mère Kélère, sous la conduite du Claudi, restait comme une gerçure. Ma sœur, elle, criait sur tous les toits qu’elle avait délogé le Sotré.
Quelques jours passèrent, j’en avais presque oublié le Sotré. « C’est l’heure… ». Je me réveillai d’un bond. Je me mis à brailler. Sans savoir ce qu’il se passait, ma sœur brailla encore plus fort. Cris et pleurs redoublèrent. Le Sotré m’empoigna. Au secours ! Les paupières écrasées, les poings serrés, je me raidis. Le Sotré me pressa contre lui. Il… m’embrassa, puis me posa. Le plancher trépida tandis que la langue du Fofo me raclait le visage. D’un revers de coude, j’éloignais l’intrus. Celui-ci s’élança vers ma sœur. Notre maman nous poussa : « Filez à la cuisine ! Vous allez attraper la mort ».
Juste au moment où elle ouvrait les volets, le facteur montait la rue :
- Quesqu’y fait froid !
- C’est descendu à -17 cette nuit (répondit le facteur) Et maintenant, -9.
Autant la mi-janvier avait été douce, autant début février était glacial. Notre maman n’avait guère envie de prolonger la discussion. Ainsi qu’il le faisait à chaque fois, le facteur donna le courrier à la tante Agathe. Elle, non plus, ne s’éternisa pas.

 

Le froid avait transformé la condensation intérieure en de jolies décorations sur les vitres de la fenêtre. Un tour sur mon pot ; un tour sur le seau hygiénique pour ma sœur. Hopla, à table. Notre maman me plaça sur une chaise ; ma sœur se hissa sur la chaise voisine. Café au lait et tartines arrivèrent dans la foulée. « Aujourd’hui, pas de lavage » décréta notre maman. Je jetai un coup d’œil à la pierre à eau et à son satané robinet. Nous avions très rapidement appris à l’aimer et à le détester. A l’aimer pour la bonne eau qu’il déversait. A le détester pour la froideur de son eau l’hiver. Surtout, les fois où notre maman n’avait pas envie de la chauffer. Et je ne parle pas des fois où la pression n’était pas assez forte et que ce satané robinet ne consentait qu’à nous livrer un mince filet. Finalement, le gel n’avait pas que des désagréments. Nous échappions à la corvée du lavage.
Je fus tiré de ma rêverie par des grognements. Je ne saurais expliquer pour quelle raison, notre maman s’évertuait à ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Tout simplement, pas possible. Pourtant, elle était en bois. C’est que cette fenêtre n’était pas protégée par des volets. Elle n’avait que ça en tête : ouvrir cette maudite fenêtre malgré le gel qui la collait. « Nous v’là bien » gémit-elle. Elle avait plus d’un tour dans son sac, penses voir. Elle sortit son fer à repasser, le brancha… « Vinrats ! Va pas me narguer longtemps ». Nous la regardâmes, ahuris, repasser la fenêtre. Je peux te dire que notre maman était géniale. La fenêtre s’ouvrit.
En ces périodes de grands froids, ce fer était notre appareil ménager fétiche. Avant de nous coucher, notre maman réchauffait nos lits en les… repassant. Ainsi, draps et matelas devenaient accueillants. Ce fer lui avait été offert pour son mariage par ses anciens collègues, les employés de l’Enregistrement. Pour sûr, ils ne s’imaginaient pas à quel point leur cadeau deviendrait une arme dans notre lutte contre le froid.
Au fait pourquoi s’était-elle évertuée à ouvrir cette maudite fenêtre ? Nous n’en savions rien. Elle l’avait ouverte… Poussé un « Ah ! » de satisfaction. Et immédiatement refermée.

 

Notre maman disposait d’une belle cuisinière noire et haute sur pattes. Elle nous venait des « réfugiés » comme elle disait. Autrement dit, les autorités françaises avaient distribué divers meubles et autres à ceux qui avaient tout perdu en 1940 et étaient partis en exil jusqu’en 1945. Haute sur pattes et bonne à tout faire. A la fois, notre cuisinière cuisait nos repas, chauffait l’eau pour le débarbouillage et... chauffait le logement. Tout un programme. Evidemment, cette nouvelleté qu’avaient récemment acquis nos parents bénéficiait de ses talents. C’est qu’ils étaient bien fiers de leur cafetière à l’italienne. Bref… Durant cette période glaciale, la cuisinière ronflait tant qu’elle pouvait. Mais, elle s’éreintait sans parvenir à de véritables succès. Seul le Fofo profitait de sa chaleur bienfaisante, entre les quatre pattes noires.
Le petit-déjeuner avalé, notre maman installa nos chaises face à la belle cuisinière. Pas dedans, hein ! Un petit sourire narquois égayait son visage. Nous attendions bouche bée. Elle n’avait pas l’intention de nous décevoir. Le grand tisonnier brandi vers le ciel : « A l’attaque ! » lança-t-elle sur un ton guerrier.
Dirigé sur la partie supérieure de la cuisinière, le bout pointu farfouilla l’espèce de couvercle, s’infiltra dans le petit orifice. Un bruit de ferraille l’accompagna. Elle soulevait le couvercle. Le tintement sec indiqua qu’elle l’avait déposé sur le côté. Elle ne comptait pas en rester là. Méthodiquement, le grand tisonnier dépeçait le dessus de la cuisinière. De plus en plus grandes, trois couronnes en fer furent extirpées. Une lueur rouge s’échappa. L’œuvre accomplie, elle enfourna des morceaux de bûches. La lueur s’évanouit. Sans même refermer le dessus, notre maman ouvrit la petite trappe en façade. Elle secoua énergiquement la grille. Et encore. Et encore...
« Moôn ! » s’ébahit ma sœur. Des étincelles jaillissaient. Un feu d’artifices. Enfin, presque. Je riais en tapant dans les mains. Recroquevillé entre les pattes de la cuisinière, le Fofo ronflait comme un bienheureux. Des flammes voletaient au-dessus. Un peu de fumée enrichissait cette féérique ambiance.

 

Bang ! Notre maman cria, recula promptement... Le Fofo bondit en couinant... Je me mis à brailler. Ma sœur encore plus fort. Notre maman se précipita sur le Fofo en tapant son dos...

 

Le calme revint.
- Mon pauv’ Fofo. Un peu plus t’allais griller.
Ce n’était qu’une détonation provoquée par le feu. Un fragment de bois enflammé s’était évadé de la petite trappe. Ledit fragment avait rebondi contre la jupe de notre maman et fini sa course sur le dos du Fofo. Nous n’accordâmes guère de crédit à cette version. Ma sœur dit sans ménagement :
- Le Sotré a sorti du feu !
Le « Sotré » attaque not’ « Fofo » ! m’écriai-je.
- … Sotré… Fofo… ton vocabulaire s’enrichit (ricana notre maman).
Sûr, le Sotré hantait la maison. Nous l’avions délogé de la cave de la mère Kélère l’autre jour. Maintenant, il venait se venger. Ainsi que nous l’avait prédit le père Choumake. Notre maman referma la trappe en façade. Elle saisit le seau à charbon. Dans un roulement sourd, le charbon s’engouffra. Deux briquettes par-dessus et tout fut refermé. Bois et charbon grondaient. « Un bon feu » admira-t-elle. Un voile de fumée voletait dans la cuisine. Alors, elle ouvrit sa maudite fenêtre… sans effort. Ça pense à tout les mamans.
Sûr, le Sotré était sorti du feu. Le Sotré hantait la maison, nous venions d’en avoir la preuve. Notre maman transvasa le contenu de mon pot dans le seau hygiénique. Le seau à la main : « Soyez sages ! ». Et, elle descendit le vider. Au fond de la cour, de l’autre côté du hangar, tout contre le mur d’enceinte, il y avait le « trou ». Un cabanon rustique l’abritait. Notre papa avait refait à neuf le siège en bois, une sorte de caisse percée. Et, pourtant, la baraque au fond de la cour n’avait la cote que pour accueillir le contenu du seau. Même notre papa avait renoncé à y aller, surtout l’hiver. Le temps qu’elle vide son seau, qu’elle le ramène au pied de l’escalier ; qu’elle aille chercher le seau de la tante Agathe. Et le temps qu’elle recharge le fourneau de la tante. Notre maman en avait pour un bon moment.

 

Le Fofo s’était étalé à sa place favorite, sous la cuisinière. Par moments, son corps était secoué de spasmes…
- R’garde ! (dit ma sœur) Le Sotré est entré dans notre pauv’ Fofo.
Un nouveau tressaillement le secoua. J’vois.
- Faut que l’Sotré décarre !
Comment ? Ma sœur prit un morceau de bûche et le posa sur la cuisinière. Elle approcha une chaise, s’empara du grand tisonnier et grimpa. Qu’est-ce te fais ? m’inquiétai-je. Ses yeux pétillaient. Pour un peu, je croirais que le Sotré s’était introduit dans son corps : « Faut r’mettre le Sotré dans l’feu ! ». Ma sœur fit ce que notre maman faisait chaque matin. Le grand tisonnier dépeçait le dessus de la cuisinière. Le bout pointu souleva le couvercle rond. Voulant le déposer sur le côté… Le couvercle frôla ma tête, atterrit tapageusement sur le carrelage et réveilla en sursaut le Fofo. Ça, elle n’avait pas le métier de notre maman. Non sans mal, les trois couronnes en fer furent soulevées.
Bientôt, les flammes dansèrent. Ma sœur saisit le morceau de bûche, le plongea dans le trou. Léché par les flammes, le morceau ne tarda pas à s’enflammer. Nous criâmes victoire. Au pied de la cuisinière, j’applaudissais frénétiquement. Craignant un nouvel objet volant, le Fofo se tenait debout derrière moi, prêt à décamper. Le tison fumant à la main, ma sœur dégringola de la chaise. Courut en hurlant :
- Sors d’là, vinrats de Sotré. Laisse tranquille not’ Fofo !
Pris de panique, le Sotré s’élança à travers la cuisine. Le buffet cogna son museau. Vite sous la table. Peine perdue, nous le rattrapâmes. Le Sotré détala, bouscula le balai qui traînait. La porte de la chambre était fermée. Celle de l’escalier pareil. Le Sotré était pris au piège. Hopla, le placard. Le Sotré racla dans l’entrebâillement. Peine perdue. Nous ouvrîmes la porte en grand. Le tison fumant s’agita devant ses yeux globuleux. D’un bond, le Sotré culbuta ma sœur. Mais, j’étais là. Je me jetai dessus, le plaquai au sol. Coincé contre le carrelage, le Sotré peinait à respirer. Ma sœur accourut, leva le tison au-dessus de sa tête. C’en était fini du Sotré…

 

La porte de l’escalier s’ouvrit d’un trait. Des hurlements retentirent. Deux claquements secs résonnèrent, chacun la sienne, et de nouveaux cris :
- Z’êtes complètement cinglés !
- On chasse l’Sotré !
Une nouvelle décoration colora la joue de ma sœur et lui ferma le bec, tandis que je meuglai à n’en plus finir. J’en eu droit aussi à une, pas de jaloux.
- Que j’vous retrouve plus en train de martyriser l’Fofo ! Attendez-voir votre père. Faire ça à ce pauv’ chien, z’avez rien de bon en tête !
- L’Sotré était entré…
- T’me fais chier avec ton Sotré. Ferme-là ou t’en reprends une.
- Faisait comme ça... (Ma sœur mima les tremblements).
- Imbécile, c’est pass’qu’il rêvait. Le Sotré existe pas, fourre-toi bien ça dans ta cabeûche !

 
 

La suite

Les toiles

Une défense contre
le Sotré ravagée

(Le Sotré)

 

La Bianche-tète
A la moulinette
~ La Suisse des Morts
La Grotte
~ Sorti du feu
~ Les toiles
~ Au feu !

La Gazette des Fiaweslundi 1er février 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur presque 5 ans, j'ai plus de 2 ans, le Fofo 11 ans, la tante Agathe 86 ans, notre maman 27 ans 1/2, notre papa 27 ans 1/2, la mère Kélère, le Fanfan 43 ans, le père Choumake 81 ans, le facteur 38 ans,
le Sotré

En savoir plus sur les lieux, sur les mots :
Voir le Notre Petit Dictionnaire

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 08/04/2024

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