Les toiles

Sorti du feu (suite) - (Le Sotré)

 
 
 

Le calme était revenu. C’était décidé, notre maman s’était mise dans l’idée de faire son ménage en grand. Tout d’abord, elle passa le balai. Puis, le torchon de plancher entra dans la danse et nous dérangea dans nos jeux. Bien évidemment, ma sœur s’était accaparé sa belle poupée Nicole. Surtout que la tante Luluce avait confectionné de nouveaux vêtements : un chemisier, une jupe et deux robes. C’est que la tante Luluce était couturière. Et que la mémère avait tricoté un beau pull.
Quant à moi, j’avais hérité du baigneur Jean, « j’te prête, le casse pas ! ». Ça, il était bien moins beau et même pas articulé. Pourtant, le baigneur Jean avait une valeur inestimable. Le Saint-Nicolas l’avait offert à notre maman chez la mémère Maria alors qu’elle avait six ans. Arriva l’exil de novembre 1940, notre maman partit pour la Dordogne… en abandonnant le baigneur Jean. Avec 30 kg de bagages autorisés par les Nazis, il n’y avait pas de place pour les jouets.
Notre grande tante de Hayônche, elle, était restée en Lorraine devenue allemande. Vers 1942, elle vint dans notre petite ville, histoire de voir qui étaient restés, ce qui avait changé. Elle retrouva peu de connaissances puisque 97% de la population avaient été expulsée. Une de ses copines et ses parents exploitaient toujours leur ferme, c’est chez eux qu’elle séjourna. Elle ne savait pas à l’époque, que cette famille, que l’on traitera de « Boches » lors du retour d’exil, faisait passer la frontière toute proche aux prisonniers évadés, Français ou autres, au nez et à la barbe des Nazis.

 

La maison de sa mère, celle du nônon Auguste, etc., étaient occupées par des étrangers venus d’Allemagne. Beaucoup avaient quitté leur lointaine Silésie. Par contre, le logement de sa sœur, autrement dit notre mémère (à la Sous-préfecture), était occupé par un vieux couple, les Fahrrad. Avant la guerre, ils vendaient des vélos. Ils vivaient dans les meubles de nos grands-parents, dormaient dans leur lit, mangeaient dans leurs assiettes. Bon, ces braves gens n’étaient pas mauvais pour un sou. Ils voulaient seulement rester dans la ville où ils étaient nés, dans la ville où ils avaient toujours vécu quitte à reprendre la nationalité allemande.
Pour la petite histoire, les Fahrrad avaient un gros, mais très gros chat. Gentil comme tout, il se laissait câliner et appréciait les caresses. Il s’agit de ce fameux chat que des Américains baptiseraient Big Cat. Lors du passage de notre grande tante, le gros chat n’avait pas encore été abandonné lorsque ses maîtres seraient déplacés à une vingtaine de kilomètres au Nord, lors de l’avancée des Alliés, ni subit la déferlante démoniaque des Nazis qui saccageraient tout ce qu’ils pourraient avant de fuir devant les Américains.
N’ayant pas d’enfant en bas-âge, ni de petits-enfants, les Fahrrad avaient, pourtant, pris soin du baigneur Jean. Ils le confièrent à notre grande tante. Ainsi, à son retour d’exil en 1945, notre maman retrouva son baigneur Jean. Elle versa une larme en souvenir des jours anciens. Mais, penses-voir, à vingt ans, on n’a plus l’âge, ni l’envie de jouer à la poupée. Et, pourtant, elle conserva précieusement le baigneur Jean. Quelques années plus tard, elle le transmit à ma sœur.
- J’arrive pas !
La Mikète m’arracha presque des mains baigneur et gilet. « T’es nul ! » grogna-t-elle en enfilant aussi sec le gilet au baigneur .

 
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Notre maman se démenait à faire son ménage en grand. Enfin :
- J’en ai marre de cette poussière !
- Le Sotré jette la poussière sur les meubles pour t’embêter.
Notre maman haussa les épaules et continua son ménage. Ma parole elle revenait de Pontoise pour ignorer cela ! La chasse aux toiles d’araignées mit ma sœur en rogne et déclencha une mémorable colère : « Va arriver malheur ! Va arriver malheur ! ». Vois-tu, les toiles d’araignées protègent les maisons des manigances du Sotré. Et ma sœur donnait de la voix en espérant arrêter cette infamie : « Va arriver malheur ! L’Sotré va encore faire du mal à not’ Fofo ! ».
En vain… La maman nettoya si bien le logement qu’il n’en resta plus une seule. Ma sœur avait son regard maussade, elle était prête à exploser. Cette fois, elle ne simulait pas : « Va arriver malheur ! ». La maman levait déjà la main...

 

L’ouverture inopinée de la porte sauva ma sœur de la gifle. C’était notre mémère :
- Qu’est-ce s’passe, donc’ ? On vous entend depuis la rue.
- Elle m’enquiquine avec ses histouères de Sotré !
- Oda ! (protesta notre mémère).
- Et c’matin ! Ces deux-là qui voulaient mettre l’feu à notre pauv’ Fofo.
L’affaire en resta là. Notre mémère s’assit, discuta de choses et d’autres. Enfin, pas que :
- Fait froid chez toi. Les Mioches vont attraper la crève. Vous devriez v’nir chez nous. Au moins, nous, on a le chauffage central.
Notre maman clôt la discussion par :
- Si on est v’nu habiter chez la tante Agathe, c’est pour ne plus être chez toi. Ici, on est chez nous et on fait ce qu’on veut !
La mémère ne fut guère enchantée par la réponse. Que pouvait-elle faire ou dire d’autres ? C’était mal la connaître :
- Et le Milou, ça va ?
- Il travaille toujours à Nânci.
- J’espère qu’il gardera sa place cette fois !
- En quoi ça t’regarde ?
La mémère fit un peût frognon. C’était bien souvent qu’elle aidait sa fille à boucler ses fins de semaines. Mais, elle avait plus d’un tour dans son sac :
- T’diras au Milou qu’il fasse son changement d’adresse pass’que ton père en a marre. Chaque semaine, le Sous-préfet lui remet ÇA avec un sourire narquois (Elle puisa dans son cabas une revue : « La Vie Ouvrière ». Elle rajouta) Ton père est pas Communiste, sache-le !
- J’le sais ! Le Milou non plus, il est à la CGT. C’est pas pareil !
- Pfuitt, on a vu à l’enterrement d’son père… Tous ces drapeaux rouges (grimaça-t-elle de plus belle).
Notre maman haussa les épaules. La mémère repartit avec ma sœur qui passerait l’après-midi chez elle. Tout en continuant à privilégier nos cousins, notre mémère avait pour troisième idole notre Mikète. Elle faisait de longues parties de Mensch avec elle, tandis que notre pépère l’initiait aux dames lorsqu’il était en repos.

 

Notre papa rentrait bien tard de son travail à Nancy. Depuis qu’il s’était acheté un vélo chez le Jano, on le voyait un peu plus. « Un quart d’heure le matin. Un quart d’heure le soir. C’est toujours ça de gagné », se réjouissait-il. A peine avait-il posé son sac que notre maman lui fit un compte-rendu.
- Si vous recommencer vos conneries avec l’Fofo, j’sors le ceinturon.
- Pour faire quoi ? (railla ma sœur).
- Pour vous coller une raclée comme z’avez jamais eu ! C’est ce que faisait mon père lorsque j’étais pas sage. C’est bien compris, Mikète ?
- Oui (souffla ma sœur comme si elle disait « Oh ! Laisse-moi tranquille »).
Le papa s’apaisa rapidement, il reprit à l’intention de notre maman :
- Laisse parler ta mère. On est bien chez nous et j’ai une idée…
Se lever avec de jolies décorations sur les carreaux aurait, sans doute, été jugé « très authentique » par n’importe quel écolo en mal de retour à la nature. Crois-moi, notre papa était loin de sublimer cette hérésie. Contre la glace du petit matin, il ne pouvait rien…

 
 

La suite

Au feu !

Une bien bonne flambée

(Le Sotré)

 

La Gazette des Fiaweslundi 1er février 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur presque 5 ans, j'ai plus de 2 ans, le Fofo 11 ans, la tante Agathe 86 ans, notre maman 27 ans 1/2, notre papa 27 ans 1/2, la mémère 55 ans 1/2, le pépère 60 ans, les Fahrrad 46 ans en 1940

En savoir plus :
Voir le Notre Petit Dictionnaire

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 08/04/2024

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