Au deuxième étage, juste en-dessous de notre chambre, la chambre était inoccupée. Dans la suivante, un monsieur, d’au moins 55 ans, mangeait. Il nous proposa de partager son repas. Evidemment, nous refusâmes puisque nous nous étions gavés avec l’entrecôte au Roquefort et les frites. Il se prénommait Eric.
Eric ne nous dit pas que son repas, il l’avait rapporté des Restaus du Cœur, une sorte de soupe populaire. Auparavant, il était Directeur-adjoint au supermarché. Durant toute sa carrière, il avait été sévère, mais juste, estimait-il. Vers ses 50 ans, il avait réalisé que tout ce qu’il avait fait n’était pas très joli. Cela se résumait par être un bon larbin et faire en sorte que le supermarché rapporte le plus d’argent possible à ses propriétaires. Quitte à prendre des sanctions justifiées ou non contre « ses » employés, voire à licencier les « boiteux ». Il régnait d’une main de fer sur « son monde ». Il était allé jusqu’à couvrir quelques malversations sur la qualité ou la date de fraîcheur de certains produits. Sa vie passée le dégoûtait.

A partir de là, Eric commença à couvrir les employés qui arrivaient en retard, allant jusqu’à faire des faux en écriture sur le tableau de bord informatique. Il refusa même de mettre des sanctions à celles et ceux qui dépassait le temps de pause. Cela ne plut pas à tout le monde et on alla cafter chez le Directeur général. Convoqué par ledit Directeur, Eric fut vertement sermonné. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer. Et il y avait les CDD, Contrat à Durée Déterminée, qu’il avait transformés en CDI, Contrat à Durée Indéterminée, contre l’avis de ses subordonnés. C’est ainsi qu’une caissière, une vendeuse à la charcuterie et un jeune qui mettait en rayon furent embauchés. Tous trois avaient dans les 25 et 30 ans. Marion, la caissière en question était une emmerdeuse, genre grande gueule qui ne se laissait pas marcher sur les pieds. Cela faisait presque six mois qu’elle travaillait au supermarché, son CDD terminait à la fin du mois. La responsable des Caisses, voulait se débarrasser d’elle. La responsable était une pète-sec guère plus jeune qu’Eric. Ce n’était pas le premier accrochage entre eux. Plus pour se venger que pour protéger la jeune caissière Marion, il transforma son CDD en CDI. Et dans la foulée, il embaucha les deux autres jeunes.

Ce fut le tollé général. La responsable des Caisses fit un de ces ramdams. Elle se plaignit auprès du patron en arguant que cette fille ne faisait pas le travail correctement et, qu’en plus, elle montait les autres caissières contre la direction. Elle avait entendu plusieurs fois Marion parler de grève avec l’une ou l’autre. Ce que confirma le chef de la Sécurité qui l’avait entendu faire de la « propagande gauchiste ». Et le chef du Rayon Bazar se plaignit parce qu’Eric avait passé en CDI ce jeune bon à rien, qui se trompait dans la mise en rayon, qui se trompait en passant les commandes, qui paressait à longueur de journée, qui était incorrect avec la clientèle, etc. L’aura, surtout l’autorité d’Eric était tombée. D’autres cadres ou agents de maîtrise s’en mêlèrent. Et le chef de la Réception prétendit qu’Eric n’était jamais joignable quand il le fallait. Et le responsable des Liquides certifia qu’Eric avait déchiré l’avertissement qu’il voulait mettre à un employé parce qu’il n’avait pas ravitaillé assez vite le rayon eau minérale.

Patiemment, le patron enregistrait les plaintes des uns et des autres. Certains faisaient cela parce qu’ils ne pouvaient pas piffrer Eric ou se vengeait d’une humiliation antérieure. Quelques-uns visaient la place de directeur-adjoint. Et puis, il y avait eu cette histoire de harcèlement. C’est qu’Eric était réputé pour avoir les mains baladeuses. Oh, le patron était au courant depuis longtemps. Lui et Eric en plaisantait même, enfin jusqu’à ces histoires. Si bien que le jour où il le convoqua, le Directeur avait en main trois témoignages de filles qui avaient été harcelées. Des témoignages suscités par le chef de la Sécurité qui, lui aussi, soit dit en passant, n’était pas bien net sur le sujet. Des témoignages encouragés par le Directeur. L’entrevue fut violente. Le chef de la Sécurité qui assistait comme témoin dû maitriser deux fois Eric. Le marché était simple : ou Eric démissionnait sans faire de vague ou les témoignages de harcèlement atterrissaient entre les mains d’un juge. Eric eut beau pester, élever la voix, il n’avait pas le choix.

Eric s’était inscrit à Pôle Emploi. Il s’était même présenté à plusieurs places de cadres supérieurs. Il donnait bonne impression, son profil intéressait le recruteur… Une de ses amies bien placée l’avait renseigné sur le refus d’une place : « Ils ont téléphoné à ton ancien patron. Tu ferais mieux de changer de région, ici tu es grillé ». Malgré sa baisse de revenus, il avait maintenu son train de vie. Alors, ses économies avaient fondu comme neige au soleil. Un niveau de vie en baisse, une déprime, son épouse ne l’avait pas supporté, elle l’avait quitté et demandé le divorce. Il avait fallu vendre la maison, acheter une voiture moins coûteuse. Et les enfants ? Les enfants avaient quitté la maison depuis longtemps et fondé leurs familles. Les enfants le critiquaient, lui reprochaient de n’avoir pas su gérer sa carrière. La dégringolade s’accélérait. Les allocations de Pôle Emploi touchaient à leur fin. Sûr, il demanderait le RSA. Déjà, il avait remboursé une bonne partie de ses dettes. Sûr, il allait rebondir…
Non, Eric ne nous parla pas de tout cela. Au contraire, il nous fit bien rire en nous contant des anecdotes comiques réelles ou inventées. La encore, ce fut Dominique qui nous conta son histoire.

Le Verso
Cyprien
Gentille dame
Pays de merde
Déchéance
Le collectionneur
Fille mère
Patron ?
Dominique

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

Voir le Dictionnaire des Mioches

Musée du fantastique