Monsieur Goupil poursuivit l’éloge du Roger et de sa fille aînée. Le fracas d’un camion aux couleurs de la SANAL le distrait quelques instants. Il commenta : « Rien que quatre supérettes chez nous. Je me demande où on va ». Bientôt les petits magasins fermeraient et les gens iraient faire leurs achats dans un seul magasin, suffisamment grand pour offrir tout ce que le chaland avait besoin. Même le marché finirait par disparaître. La SANAL, Les Coop, Les Ecos et autres Spar n’étaient qu’un embryon. L’Oda n’y croyait pas : il faudra toujours des boucheries, des boulangeries, des magasins de vêtements, etc.
- Vous verrez, Oda. Moi, je serai sans doute mort, mais vous, vous connaîtrez cela. Un grand, très grand magasin où on trouve de tout et qui impose ses prix… Encore plus grand que le Prisunic de Nânci. On aura cela chez nous… Le monde change, Oda.
Mais, l’Oda avait une autre préoccupation :
- Z’avez vu, hier : un chauffard a renversé le Fanfan et a tout écrabouillé son vélo.
- Le Fanfan s’est fait renversé, oui. Mais, je n’ai point entendu dire que son vélo était écrabouillé. La voiture roulait trop vite, il a pris son virage un peu trop serré et a renversé le Fanfan.
- L’est pas blessé, au moins, le Fanfan ?
- Pas à ma connaissance. Le chauffard s’est enfui.
- Y’a de plus en plus de voitures. Avant, on était plus tranquille.
- Vous savez Oda, au temps des chevaux, il y en avait aussi des accidents.
- Moins…
- Je n’en suis point sûr. Et vous verrez, il y aura de plus en plus d’automobiles. Et de plus en plus d’accidents.
- Ça coûte cher quand même.
- Ils baisseront les prix pour en vendre. Beaucoup même.
- Vous croyez ?
- J’en suis sûr. Vous-même aurez une automobile.
- On a déjà eu du mal pour acheter un vélo. Alors une voiture…
- Il n’y a plus de respect. Même les vieux s’en moquent… (se lamenta-t-il).
Monsieur Goupil sautait d’un sujet à l’autre sans transition. Il n’y avait même pas dix minutes, il avait vu l’« espèce de loup » du père Heûle entrer dans la cour de la Sous-préfecture.
- C’est une wète bête. Il m’a déjà mordu une fois à la jambe. Je suis allé trouver le père Heûle… Vous savez ce qu’il m’a répondu ? (L’Oda fit non de la tête) Que c’était moi qui avais hinsé son espèce de loup ! Rien que ça ! Et il a refusé de me rembourser mon pantalon déchiré.
- C’est pas vrai ! (s’exclama l’Oda en ouvrant en grand la bouche) Il manque pas de culot.
- Vous savez Oda, je n’ai jamais aimé cet homme…
Un jour le père Heûle faisait de grands bonjours, discutait, riait, plaisantait. Le lendemain, c’était tout juste s’il ne marchait pas sur les pieds des gens qu’il croisait, grognait, rouspétait, insultait.