Le Beaurepaire

La Sotrée (Nos Légendes)

 
 
 

Son repas englouti, la Sotrée avait pris l’habitude de s’étendre sous un grand sapin, proche de la grotte. Les branches basses, très touffues, tombaient presque jusqu’au sol. De sa position allongée, il lui semblait qu’elles s’élançaient vers le ciel et formaient une bonne protection contre le soleil ardent ou la pluie, selon le cas. Une sorte de grotte… Après la sieste, la Sotrée partait seule à travers le coteau, les forêts ou les marécages à la recherche d’herbes ou de baies inconnues. Souvent, elle croisait le Grilou et, bien vite, elle apprit à l’éviter. Mais, plusieurs fois, elle dut l’affronter et le mettre en fuite. Sauf, la fois où elle revint avec une sérieuse morsure à la cuisse. Ce fut elle-même qui se soigna grâce à ses herbes magiques.
Bien sûr, la Sotrée avait trouvé le secret du feu. Maintenant, elle utilisait un bâtonnet qu’elle faisait tourner entre ses mains. Une des extrémités frottait un morceau de bois disposé au milieu de brindilles sèches, le feu prenait.
Mais le groupe avait grandi trop vite. Au point que les deux grottes ne pouvaient plus abriter tout le monde. Au point que manger le fruit de la chasse ou de la cueillette devenait une bataille rangée. Et puis, on vint à murmurer que l’esprit s’était emparé du corps de la Sotrée puisqu’elle venait de dévorer tout cru un petit. Sûr, la morsure du Grilou n’était pas étrangère à ce comportement. La famine s’accentua et se fit cruellement sentir. Les plus faibles furent tués et dévorés. Sûr, la Sotrée était responsable de tous ces malheurs. On en vint à se méfier d’elle, à la tenir à l’écart surtout depuis qu’un nouvel incendie avait ravagé la contrée. Seuls une poignée  de fidèles restait autour d’elle.

 

Depuis longtemps, la Sotrée lorgnait sur la belle butte. Trois mâles, quatre femelles et trois petits la suivirent. Au lieu de descendre vers l’étang et la cuvette marécageuse comme le faisaient les eaux salées, ils continuèrent à flanc de coteau. La colonie s’implanta sur la belle butte. Dominant le marécage et, surtout, ayant à proximité l’eau douce, la position était agréable. Mais, la nuit fut froide, venteuse et douloureuse. Le Grilou s’introduisit dans le campement sans se faire remarquer et enleva un petit. Dès le retour du soleil, la Sotrée mobilisa ses compères et les envoya chercher des branchages sur les hauteurs. Ainsi, ils fabriqueraient de fausses grottes.
La Sotrée avait tracé un cercle sur le sol. Cinq de ses compères s’étaient emparés de longues branches. Chacun se mit à l’endroit désigné, une des extrémités des branches à l’emplacement exact, l’autre extrémité pointée vers le ciel. A son ordre, ils inclinèrent leurs longues branches. Pratiquement au milieu du cercle, les branches se rencontrèrent, s’emmêlèrent et formèrent une sorte d’armature. L’idée lui était venue à la suite des siestes qu’elle faisait sous le grand sapin. Ceci est la théorie. Ceci ne fut réussi qu’au bout d’une vingtaine d’essais. Il y en avait toujours un ou une qui, soit échappait sa longue branche, soit l’inclinait trop vite. Si bien que la construction s’écroulait. Pour diriger la manœuvre, la Sotrée s’était placée au centre. Par deux fois, elle resta groggy. Par deux fois, et même quatre, une bonne raclée punit les responsables.

 

Enfin, la Sotrée pouvait admirer son œuvre. Elle expliqua la suite : ses compères placeraient d’autres branches de façon à combler les espaces. Toujours pour mieux diriger les travaux, la Sotrée se plaça au centre. A chaque nouvelle branche posée, elle sautait de joie. Ce qu’elle avait imaginé se réalisait. Il arriva le moment où la Sotrée se retrouva au centre d’une grotte artificielle. Elle voulut rejoindre ses compères et fêter l’événement. La paroi l’en empêchait ici, par ici aussi, et encore ici… Sa joie se glaça en une froide peur. Elle cria, elle grogna. L’esprit des ténèbres la frôlait. Elle grognait, tapait contre la paroi. A l’extérieur, ses compères comprirent qu’ils venaient de la faire disparaître. Ils se mirent à taper contre le bois, vociféraient, sautaient sur place. Rien à faire, la Sotrée restait invisible.
A force de taper au même endroit, la Sotrée finit par se libérer. Elle distribua quelques gnons, histoire d’évacuer sa peur. Puis, pour faire comprendre à ses compères que la prochaine fois qu’ils construiraient une fausse grotte, c’est-à-dire dans la foulée, ils devraient laisser une ouverture. Ainsi, une série de huttes garnit la belle butte au point de former un cercle. Le Grilou pouvait toujours revenir. Pour sûr, le camp de la Sotrée était un beau repaire.

 

La Sotrée avait pris l’habitude de descendre vers le marécage. Là, des filets d’eau, plus ou moins importants, plus ou moins profonds, s’infiltraient entre les roseaux. Durant les chauds temps, elle s’y plongeait souvent. Les créatures de l’eau pullulaient, la frôlaient. Certaines lui tiraient même les poils, c’est ce qu’elle avait cru. Puis, elle s’habitua et finit par essayer de les attraper. Ces parties de pêche devinrent le jeu favori du groupe. Et un jour… Sur la place centrale du Beau repaire se retrouvaient les compères de la Sotrée, si nombreux qu’ils formaient maintenant une tribu. Là on dépeçait les animaux, on les rôtissait, on les mangeait. Au centre, de grosses pierres maintenaient les braises ensembles. La Sotrée avait transpercé une créature de l’eau avec un fin bâton et le faisait rôtir. Ce n’était pas la première fois qu’elle en mangeait. Après avoir gratté les écailles avec son couteau en os et séparé les arrêtes, elle appréciait la chair.
Ce jour-la, ce fut autre chose qui la contraria. Les flammes avaient brûlé l’extrémité de son bâton qui était devenue aussi dure que de la pierre. Ce qui se passait chaque fois. La Sotrée n’avait pas fait attention qu’à cette extrémité, la branche formait une sorte de crochet. Son poisson resta accroché. De rage, bâton et poisson rebondirent dans la poussière. Se ravisant, elle reprit le tout et l’examina avant de le manger. La digestion favorisa l’éclosion d’une idée. Elle se leva d’un bond et galopa vers les marécages, son bâton à la main. Postée au bord d’un filet d’eau limpide, elle guetta. Oh ! Pas longtemps. Un poisson passa. La pointe brûlée en avant, le bâton fut propulsé. La pointe perfora le corps. Le poisson se tordait nerveusement à l’extrémité sans pouvoir se libérer. Bientôt carpes, tanches, brochets se contorsionnèrent sur la rive. Est-il utile de dire que la pêche fut miraculeuse ? La Sotrée avait inventé le harpon, un mâle inventa la lance. Chasse et pêche devinrent si aisées que la tribu s’agrandit. Une seconde rangée de huttes garnit le Beau repaire.

 

Vint au monde une petite, toute chétive, la petite Magdaleina. Les petits, femelles comme mâles, étaient élevés collectivement. Les petits ne savaient pas qui étaient leurs parents et les parents finissaient par oublier qui étaient leurs petits. C’est ce qu’il se passait toujours. Sauf, pour les petits trop chétifs qu’on éliminait dès qu’ils devenaient un handicap pour la tribu. C’est ce qui aurait dû arriver à la petite Magdaleina. Mais, la Sotrée la prit sous son aile. Elle chassa les autres occupants de « sa » hutte et installa la petite. Cataplasmes et décoctions d’herbes et de baies, nourriture suffisante l’aidèrent à se développer physiquement. Grâce au modernisme, les esprits pas plus que la tribu ne l’éliminèrent.
La vieille femelle lui apprit tout ce qu’elle savait. Parfois, elles grimpaient au sommet du coteau et admiraient les couleurs magiques que diluait le soleil sur le plateau. De là, on avait une belle vue sur la vallée et la cuvette. Au-delà du coteau vis-à-vis, on voyait une autre vallée tout aussi verdoyante, bien plus large. Bien loin, par temps clair, on distinguait les ballons des montagnes. Epaule contre épaule, elles contemplaient le paysage. Durant de longs moments, elles observaient les animaux, elles guettaient l’évolution des plantes. Souvent, elles cueillaient des herbes, les suçaient… en devenaient parfois malades. Ensembles, elles apprirent à reproduire ce qu’elles voyaient, des scènes de chasse ou de pêche, des scènes de la tribu. Des dessins naïfs, mais parlants.

 

Pour fêter l’arrivée des chauds temps, la tribu faisait un grand feu. On dansait, on chantait. La farandole durait jusqu’au moment où les flammes se faisaient suffisamment petites pour que l’on puisse sauter par-dessus. C’est après que la Magdaleina disparaissait.
A l’abri des regards, la Magdaleina enfilait la peau d’un grand cerf. Elle liait sur sa tête les grandes cornes et retournait vers ses amis en poussant des hurlements. La tribu faisait semblant d’être terrorisée. La Sotrée ramassait des pierres et les lançait dans la direction de l’esprit de la nuit. Elle prenait bien soin de les lancer sur le côté. La Magdaleina faisait semblant de tomber et de mourir. Alors, commençait le festin. Si la veille, on n’avait pas pu tuer un grand cerf, on se contentait de sangliers. Arrivait le moment où le feu mourrait, le moment où le soleil transformait la nuit en jour, on allait dormir.
Pareil à la fin de la période froide. Là, pour fêter la disparition de la glace et de la neige, on faisait de grandes farandoles. On dansait, on chantait, on festoyait. Ainsi se déroulait la vie au Beau repaire de la Sotrée et de la Magdaleina.

 

Et puis, un jour, la Sotrée commença à avoir mal partout. Le sol où elle couchait devenait vraiment trop dur. La Magdaleina ramassa des brassées de grandes herbes et lui confectionna un douillet matelas. La Sotrée appréciait toutes ces prévenances, mais sa santé ne s’améliora pas pour autant. De plus, elle restait toute la journée au lit. Ses compères commençaient à l’ignorer. Si ce n’était la Magdaleina, la Sotrée n’aurait plus eu à manger. La jeune femelle devait se battre pour obtenir ne serait-ce qu’un bout de viande. Elle ne gagnait pas souvent. Avec la fourrure d’un renard, la Magdaleina confectionna un sac qu’elle cousit à l’aide d’une aiguille en os et du fil fait avec des boyaux. En fait, comme on confectionnait maintenant les habits en peau de bête. Son sac sur l’épaule, elle partit plusieurs heures à travers les bois et les marécages. Le Grilou faillit même l’attraper. Elle rentra, le sac rempli d’herbes et de baies. La Sotrée l’aida à identifier celles qu’elle connaissait et la Magdaleina lui mijota des décoctions.
Certains jours, la Sotrée allait mieux. D’autres, la vieille femelle était au plus mal. Deux fois, la mort la frôla. C’est alors que la Magdaleina expérimenta ses potions magiques sur ses congénères valides. Il y eut des essais malheureux, deux mâles, une femelle et un petit moururent dans d’atroces douleurs. Puis, une femelle resta paralysée et un mâle devint fou. La Magdaleina avait bonne mémoire, heureusement. Elle se rappelait les effets que provoquaient ses potions. Sans même s’en rendre compte, la Magdaleina, qui était toute frêle, inspirait la crainte. Mêmes les mâles les plus costauds n’osaient plus la contrarier. Certains racontaient que la Magdaleina se rendait invisible et leur faisait boire, pendant leur sommeil, un breuvage qui les rendait malade. On disait même qu’elle avait domestiqué le Grilou, puisqu’elle seule parcourait les marécages sans se faire dévorer. Elle ne se faisait pas non plus engloutir là où la terre n’était qu’apparence.
On prétendait que la Sotrée, pourtant bien moribonde, la guidait. La Sotrée devenait une sorte d’esprit et la Magdaleina une sorte de sorcière. Désormais, on leur apporta le repas. Ainsi, on espérait être épargné. D’un autre côté, on prit l’habitude lorsqu’on se sentait patraque de consulter la Magdaleina. Grâce aux potions, le mal disparaissait… parfois.

 

La Sotrée vint à mourir en même temps qu’arrivaient les premiers brouillards. Toute la tribu se lamenta durant trois jours pleins. C’est à cette occasion que la Magdaleina découvrit une drôle de chose. Ça sortait de son corps, plus précisément de ses yeux. C’était comme si de l’eau salée s’en échappait. Dans le même temps, son cœur vibra d’une surprenante façon, la Magdaleina dit même qu’elle… avait le cœur gros.
Ce fut la Magdaleina qui décida de la suite. Jusqu’à présent, les corps de ceux qui arrêtaient de vivre étaient déposés dans une grotte un peu au-dessus. La Magdaleina décida d’en finir avec cette tradition. La pensée que le cadavre de la Sotrée serait dévoré par des animaux sauvages la révulsait. Aussi, fit-elle construire, avec des bâtons et une grande peau de bête, un brancard. On posa la Sotrée dessus, quatre solides gaillards la portèrent. La Magdaleina revêtit la peau d’ourse. Pour l’occasion, elle enfila la tête aux crocs acérés. Toute la tribu suivit. Un peu plus haut, sur le plateau, la Magdaleina fit creuser un trou et on enterra la Sotrée. Pour se souvenir de l’endroit, la Magdaleina planta un bâton en terre. Aussitôt, jaillit source. Désormais, à la fin de chaque chaud temps, lorsque réapparaissaient les premiers brouillards, la Magdaleina entrainerait la tribu vers ce lieu. Régulièrement, la Magdaleina prétendait que la Sotrée la guidait. Régulièrement, à chaque évènement inexplicable, la tribu affirmerait que cet événement était une manifestation de la Sotrée…

 

Le bâton avait pris racine et était devenu un jeune chêne. Sorti de ses racines, gazouillait la source. Ainsi, la tribu rendait hommage à la Sotrée, ce génie qui avait tout créé dans la vallée. Ce génie qui avait fondé leur village du Beaurepaire. C’était l’occasion d’implorer la Sotrée. De lui demander de guérir un proche et, le plus souvent, de permettre à la tribu de passer la période glaciale dans les meilleures conditions. Tout pareillement, à la fonte des glaces et des neiges, alors que la vallée ruisselait d’eau, la tribu remerciait la Sotrée de les avoir protégé la tribu des temps froids et on lui demandait de garnir arbres et arbustes de ces succulentes baies et aussi bons fruits. Et encore, à l’arrivée des chauds temps, la tribu montait supplier la Sotrée de les épargner d’une trop grande sécheresse et des incendies qui pourraient détruire leur vallée.
Au fil du temps, le bâton planté par la Magdaleina était devenu un beau chêne. De ses racines gazouillait la source.

 

De nos jours, les habitants du Beaurepaire prétendent, qu’à la tombée de la nuit, rôde une ombre un peu courbée et à la tête d’ourse. Certains prétendent l’avoir approchée. Fanfarons ! Car aussitôt qu’elle montre ses dents et pousse son effrayant grognement, le plus hardi d’entre eux s’est toujours enfui. Du Beaurepaire, tu n’es pas très loin du cimetière de La Magdeleine. Vas-y en montant le chemin de La Marchande. Notre papa exploitait un jardin par-là, juste en dessous des ruches du père Choumake… Juste à l’entrée du cimetière de La Magdeleine, la Suisse des Morts si tu préfères, là sur la gauche, à l’ombre d’un grand chêne, on raconte que cette tombe abrite une sorcière…

 

sur un texte de 2001
le 12 mars 2020

 
 

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Date de dernière mise à jour : 05/09/2024

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