Les Noires

L’apéro (C’est la fête)

 
 
 

Notre facteur nous avait alertés : « Il y a deux Noires chez le Chan ». Aussitôt, notre maman avait décidé de nous y emmener, histoire qu’on voit ça. C’est que par chez nous, c’était bien rare d’en voir. De sa fenêtre, Fanny avait crié : « Je peux venir avec vous ? ».
- C’est quoi les Noires ? (avions-nous demandé).
- Les Noires, c’est pas des Blanches…
C’était presque un plaisir de préparer le petit déjeuner. Il suffisait à notre maman de tourner le robinet de sa cloche de gaz bleue, de craquer une allumette, de tourner le bouton et les flammes bleues dansaient sous la casserole. Hé, oui, depuis une semaine, nos parents étaient en possession d’une belle cuisinière à gaz. C’était même le Claudi qui nous l’avait livrée. Notre logement devenait de plus en plus confortable, comme disait notre maman. On peut se demander qui de notre maman ou de notre papa était le plus heureux avec cette bien belle cuisinière. Notre maman, bien sûr. Elle n’aurait plus à allumer la cuisinière haute sur pattes, à la recharger en charbon et en bois. Ceci à la belle saison, car évidemment, l’hiver faudrait bien chauffer le logement.
Le plus comblé dans l’histoire, c’était quand même notre papa. Il s’était acheté un livre de recettes au four. Chaque dimanche et les jours de congé, ou presque, il nous cuisinait de bons petits plats. Et je vais te dire, un poulet doré au four, c’est moult bon. Bien meilleur que cuit à la cocotte. On avait déjà mangé des plats au four, chez la mémère ou chez la tâta Nénète, mais ceux-là ! c’était notre papa qui les faisait. Parfois, notre maman.
La tante Agathe y était allée de sa goyote pour offrir une série de plats spécialement prévus pour le four. Le patron du Claudi avait même fait une belle remise pour l’occasion. Chaque vendredi ou samedi, la tante Agathe demandait : « Alors Milou, vous faîtes quoi dimanche ? ». C’est que, depuis toujours, notre maman descendait une part de notre dîner à la tante.

 

Allons, allons, je ne suis pas là pour discourir ou vanter les bienfaits de notre cuisinière. Bâ non, nous devions voir ces mystérieuses Noires. Le Fofo se retrouva chez la tante Agathe. Tous deux étaient bien contents. Le Fofo pour les friandises qu’il allait recevoir. Et la tante pour la compagnie. Dès que nous mîmes les pieds dehors, Fanny se radina. Sans doute qu’elle s’ennuyait toute seule chez elle tandis que son mari, notre sergent de ville, arpentait les rues avec son vélo. Faut dire aussi que la pauvre ne pouvait pas avoir d’enfant. « Elle sait pas la chance qu’elle a » raillait notre maman.

 

La Mélie était à sa fenêtre :
- Z’allez voir les Noires ? (Un enthousiaste « oui » lui répondit) J’en reviens. Ça vaut le déplacement.
- Ça fait longtemps qu’on en a pas vu.
- Depuis l’avant-guerre. Je crois me souvenir que c’était en 37 ou 38… A cette époque.
- Moi, je n’en ai jamais vu (fit Fanny en exorbitant les yeux comme si les Noires étaient sous son nez) J’ai hâte de les voir.
- C’est marrant, elles vont toujours chez le Chan. Je ne sais pourquoi.
- A cause de son séchoir à grains (avança la Mélie).
Monsieur Goupil, qui était sur le pas de sa porte, se mêla à la conversation. Très certainement, les Noires venaient d’Afrique.
- C’est où l’Afrique ? (demanda ma sœur).
- C’est là où les Humains sont apparus, le berceau de l’Humanité (nous appris Monsieur Goupil) L’Afrique, c’est de l’autre côté de la mer Méditerranée.
- C’est quoi la mer Médi… comme tu dis ?
Monsieur Goupil chercha un long moment comment expliquer ce qu’était la mer. Lui-même ne la connaissait que par les livres.
- Vous avez déjà été à l’étang de Gondrexange (Nous fîmes non de la tête, alors Monsieur Goupil énuméra) Lindre ? Le Stock ? Mittersheim ? Rhodes ?
- Mittersheim ! Avec la Traction du nonôn Popaul. On a même été deux fois. Et on a fait du pédalo !
- Bâ, la mer c’est encore plus grand, beaucoup plus grand. D’une rive, on ne voit pas l’autre rive.
- Ah, bon (nous extasiâmes en ayant bien du mal à imaginer à quoi pouvait bien ressembler cette mer).

 

Madame Pieuton sortait de chez elle. Par la main, d’un côté sa petite fille qui était de l’âge de ma sœur, de l’autre son dernier, un garçon de mon âge. Ça tombait bien… Madame Pieuton était originaire de la même ville que Fanny. A trois ou quatre ans près, elles étaient du même âge. Alors vas-y que je parle du pays. Et la fille Machin s’est mariée avec le fils Truc… Et les Untel ont eut une fille… Et ceci, et cela. En un éclair, nous fûmes téléportés en Dordogne. Notre maman en profita pour demander des nouvelles de la dame chez qui elle avait séjourné quelques mois au début de l’exil.
De sa fenêtre, la Lolote cria :
- Alors les Mioches, z’allez voir les Noires ?
- T’y vas pas, toi ? (rétorqua ma sœur).
- Après le ménage…
Devant l’église : « Oda ! Oda ! Attends-nous ». Madame Bolinjé et sa fille traversèrent la rue en cavalant. Du pas de la porte de son magasin, la Jojo cria : « Elles sont superbes. Vous allez être éblouis les Mioches ». Le Guézète sortait de son salon de coiffure. Il était revenu pour chercher de nouvelles pellicules :
- Ça fait tellement longtemps qu’on en a pas vu. Tu te souviens Oda avant la guerre ?
Et patati et patata, notre maman et son copain évoquèrent leurs souvenirs sans qu’on en apprenne plus sur les Noires… Madame Bolinjé approuva :
- Y’en a pas qui sont venus depuis qu’on est rentré.
Notre maman et le Guézète acquiescèrent. Le Jano descendait de son vélo devant son magasin-atelier :
- Y’a foule. Le Fanfan essaie de faire la circulation, mais il est dépassé (ria-t-il) Elles sont arrivées hier soir, j’y suis allé. Mais, comme il faisait presque nuit, on ne voyait pas grand-chose.
Encore deux ou trois cents mètres en légère montée et nous atteignîmes le bout de la rue.
- Donnez-moi la main (dit notre maman) on va traverser pour aller devant la gendarmerie.
- C’est de là qu’on les voit le mieux (approuva le Guézète).

 

Effectivement, il y avait foule, bien une vingtaine de personnes. Et le Fanfan qui s’escrimait à faire remonter les imprudents sur le trottoir. Là-haut, sur la plate-forme au sommet de la grosse cheminée du séchoir à grain :
- Ils sont gros. C’est quoi ?
- Des cigognes.
- Les cigognes, elles sont blanches avec le bout des ailes noires. J’sais, quand on a été là-haut avec la Traction du nonôn Popaul. Nème Môman ?
Le Guézète et notre maman expliquèrent qu’ils s’agissaient d’une autre espèce de cigognes. Celles-ci étaient plus petites. Mais, quand même, « Un mètre de long, aussi grande que moi ! », s’extasia ma sœur. Et un mètre cinquante d’envergure. Elles pesaient dans la trentaine de kilos et vivaient près d’une vingtaine d’années.
- Qu’est-ce qu’elles font sur la cheminée ? Elles vont faire un nid ?
- Elles ont apporté un bébé au Chan (rigola le Guézète. Et à l’intention de notre maman et de ses copines, il dit) Le plus marrant, c’est que la femme du Chan a accouché cette nuit d’une petite fille.
- C’est pas vrai ? (s’exclama notre maman).
- Je te jure Oda. C’est le Chan qui me l’a dit tout à l’heure.
- C’est bien tombé.
Et les grandes personnes pouffèrent de plus belle.
- Elles mangent quoi les Cigognes noires ?
- Des poissons, des grenouilles, des insectes, des petits lézards, des oiseaux, des mulots, des souris.
- Pourquoi sont là ?
Les cigognes s’étaient arrêtées sur le toit du Chan juste pour la nuit et allaient repartir. Ce qui se produisit une demi-heure plus tard. Tant pis pour celles et ceux qui ne les avaient pas vues. Elles battirent bruyamment des ailes, émirent de drôles de sons et décollèrent. Comme si elles nous saluaient, elles décrivirent deux cercles au-dessus de nos têtes. A ce moment là, nous constatâmes que leur ventre était blanc. Le cou et les pattes tendus, en battant lentement des ailes, elles s’éloignèrent, Déjà, elles disparaissaient là-haut au-dessus de la côte du Calvaire.

 

- Pourquoi, elles sont pas restées chez nous, les cigognes. Ça aurait été bien. On aurait été leur dire bonjour tous les jours.
Les cigognes noires nichaient dans les bosquets ou les bois, près des marais. Pourtant chez nous, il y en avait, ne serait-ce que le Grilou, le marécage derrière l’hôpital ou ceux derrière la saline. Mais voilà, les cigognes noires préféraient les petites hauteurs comme le début des Vosges.
- On d’mandra au nonôn Popaul de nous emmener là-bas. Nème le Dabo ? (J’acquiesçai, ma sœur poursuivit) Peut-être qu’elles nous reconnaîtrons.
- Sûrement (rigola le Guézète).

 

Sur la route du retour, nous fîmes halte chez la Dédée, histoire d’acheter du pain. Ma sœur fut intarissable sur la visite aux cigognes. Et rebelote avec les vieux Schnapsidee qui étaient assis sur leur banc. Et encore dans le bureau du pépère. De là, ma sœur s’envola vers le second étage. Elle mangerait chez la mémère et y passerait le reste de la journée. Notre maman et moi montèrent chez nous. Elle me confia à la tante Agathe tandis qu’elle irait faire ses courses.
- J’ai juste acheté du pain chez la Dédée. Après, je vais chez Barthe…
- Vous pouvez me prendre des knacks ? Y’a si longtemps que j’en ai pas mangé. Et ils sont si bons les knacks des Barthe.
- Je vous ferai une salade de patates avec… J’ai dans l’idée d’aller aux Coop, histoire de voir comment qu’c’est.
- Vous vous êtes converties aux supérettes (plaisanta la tante qui, dans le fond, s’en fichait qu’elle aille aux Coop ou pas) N’oubliez pas mon ravitaillement, nème Oda !
- J’ai bien noté tante Agathe.

 
 
Flech cyrarr

A suivre

Le Couârail

(L’apéro // C’est la fête)

On jacasse, on jacasse devant la fenêtre de la tante...

 

Le Sotré
Purification
La Noël
La Prothèse
Sports d’hiver
La Voix de son Maître
L’apéro :
Les Noires
Le Couârail
Langue de vipère
L’apéro
C’est l’été

La Gazette des Fiawesmi-avril 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur 5 ans, j'ai 2 ans 1/2, le Fofo 12 ans, notre maman 28 ans, notre papa 27 ans 1/2,

En savoir plus sur les lieux, sur les mots, sur les événements :
Voir le Notre Petit Dictionnaire

Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 08/04/2024

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire