Vous allez voir…

La Voix de son Maître (C’est la fête)

 
 
 

Les soirs, nous avions pris l’habitude de nous poster à la fenêtre pour guetter le retour de notre papa. Il remontait de la gare avec son beau vélo tout neuf. Dès que nous l’apercevions, nous nous précipitions pour l’accueillir en bas de l’escalier. C’était toujours ma sœur qui l’embrassait la première. Excepté, ce jour-là. Va savoir pourquoi cela contraria le Sotré. Alors que je descendais l’escalier, voilà-t-il pas qu’il me poussa violemment. La tête la première, le roulé-boulé me fit dévaler les dernières marches. Je faillis presque m’écraser sur notre pauvre Fofo qui, comme à chaque fois, se précipitait en même temps que nous. Accusée à tort, ma sœur se fit enguirlander.

 

Toute la semaine suivante, notre papa s’était arrêté chez le père Galate. Il y retournait même après manger. C’est que le père Galate lui prêtait son atelier. Notre papa avait décrété qu’il ne travaillerait pas ce vendredi, ni samedi. Il servit le petit-déjeuner à notre maman alors qu’elle était encore au lit. Faut reconnaître que notre irruption gâcha un peu la fête. Et il partit avec sa remorque, notre Fofo gambadant à ses côtés. Juste pour s’amuser, il roula sur la double-porte en fer de la mère Kélère. Tu parles les deux roues du vélo, celles de la remorque… A part ça, il nous engueulait parce qu’on dérangeait la vieille dame : « Ça m’étonne pas de lui », railla notre maman. A son retour, la remorque était chargée de panneaux de bois...
- Pour une fois, les Higelin serviront à quêque chose (rigola-t-il).
- M’parle pas des Boches !
Notre maman avait tord, parce qu’avec les panneaux sauvés de la chaudière, il allait... On avait beau lui poser la question, il répondait invariablement : « Vous allez voir ce que vous allez voir... ». Nous n’étions guère avancés. Il posa ses panneaux contre le mur vis-à-vis du grand buffet, de l’autre côté de la cuisinière. Ce grand buffet, nos parents l’avaient acheté pour leur mariage. Le meuble était en deux parties, celle du haut était divisée par trois portes vitrées dans la longueur. Juste en dessous, deux portes pleines encadraient une niche. C’est là que trônait la belle coupe à fruits de Baccarat que leur avaient offerte leurs copains, le Mimil’ et la Mimie.
La partie basse accueillait trois tiroirs et en-dessous trois portes pleines. Plus large, la partie basse formait, à mi-hauteur, une tablette et le socle de la niche. Dans le buffet, notre maman avait casé sa vaisselle. Il avait rapidement affiché complet…

 

Revenons à la construction de notre papa. Le plus grand des panneaux, appuyé contre le mur, servirait, à la fois, de fond et maintiendrait l’ensemble. Un grand panneau fut placé à l’horizontale sur un socle. Tenons et mortaises attendaient la colle, ne restaient qu’à emboîter et à serrer. Deux panneaux bien plus petits furent emboîtés à la verticale. Puis, il plaça un autre grand panneau à l’horizontale. Deux autres petits panneaux à la verticale. Au lieu de fermer les extrémités, les panneaux verticaux étaient placés à quarante centimètres du bord... Bizarre, bizarre… Le troisième et dernier grand panneau, à l’horizontale, coiffait le meuble. Notre papa siffla pour admirer son ouvrage.
Deux portes recouvertes de Formica noir, avec chacune un triangle jaune, fermeraient la partie centrale. Et voilà notre papa avec une porte dans les mains, ses vis prêtes à être vissées. Même qu’il avait fait les avant-trous avec la pointe carrée...
- Où est passé mon satané tournevis... J’ l’ai posé là... C’est pas toi qui l’as pris, Oda ?
- Qu’est-ce te veux que j’fasse de ton vinrats de tournevis ?
Il feûgna à gauche, il chercha à droite. Notre maman s’y mit aussi. Et d'un coup :
- C’est vous ! (nous accusa-t-il en nous pointant du doigt).
- Le Sotré l’a caché ton vinrats tournevis !
- Le Sotré ! J’vâs t’en coller un d’Sotré !
Notre maman retrouva le satané tournevis... coincé entre les pattes du Fofo. Il s’en donnait à cœur joie en rognant le manche en bois. Enfin, les portes furent fixées. Notre papa les rabattit. Un nouveau sifflement marqua son admiration : « Au poil, dit la mouche, je vole ! ». Portes fermées, les triangles jaunes s’assemblaient à merveille pour former un carré. Une des pointes s’orientait vers le haut, la pointe opposée vers le bas, etc.
- Même pas fermé ! (se moqua ma sœur).
Cela faisait censément comme un meuble inachevé. Une partie centrale avec des extrémités à tous vents... « Vous allez voir ce que vous allez voir... ». Il s’ingénia à y fixer des tubes en cuivre. Pesta plus d’une fois parce que les tubes ne s’ajustaient pas comme il fallait.

 

Chaque extrémité formait des étagères : « Ici, on mettra les verres ». Aussitôt dit, aussitôt fait. Notre maman ramena un des deux cartons rangés sous son lit, l’ouvrit, en sortit les verres à apéro, ceux à digestif, ceux à vin, ceux à eau. Tous étaient encore emballés dans du papier tout fin et bruissant. C’étaient le cadeau que leur avaient offert la tâta Nénète et le nônon Popaul pour leur mariage. Elle les lava, les essuya et les arrangea avec soin sur les étagères. Les tubes en cuivre servaient, à la fois, de rambardes et de décoration. Nos parents contemplaient leur nouveau meuble et leurs occupants. Ils étaient comblés.
- Là ! (notre papa désignait la partie fermée par les portes en Formica) te pourras mettre tes tricots, ta boîte à couture, tes revues de mode.
- Faudra trouver une place pour la ménagère…
C’est que couteaux, fourchettes, cuillères petites et grandes restaient dans leur joli écrin rouge brique. C’était le cadeau de la Domi et du Félix.
Sauf que le dessus du meuble demeurait nu.
- Et là ? (demanda ma sœur).
- Vous allez voir ce que vous allez voir... (Et il rajouta à l’intention de notre maman) J’irai bien la chercher tout de suite.
- J’suis impatiente de la voir là (répondit-elle en montrant le nouveau meuble).
- Voir quoi, môman ?
- Vous allez voir ce que vous allez voir... (coupa notre papa).
- T’vâs mettre le Sotré ? (se moqua ma sœur).

 

Le lendemain, notre papa entraîna notre maman vers on ne sait où. Ma sœur, le Fofo et moi nous retrouvâmes sous la garde de la tante Agathe. Nous étions confortablement installés au poste de guet, c’est-à-dire devant la fenêtre. Sur l’appui… Je me retirais d’un bond. Ma sœur m’imita sans vraiment savoir pourquoi. Un énorme monstre passait.
- C’est rien (rigola la tante) Juste une araignée. Les p’tites bêtes mangent pas les grosses (rigola-t-elle de plus belle).
Les araignées qui se pavanaient dans sa pièce divertissaient la tante. Elle les suivait des yeux, les observait, se réjouissait lorsqu’une mouche ou un autre insecte se faisait prendre dans leurs toiles. Parfois, elle mettait un doigt sur leur trajectoire, rien que pour voir comment elles réagissaient. « Elles nous protègent du Sotré, nème tante Agathe ? ». La tante répondit par un ricanement sans en dire plus. Toujours est-il qu’elle demandait à la Catinète de ne pas détruire les toiles d’araignées. Sauf lorsque trop de poussière s’y était accumulée.
De sa fenêtre, Fanny demanda : « Alors, c’est le grand jour ? ». La tante s’époumona en criant : « Ils sont descendus il y a une demi-heure ». Fanny referma sa fenêtre en lançant un « Superbe ! ». Quelques temps plus tard, la Catinète sortit de chez elle, traversa la rue et s’arrêta à la fenêtre :
- Ils sont partis la chercher ?
- Ça y’est la Catinète, c’est en cours (répondit la tante).
- Comment is vont la ramener ? C’est que ça doit être bien lourd d’après ce que m’a dit madame Oda.
- Son beau-frère les ramène avec sa voiture.
- Je comprends mieux, pass’que faire tout ce chemin en la portant, c’est pas évident. Bon, je file chez Monsieur Goupil. Vous m’raconterez tout ça quand j’remont’rai.

 

Il n’était guère loin de midi lorsque la Traction du nônon Popaul s’arrêta devant la maison. C’était une bien belle automobile qu’avait le nônon. La Mikète et moi avions trouvé cette nouvelleté fort intéressante puisqu’on avait bénéficié d’une petite ballade. Pour la première fois nous montions dans un tel engin et je dois reconnaître que ce fut fort agréable. Nous avions été jusqu’à l’étang de Mittersheim, notre mer à nous en quelque sorte. Rends-toi compte, presque quarante kilomètres en même pas une heure ! Et nous avions fait du pédalo avec nos parents. Un seul regret, notre Fofo n’avait pas eu droit à la ballade. Bref…

 
 
Flech cyrarr

A suivre

La Voix de son Maître

(La Voix de son Maître
// C’est la fête)

Une caisse bien bavarde...

 

Le Sotré
Purification
La Noël
La Prothèse
Sports d’hiver
La Voix de son Maître :
Vous allez voir…
La Voix de son Maître
L’apéro
C’est l’été

La Gazette des Fiawesavril 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
Ma sœur 5 ans, j'ai 2 ans 1/2, le Fofo 12 ans, notre maman 28 ans, notre papa 27 ans 1/2,

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Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 08/04/2024

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