Devenus transparents

(Le Peût’ôme, enfin // Le Peût’ôme // La Légende des Mioches)

 
 
 

Nous trouvâmes notre maman en pleine discussion avec la tante Agathe : « J’vous attendais pour descendre au marché ». Vis-à-vis, Fanny secouait une couverture à sa fenêtre. Nous lui adressâmes un petit signe, mais elle fit semblant de ne pas nous voir. Déjà ce matin, son bonjour avait été passablement timide. C’était bien la peine qu’elle prenne des nouvelles de mon épaule l’autre soir. « Ça lui passera avant que ça me reprenne », comme dirait notre maman. Le Fofo fila chez la tante. Et, en avant.

 

Le père galate musardait sur le trottoir, sa clope au bec :
- Alors Oda, ça getse ? (Notre maman répondit qu’elle était soucieuse avec la grève. Que sa mère n’arrêtait pas de la fioner) J’veux pas dire de mal de ta mère, Oda. Mais, t’as vu ses copines ? Ces bourgeoises qui tordent du cul en se pavanant comme si le trottoir leur appartenait. Qui te regardent comme si t’étais le dernier des idiots. Et leurs bonhommes, c’est encore pire. Nom de Dieu ! Nos anciens ont quand même pas fait la Révolution pour rien. On n’est pas leurs serfes. C’est pas comme ça, Oda ?
Notre maman l’approuva. Et se plaint que Fanny la boudait, que les Létyi :
- C’est tout juste s’ils me servent mon lait.
- Nom de Dieu, c’est des Arschlocks ! Tu parles, l’autre son mari est sergent de ville. Et l’autre le frère du Maire. Seront jamais dans not’ camp ceux-là. Oda faut que tu soutiennes le Milou. Et, cheisse à ceux qui sont pas contents.
- Oui, oui, vous avez raison. Ça m’a fait du bien de causer avec vous.
- Nom de Dieu, quand t’as le cafard passe me voir. J’te le remontrai moi, le moral. Nom de Dieu ! Faut que tu soutiennes le Milou…
- J’espère que ça va vite finir…
- Hum ! Y’en a pour plusieurs semaines à mon avis. Le Mièsse va pas lâcher comme ça. Et toi le ouâré, ton épaule est réparée ?
Je fis un moulinet du bras pour prouver que tout allait bien :
- Oui père Galate. J’ai même p’us mal.
- J’étais tellement énervée…
- Bâ, c’est du passé. Nème le Dabo ? (comme j’opinais de la tête, il poursuivit) T’es un homme maintenant.
- Moi aussi, je suis un homme… Heu… Heu… (ma sœur cherchait comment dire) J’suis une grande aussi. R’garde.
Elle lui montra sa cicatrice à la lèvre et lui répéta ce qu’elle lui avait raconté maintes fois. Le père Galate fit comme s’il entendait l’histoire pour la première fois et la félicita pour son endurance à la douleur. Il était temps d’y aller.
- N’oublie pas Oda, le Milou a besoin de toi. Passque les problèmes ne font que commercer.

 

- Bonjour Oda. Salut les Mioches.
Monsieur Goupil et notre maman discutèrent de choses et d’autres. Bien sûr, la grève tomba sur le tapis. Monsieur Goupil ne trouvait rien à redire. Au contraire, il se déclara même prêt à les soutenir, bien qu’il ne sache trop quoi faire. Nous imaginant malentendants, il glissa à mi-voix :
- J’espère que le Milou ne va pas finir comme le Heurlin… (d’un coup de tête, il désigna la Mairie) Avec ce qu’ils préparent… Le Mièsse règne en maître…
- Y préparent quoi ? (grogna notre maman).
Monsieur Goupil émit un « hum » en faisant une bouche en cul de poule. Comme il ne voulait pas en dire plus, nous continuâmes notre chemin.
De sa fenêtre, la mémère lança un sec : « J’vâs pas au marché ! » et elle referma aussitôt sa fenêtre. Notre maman grommela à mi-voix : « Tant mieux ». Ma sœur décréta :
- J’irai pas chez la mémère, aujourd’hui !
- Pourquoi ? (demanda notre maman).
- J’ai pas envie (répondit ma sœur sans en dire plus).
La Lolote écourta la conversation. Un simple « bonjour, ça va ? J’suis débordée » et elle disparut de sa fenêtre.

 

Le bonimenteur proposait un appareil électrique qui aidait à faire la mayonnaise, à monter les œufs en neige et je ne sais quelle autre chose. Comme il était bien occupé, il n’interpella pas notre maman. Comme notre maman n’était pas intéressée, nous contournâmes l’attroupement.
Nous nous dirigions vers le marchand de légumes. La Jojo, celle qui tenait le magasin de modes en bas de la rue et qui était une grande copine d’enfance de notre maman, achevait ses achats. Nous étions à quoi, trois quatre mètres, elle partit sans même dire bonjour. « C’est ça, on est d’venu transparent », ronchonna notre maman.

 

Le Guézète prenait en photo le marchand de fruits et légumes. Et vas-y que je prenne sous cet angle, et vas-y que je prenne sous l’autre angle. Enfin, il avait fini.
- Ah, Oda, coment qu’c’est ?
- Ça va. Et toi ?
- J’te présente un futur retraité !
- Oh ! Vous nous quittez ? (regretta notre maman).
Depuis quelques semaines le Totol la serinait avec « son prochain départ en retraite ». Mais, avec les problèmes de notre papa, cela lui était sorti de la tête.
- Eh oui. C’est mon dernier jour. La semaine prochaine, vous aurez à faire avec mon fils.
Notre maman commanda des courgettes, des aubergines, des carottes. Pour la dernière fois (?), ma sœur et moi eûmes le droit de peser les légumes, Le marchand fit l’addition et rajouta un chou-fleur, des pommes de terre et six bananes.
- C’est mon cadeau de départ et mon soutien à la grève de votre mari.
- Et à moi, te m’donnes rien ?
- T’inquiètes Mélie, je t’ai préparé une surprise.
- J’vâs faire grève moi aussi pour avoir des légumes (plaisanta le Guézète).
L’aurait mieux fait de se taire.
- Dis-donc le Guézète, au lieu de te foutre de not’ gueûle, te f’rais mieux d’écrire un article pour parler d’la grève (Le visage du Guézète se figea brusquement. Comme il ne disait mot) Alors, quand t’écris un article sur nos hommes ?
Le Guézète bredouilla quelques explications, surtout à notre maman. Il avait téléphoné au Mièsse pour avoir sa version des faits. Il était tombé sur le gendre qui l’avait menacé des pires ennuis s’il publiait un seul mot sur la grève. Une heure plus tard, le premier adjoint au Maire débarquait dans son salon de coiffure pour lui dire de ne rien écrire. Bref, le Mièsse régnait sur la région comme un seigneur…

 

- D’après un copain du journal (rajouta-t-il) le Maire a téléphoné au rédacteur en chef pour me censurer si j’écrivais quelque chose. J’en suis pas fier…
- T’es comme un torchon de plancher Guézète. On lave le sol avec le torchon, on le tord pour rincer, et on le repasse. Comme ça après, on a l’impression qu’on a un carrelage neuf (des grognements répondirent à la Mélie) R’garde, t’écris quoi ? Monsieur le Maire a dit ça, Monsieur le Maire a fait ça. Et Monsieur Mièsse a donné de l’argent pour réparer le clocher. Et Monsieur… T’es un torchon de plancher Guézète. T’as beau faire le mariol et ricaner. Mais, tu sais les torchons de plancher quand is sont usés on les jette. Ils feront pareil avec toi ! Et vas pas raconter dans ton journal que le Milou et ses camarades, c’est une bande de voyous et des Communistes…
- J’ai jamais écris ça…
- C’est c’qu’i se raconte en ville. Y’a bien quelqu’un qui fait courir le bruit. T’inquiètes, nos hommes vont pas faire le Communisme, is vont faire la Révolution des Ouvriers. D’ailleurs à la scierie, à la fabrique de remorques, y’en a qui causent. Eux aussi, on leur paye pas toutes leurs heures.
- Qui dit ça ? (tenta le Guézète).
- Pasque t’crois que j’vâs donner des noms pour que t’ailles le répéter aux patrons !
- Un journaliste est neutre…
- T’es un torchon de plancher Guézète. Juste bon à récurer les saletés des riches pour faire croire qu’ils sont beaux. T’vas voir quand on va mettre la guillotine. Tiens, on la mettra là, devant le Monument aux Morts.
Le Guézète prétexta avoir à faire et s’en alla presque sur la pointe des pieds.
- Bâ, alôre, pour mon dernier jour chez vous…
- Tu t’en souviendras, nème Totol.

 

Le tour de marché fut rapide. Pas seulement parce qu’il y avait peu d’étals. Nous avions l’impression que les gens évitaient notre maman. Seules, deux femmes glissèrent presque à voix basse : « C’est bien ce que fait votre mari ». La grosse à l’allure paysanne, rajouta : « Mon Léon est avec votre Milou ». Et une troisième leva le poing en scandant « On va le mettre à genoux le Mièsse ».
Ne nous restait plus qu’à passer prendre le pain en remontant. Le passage chez la Dédée fut égal à lui-même. Depuis si longtemps que notre maman venait chez elle pour acheter du pain et quelques épiceries... La Dédée glissa quand même : « C’est pas bon tout ce remue-ménage ». Son frère Coco approuva en secouant la tête et en faisant tomber la cendre de sa cigarette roulée sur le comptoir. Nous, on s’en fichait puisque la Dédée nous avait offert des bonbons.

 

Nous arrivions à notre maison, juste le vélo du Fanfan couinait au bord du trottoir.
- Bonjour Oda. Faudra que tu désherbes.
- J’le fais régulièrement ! (répondit notre maman du tac au tac. Bon, cela faisait bien un mois que l’herbe se prélassait entre les pavés).
- Je s’rais obliger de te verbaliser…
- Vous m’dites ça cause qu’mon mari fait la grève et qu’ça plaît pas au Maire ?
Le Fanfan bégaya de vagues excuses. Ce n’était pas de sa faute. Le Maire lui avait fait la remontrance, alors… Ma sœur profita de son désarroi pour balancer :
- Lèche le cul du Mièsse !
- Mikète ! (la réprimanda mollement notre maman).
- Le Fanfan ! (s’en mêla la tante Agathe) Vous allez arrêter d’enquiquiner ma nièce, oui !
C’eut pour effet de le faire décamper. En redémarrant un peu trop précipitamment, voulant traverser la rue pour rentrer chez lui… Non, l’automobile l’évita de justesse. Effrayé, le Fanfan donna un violent coup de guidon, vacilla, perdit l’équilibre, se retrouva la binette sur les pavés. Ce qui déclencha nos rires :
- Allons ! Allons ! (nous réprimanda notre maman. En se retenant de pouffer, elle demanda) Vous êtes pas fais mal, Fanfan ?
Le Fanfan grommela un « ça va, ça va ».
- Le Bon Dieu vous a puni (se bidonna la tante Agathe).
Il se releva avec peine, redressa avec autant d’efforts son vélo, remonta en selle et s’élança en pédalant aussi vite que lui permettait son si bel embonpoint.

 
 
Flech cyrarr

A suivre

Le Traitre

(Le Peût’ôme, enfin // Le Peût’ôme // La Légende des Mioches)

Putain, celui qui a bavé, j’le massacre !

 

Le Sotré
C’est la fête
Le Vélo
Le Peût’ôme
Prologue
Direction la maison:
* Immense trou
Vive la Grève
Le Peût’ôme, enfin
~ Devenus transparents
~ Le Traitre
(Epilogue)

La Gazette des Fiawesseptembre 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
La Mikète, ma soeur 5 ans 1/2, le Dabo, moi 2 ans 1/2, le Fofo 12 ans, l'Oda notre maman 28 ans, le Milou notre papa 28 ans,

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Date de dernière mise à jour : 30/05/2024

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