Le Traitre

(Le Peût’ôme, enfin // Le Peût’ôme // La Légende des Mioches)

 
 
 

Notre papa et le Mimil’ arrivèrent alors que nous nous apprêtions à descendre jouer. Ils paraissaient bien en colère. De la secousse, nous décidâmes de rester le temps qu’ils fassent leur compte-rendu. Notre maman s’impatientait autant que nous : « Alors ? ».
Un comité d’accueil les attendait à la carrière de Tincry. Si bien que dès qu’ils y mirent les pieds, le chef de chantier gueula : « Barrez-vous ! Allez foutre votre merde ailleurs. On veut pas des voyous communistes ! ». Malgré tout, notre papa avait essayé de prendre la parole pour entraîner les gars dans la grève. Une poignée d’ouvriers les avaient hués. Deux avaient même ramassé des pierres et les avaient jetés dans leur direction. La majorité baissaient la tête. « J’suis dégouté… » répétait notre papa.
Quelqu’un avait prévenu le Mièsse de leur venue. Si bien que le gendre du patron était arrivé à la carrière tôt le matin et avait organisé le comité d’accueil. Seuls, cinq personnes connaissaient leur plan : le Mimil’, Igor, Tonio, le Nano et notre papa.
- C’est pas moi, c’est pas toi (fit notre papa) Igor était avec nous et on avait dit à Tonio de rester… Pas la peine qu’il ait des ennuis.
- J’ai quand même trouvé drôle que le Nano vienne pas. Personne chez lui quand on est passé le chercher… Bizarre…
- Non, non (refusa notre papa) Le Nano ferait jamais ça !
- J’dis pas. J’dis pas. Je cherche…
Notre maman proposa à manger, ils refusèrent. Par contre, ils se servirent un coup de rouge.
- Putain, celui qui a bavé, j’le massacre ! (rameûsssait le Mimil’ en serrant les dents et assénant des coups de poings sur la table comme s’il démontait déjà la gueule du traitre).
- Et le Dani ? Il était au courant, le Dani ?
- T’as raison Oda ! (s’emballa le Mimil’. Il remuait les lèvres au point d’en faire monter la moutarde au nez) J’l’ai croisé hier après-midi et j’lui ai proposé de v’nir. Il a refusé.
- Il a toujours foutu la merde ! (grogna notre maman).
- J’pense que vous avez raison. Viens Mimil’, on descend chez lui !
- On va lui régler son compte ! (le Mimil’ approuva. Son poing sur la table fit danser le gros cendrier « Martini »).

 

On frappa à la porte. Comme j’étais le plus près, j’ouvris :
- Bonjour Catinète.
- Bonjour, bonjour. Ah ! Vous êtes là monsieur Milou… (La Catinète débitait son texte au rythme d’une mitraillette) Grève… Gendarmerie… Frère… (Notre papa et le Mimil’ la regardaient sans rien comprendre) Faut que vous disiez à mon Tonio d’arrêter la grève. (supplia la Catinète. Nos parents et le Mimil’ en restaient baba) Ils vont l’expulser s’il continue.
- Mais qui va l’expulser ?
- Les gendarmes ! (s’énerva la Catinète) Les gendarmes vont l’expulser !
- Les gendarmes ? Qu’est-ce que les gendarmes viennent faire là-dedans.
Quelqu’un faisait courir le bruit que les étrangers qui faisaient grève seraient expulsés.
- On a connu ça, hein madame Oda en 1940 ! J’veux pas le revoir aujourd’hui (pleurnicha la Catinète) Surtout que j’suis enceinte…
- Qui raconte ça ? (tonnèrent notre papa et le Mimil’).
- J’peux pas vous dire, monsieur Milou. Dites au Tonio de r’prendre le boulot. Vous, il vous écout’ra.
- Ça va ! J’ai compris. C’est le Dani !
- T’vois quand j’te le disais (fit le Mimil’) Viens, Milou, on descend lui faire sa fête.
Tonio était parti voir son frère et ses cousins, eux voulaient retourner au boulot. Ils avaient peur de l’expulsion.
- Tonio veut leur casser la gueule s’ils arrêtent la grève. Faut pas qu’i fasse ça… Dites-lui, Monsieur Milou, de r’prendre le boulot.

 

A nouveau, on frappa à la porte… Sans attendre qu’on lui ouvre, Igor entra comme une furie. Sa figure était blanche. Encore plus que d’habitude, pour ne pas dire livide.
- Qu’est-ce t’arrive Igor ?
Igor revenait de l’entrepôt Mièsse. La majorité des gars avaient repris le travail ce matin. Beaucoup étaient étrangers et avaient peur que la gendarmerie les expulse.
- Les gendarmes étaient là ?
- Penses-tu. Ce sont des racontars. Il n’y avait que le Fanfan qui traînait…
- Qui raconte ça ? Le Fanfan ? (s’écria notre papa).
- Non, non.
- C’est le Dani ! (s’écria le Mimil’) Cherche pas Milou, c’est le Dani !
- Alors, c’est le Dani… (souffla notre papa).
- Vous y êtes pas, c’est le Nano (affirma Igor) Ils lui ont promis de le nommer chef d’équipe.
Il y eu comme un flottement, on aurait pu entendre une mouche voler. A voir la mine de nos parents et du Mimil’, sûr ils se demandaient si c’était du lard ou du cochon. Le premier à retrouver la voix fut notre papa :
- Arrête tes conneries !
- J’suis pas étonné… Déjà pour Tincry (avança le Mimil’).
- Oh, tu crois ? (objecta notre maman) Le Nano, c’est pas son genre.
Igor l’avait entendu de ses « propres oreilles ». Devant lui, le Nano avait menacé d’expulsion les cinq étrangers qui refusaient de retourner au travail. Il y avait Tonio, son frère, deux autres Italiens et un Polonais.
- Tonio a pas arrêté la grève (déplora la Catinète).     
- Le Nano m’a même dit qu’on allait m’expulser. Expulsé, moi ! J’suis ici depuis 1916. J’ai connu les Allemands, les Français, et encore les Allemands, et encore les Français. J’lui ai dit que j’avais rien à foutre de ses gendarmes, j’ai connu pire !

 

Notre papa et le Mimil’ étaient abattus, sans voix.
- Quel salop ! (lâcha notre maman) J’aurai jamais crû ça du Nano.
- Et les autres ? Les Français ? (se ressaisit notre papa).
Les Français comme il disait étaient minoritaires. De peur d’être expulsés, les étrangers avaient repris le travail. Certains Français avaient suivit le mouvement surtout que le gendre du Mièsse avait promis de nouvelles sécurité sur les chantiers « c’était toujours bon à prendre ». Il envisageait même de revoir le paiement des heures supplémentaires. La quinzaine restante :
- Ils attendent cinq heures. Comme t’avais dit que tu ferais le compte-rendu pour Tincry.
- On va y aller maintenant (proposa notre papa) D’accord ? (Igor et le Mimil’ approuvèrent) Autant percer l’abcès tout de suite.
- Au fait (reprit Igor) C’est le Nano qui a bavé pour la carrière de Tincry. Faudra qu’on pense à le remercier pour tout ce qu’il fait.
Une grimace déforma le visage de notre papa :
- T’inquiète, j’le choppe, j’le tue.
- Vous direz au Tonio d’arrêter la grève, nème monsieur Milou ?
- On va voir Catinète. On va voir…

 

Nous avions dîné depuis longtemps lorsque notre papa rentra. Il chamboulait un peu et nous envoya un regard vitreux. Sans même nous adresser une parole, il s’affala sur la chaise la plus proche. Accoudé à la table, la tête entre ses mains, il psalmodiait :
- J’suis qu’un con. Mes enfants, j’suis qu’un con…
- T’veux manger ? (tenta timidement notre maman).
- Pas faim… J’suis qu’un… (Nous avions beau nous être serrés contre lui, nous avions beau lui dire que « c’était notre papâ, un gentil papâ », il n’en démordait pas) J’suis qu’un con !
C’était la première fois que nous voyions notre papa pleurer. Au bout d’un moment, il consentit à raconter. Tout le monde reprenait le travail. La Direction convoquait, individuellement, le Mimil’, Igor, Tonio et notre papa « Pour nous foutre à la porte ». Les accusant d’avoir utilisé un camion de l’entreprise à des fins personnelles et d’avoir entravé la bonne marche de l’entreprise. L’huissier était venu ce matin pour constater les faits.
- Toi et tes idées du syndicat (pesta notre maman. Et elle s’adoucit) Pourquoi les autres arrêtent ?
Le gendre du Mièsse avait annoncé que les heures supplémentaires seraient payées et qu’il allait étudier la question de la prime de panier.
- Dans un sens, vous avez gagné (avança notre maman).
- Le Mièsse respectera pas sa parole. Demain, tout le monde aura reprit le travail. Il fera traîner les choses.
Et notre papa se lança dans une longue tirade. Les ouvriers n’étaient que des cons. Plus on leur donnait de coups de bâtons, plus ils en redemandaient. Les patrons avaient bien raison d’en profiter. Pour lui, c’était fini, plus jamais il ne s’en mêlerait. Chacun sa merde.

 

Epilogue

Nous avions enfin compris ce que voulait nous montrer le Heurlin : « Le Peût’ôme est sous votre nez, cherchez mieux ». Oui, le Peût’ôme était sous notre nez. Il existait réellement. Pour notre papa et ses camarades, le Peût’ôme s’appelait Mièsse. Le lendemain, le Heurlin nous conforta dans notre conviction et déclara :
- Tant que les ouvriers n’auront éliminé, une bonne fois pour toutes, tous les Peût’ômes. Et vot’ papa n’est pas un con, c’est un homme bien. Son seul tord, c’est de ne pas s’être plus appuyé sur ses camarades. Vous verrez la prochaine fois, il réussira.

Bien des dizaines d’années plus tard, je m’étais assoupi sur mon fauteuil. Pourtant, il n’était pas très tard. Je fus réveillé par des aiguilles qui me transperçaient les cuisses et un effrayant cri. Le Chanoire était dressé, le dos arc-bouté. Il crachait, miaulait méchamment, me labourait les cuisses. J’en échappais mon livre : « Les Trois Mousquetaires ».
Un éclair zébra mon cerveau. Là ! Là, devant moi, dans la petite lucarne… Là ! Le Peût’ôme.
Le Chanoire l’avait reconnu. Il ne s’appelait plus Mièsse. Je n’ai pas bien retenu le nom : Bettencourt, Arnault, Peugeot, Dassault, Saputo, Dangote ou je ne sais… A ce que je compris, il annonçait des profits record pour cette année, malheureusement son groupe prévoyait de fermer trois usines… et de licencier en masse. Les actions du groupe venaient de s’envoler dans les bourses de la planète.

Le 9 octobre 2018

 
 
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A suivre

Drôle de cortège

(Le Peût’ôme, enfin // Drôle de cortège // La Légende des Mioches)

En avant pour de nouvelles aventures

 

Le Sotré
C’est la fête
Le Vélo
Le Peût’ôme
Prologue
Direction la maison:
* Immense trou
Vive la Grève
Le Peût’ôme, enfin
~ Devenus transparents
~ Le Traitre
(Epilogue)
Drôle de cortège

La Gazette des Fiawesseptembre 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
La Mikète, ma soeur 5 ans 1/2, le Dabo, moi 2 ans 1/2, le Fofo 12 ans, l'Oda notre maman 28 ans, le Milou notre papa 28 ans,

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Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 30/05/2024

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