Pour ou contre (1)

L’hiver 1879/80 avait été particulièrement rigoureux. Comme chaque année, le printemps fut un miracle. Le François Dégré avait l’habitude de se lever tôt, même si, aujourd’hui, il n’allait pas au chantier, vu qu’on était dimanche. De son père, il avait hérité ce plaisir à admirer le paysage dès l’aurore. Cette année, la nature avait été si longtemps engourdie par la carapace de neige, si longtemps oppressée par le ciel cendré. Ce qu’il vit, ce matin-là, déclencha un cri de joie :
- La Catinète ! viens donc’ wôre.

La pauvre femme faillit échapper la casserole de lait qu’elle s’apprêtait à mettre sur le fourneau. Imaginant quelque malheur, elle se précipita à l’extérieur :
- Qu'est-ce donc' vous arrive ?
- R’garde !

A quelques pas, sur la gauche de la pompe, une touffe de perce-neige émergeait du terrain encore spongieux par la fonte des neiges. Les petites clochettes blanches congédiaient l’hiver.
- Tiens, j’vâs aller wôre s’y a des peuhhonleuts.
- Après votre déjeuner le Françwès ! Les pissenlits vous attendront...
- Après le déjeuner.
Et il rentra s’enfiler son lait et une bonne caye de pâté.

Allez va, le printemps était bien comme tous les ans... Et, pourtant, cette année, notre François prenait plaisir à redécouvrir la nature. Quelques jours plus tard, il fit la fête à quelques crocus qui formaient une « cascade » sur le talus. Il disputa un moineau qui volait le nid que des hirondelles avaient construit l’année passée. Crois-moi, le chpatze s’en moqua effrontément et lui répondit par de longs piaillements.

Le printemps chevauchait allègrement les collines et réveillait la nature. Même les peupliers qui avaient monté la garde durant l’hiver se sentaient pris par la tourmente. Au cours de sa ballade à La Marchande, il respira si longtemps le doux parfum des bois qu’il en garda le souvenir toute la journée. Et voilà que les collerettes des primevères se hâtaient de figurer au premier plan.

Ce printemps était béni. Voilà que les contrôles se desserrèrent à la frontière. Son copain, le Kihm de la place de la République, lui confirma la bonne nouvelle.
- Et l’Ujène ? lui demanda le Kihm.
- Va s’marier avec la fèye d’un commerçant en monuments funéraires...
- Pourqwè te lui rends pas visite ?
- Dès j’attelle le tombereau, j’ai un policier sur le dos... Jèmàs me laisseront passer la frontière...
Le Kihm allait souvent à Nancy, il promit de rendre visite à l’Eugène.

Malgré leur impatience, les Dégré hésitaient. Les semaines passèrent et voilà que le Kihm monta un rendez-vous avec l’Eugène. Ainsi, le François et la Catherine pourraient revoir leur fils et connaître sa future épouse.

La revue militaire du 14 juillet à Lunéville n’avait pas son égal en éclat et en brio. Et depuis quelques années nombre d’annexés Lorrains allaient y fêter la France. Le voyage n’était pas une mince affaire. Déjà la route était rude, longue, accidentée. Et la frontière ! Les Prussiens les laisseraient-ils passer ? Ou les refouleraient-ils ? Le Kihm lui avait assuré que la police n’était guère regardante ce jour-là.

Il ramina des jours et des jours. Argumentant pour, argumentant contre. Sa tête allait exploser… On le voyait par les chemins, les sourcils froncés, les veines gonflées à un tel point que son front en devenait cramoisi...
- Pour sûr ! Vot’ père nous couve une jaunisse ! dit la Catherine à ses filles.
Le François remâchait son voyage comme une vache rumine son foin. Si bien que la veille du départ, il demanda à la Catherine de lui préparer un œuf dur. Sûr ! L’émotion et les rameûsses lui avaient donné une petite faim. Vu qu’elle ne vit pas son homme enfourner son œuf dans la poche du manteau, elle n’alla pas chercher plus loin.

Le soir, ils allèrent à la messe. Car vois-tu, le lendemain, ils partiraient tellement tôt qu’ils n’en auraient point le temps. Ils prièrent afin que le voyage se déroule bien. Ils prièrent afin de retrouver leur fils dans cette ville inconnue. A la sortie de la messe, ils passèrent chez les Kihm.

Une dernière fois, le Kihm leur fit les recommandations nécessaires, leur indiqua bien trois fois où se trouvait le café, où ils retrouveraient l’Eugène. Le François gesticulait comme un pantin tellement il était heureux. Il tapa même plusieurs fois sur ses cuisses, à l’endroit même où tombait son manteau, à l’endroit même où se trouvait les poches.... Mais, il ne réalisa pas. Le malheureux !

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Pour ou contre (2)

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Date de dernière mise à jour : 10/11/2023

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