Le secteur des caps

Tourilli (Québec)

 

par Bernard Antoine

 

Un soleil radieux illuminait l’intérieur du chalet. Par le grand mur fenêtré, la vue sur le lac gelé, ouaté de blanc, immobile, entouré de pentes boisées, s’étendait loin, très loin vers le Nord. Bernard ayant gardé le poêle actif toute la nuit, une douce chaleur invitait à la paresse. André, Blue sur ses talons, s’affairait à la préparation du petit déjeuner. Œufs miroir agrémentés de pomme de terre rissolée, crêpes (à la farine de sarrasin) au sirop d’érable, café au lait à profusion, une odeur irrésistible embaumait la pièce. André et Bernard étaient déjà à pied d’œuvre alors que les enfants dormaient à poings fermés.
- Blue ! Va ! Réveille la Mikète, ordonna André.
Aussitôt la chienne monta l’escalier. Couchée à demi sur le sol, à demi sur le matelas, une patte sur la poitrine de la Mikète, l’autre sur l’oreiller, se mit à lui lécher allègrement le visage. Encore ensommeillée, elle repoussa l’animal sans même s’en rendre compte.
- Scheiße ! Fout le camp !
Deux jappements bien sonores tirèrent les deux Mioches de leur rêverie. La chienne insista et un nouveau barbouillage tira complètement la Mikète de son sommeil.
- Blue ! Ma Blue. J’â cru qu’c’était l’Sotré qui voulait me bouffer !
La Mikète attrapa Blue par le cou et roula sur le lit provoquant le réveil en sursaut du Dabo :
- Blue ! s’écria-t-il.
Le Dabo sauta sur le matelas. Chienne et Mioches ne formaient plus qu’un. Chacune et chacun voulant câliner les autres.
- Descendez, le petit déjeuner est prêt ! L’appel d’André était formel.
Le repas terminé, les chiens nourris et attelés, l’heure du départ venait de sonner. Un ciel bleuâtre, presque clair, d’apparence frileuse, s’ouvrait au-dessus de nos têtes. Le temps n’était pas chaud… La neige grinçait sous les patins du traîneau; elle rendait un son aigre, presque sinistre et quand la neige se lamente ainsi, c’est un signe évident qu’il fait un froid de Pôle-Nord. Au détour du chemin, nous traversons un pont de bois rustique enjambant la rivière Tourilli. Sur une longueur d’environ cinq lieues s’étend une immense forêt d’épinettes et de sapins. Nous venions d’atteindre la pointe sud du Lac Tourilli et suite à une longue courbe, la piste s’étirait maintenant plein Sud. Le « chemins des caps » la traverse dans toute son épaisseur, l’endroit pittoresque par excellence. Curieux de nature, le Dabo s’amusait à regarder de chaque côté du chemin, au pied des épinettes géantes, de petits arbrisseaux touffus, tout couvert de neige revêtant des formes fantastiques prenants parfois des aspects de bêtes fauves, de gros ours blancs et même du Sotré qui n’attendaient que l’occasion de se jeter sur lui. Il en frémissait.
- R’garde Mikète, là-bas… des fantômes… Là… un ours tout blanc… Waahh! ‘vont pas nous manger… Hein…?
- Vont t’manger tout cru, ricana la Mikète. Et vont s’curer les dents avec tes osselets.

 

Le Grand Manitou

Soudain sur notre droite, à une quinzaine de mètres de la piste, un immense rocher d’au moins trois mètres de hauteur, le dessus plat, attira notre attention. Il marquait le début d’un cran rocheux, presque vertical, gagnant en hauteur. À peu de distance, le même phénomène se présenta à gauche. De chaque côté du sentier, ces gigantesques parois formaient deux longs murs se découpant par leur sommet sur la voûte bleue du ciel. Ces crans prirent si rapidement de la hauteur, atteignant parfois quarante mètres, que nous nous sentions tous petits. On aurait dit les parois d’une gorge étroite au fond de laquelle nous avancions. L’attelage glissait sur une légère pente descendante accélérant ainsi notre vitesse au grand plaisir du Dabo qui tapait des mains et chantait : « Go ! Inouk. go ! ». De secondes en secondes, les impressionnants murs de pierre se rapprochaient. Si près que nous avions l’impression de circuler dans un corridor aux murs sombres avec, toujours au-dessus de nos têtes, formant un agréable contraste, la bande bleue du ciel, délimitée par la crête dentelée des caps. La Mikète donnait des signes d’inquiétude.
- Brrrr… On file droit au repaire du Sotré, dit-elle grimaçant.
- Crac ! On va lui tordre le cou, approuva le Dabo.
- Les Hurons entretiennent une légende au sujet de ce canyon. Écoute… Je te raconte ce que je sais. Il y a longtemps, très, très longtemps, le Grand Manitou avait donné une mission à cette montagne que nous traversons. Une mission dont j’ignore l’objet, mais que la montagne aurait volontairement ignorée. Cette désobéissance a entraîné le courroux du Grand Manitou sur elle. À propos, tu as certainement entendu parler du Grand-Manitou.
- Ben ouais! Not’papa disait que c’est celui qui manie tout!
- Ah ! Le Milou, toujours aux premières loges pour faire des calembours !
- Même qu’i disait que la môman était son Manitou à lui, renchérit le Dabo.
- Tien, tien, c’est un peu comme ça chez moi aussi; mais ici on dit que c’est une «Germaine»… elle gère et mène… C’est pareil, mais dit en d’autres mots. Bon, bref! Je reviens à ma légende. Le Grand Manitou dans sa colère demanda à l’Esprit-du-Mal de châtier la coupable…
- L’Esprit-du-Mal chez nous c’est le Sotré… Il est capable de tout! Coupa la Mikète.
- Des fois, il est gentil le Sotré, des fois, il est méchant. T’sais André, l’Sotré, l’a attaqué not’ Fofo. Et il a foutu une bûche dans la gueûle d’la Mikète.
- On dit pas la gueûle, on dit la figure. R’garde Bernard, j’â encore la marque là, dit la Mikète en montrant la cicatrice à ses lèvres.
- Tien ! Faudrait parler de ce Sotré aux Hurons, peut-être seraient-ils intéressés à donner un nom à ce faiseur de Mal… Mais laisse-moi terminer mon récit. Donc, l’Esprit-du-Mal, le Sotré si tu préfères, vint planer au-dessus de la montagne un grand tomahawk à la main… Un tomahawk c’est…
- J’sais c’que c’est… une grosse hache… gronda le Dabo fièrement.
- Bien, très bien… Si tu étais un Huron, tu aurais droit à ajouter une plume à ton bandeau serre-tête… Bon, le Sotré frappa si fort qu’une partie de la montagne s’est vue profondément entaillée. Cette blessure, comme une malédiction, ne se cicatrisera jamais. C’est justement cette faille que nous traversons actuellement.
- Dis voir, si ça s’trouve, on va tout droit à la grotte du Sotré… C’est sûr… Hein… ? Tu vas nous aider à l’attraper ! S’enquit la Mikète toute excitée à l’idée.
- Hélas ! non, ce sera pour une autre fois. Vois, déjà le canyon s’élargit et les caps sont beaucoup moins hauts.

 

La Barrière

En effet, le sentier qui sillonne ce dernier bout des caps dégringole en pente raide, et l’on peut s’imaginer que dans une telle descente, les chiens ne tirent point d’arrière, soulevant des nuages de poudrerie et parfois il arrivait que le Dabo fût tout navré par cette avalanche de poussière neigeuse. Mais il était si heureux qu’il criait sa joie, la bouche grande ouverte, avalant la neige à s’en étouffer.
Du sommet de la colline que nous venions de descendre, on voyait au bas une large vallée se dessiner. À la base de cette pente, à flanc de montagne, on déboucha sur un plateau dégarni où coulait en contrebas, la rivière Sainte-Anne. On s’y arrêta pour une pause chocolat chaud, café, biscuits et se dégourdir les membres. Tout agréable que soit cette randonnée, force est d’admettre qu’un petit répit est bienvenu; les chiens aussi étaient de cet avis.
Après la pause, nous reprenions la route blanche qui longeait maintenant la rivière zigzagant le long des ballons des Laurentides couverts d’épinettes touffues se serrant les unes aux autres. Il nous fallut à peine une heure et demie pour atteindre la « Barrière ». La « Barrière » c’est tout simplement un poste de repos, où l’on se refait quelque peu des fatigues subies pendant les deux heures de cahotage précédentes et où, surtout, nous allons prendre le repas du midi et donner caresses et collation aux chiens qui l’ont bien mérité.
- Nous approchons de la fin de notre périple. Dans un peu plus d’une heure nous seront de retour au chenil. Le temps est superbe, le soleil a réchauffé l’atmosphère. Notre entrée sera triomphale. Je vois les enfants emballés de leur expérience. Ils ne sont pas près de l’oublier, concluait André chez qui on sentait l’émotion du moment.

 
 

Tourilli (Québec) :
L’arrivée 1 (L’aéroport)
L’arrivée 2 (Kabir Kouba)
Tourilli 1 (Le chenil)
Tourilli 2 (Les moteurs)
Tourilli 3 (Nature indomptable)
Tourilli 4 (Le défi)
Tourilli 5 (Le secteur des caps)
Tourilli 6 (Terminus)
La pièce du Castor
Rennes et Reines

 

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.
Voir le Dictionnaire des Mioches
Voir le Lexique quebecois

Date de dernière mise à jour : 04/11/2023

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