Le Puits aux Bébés

(Immense trou // Le Peût’ôme // La Légende des Mioches)

 
 
 

La discussion repartit sur la grève. Au début de 1919, le Heurlin avait essayé de lancer un mouvement à la soudière. Mal préparée, la grève avait rapidement échoué et les ouvriers s’étaient désolidarisés de cette poignée d’hommes qui prônaient la République socialiste. La petite dizaine avait été licenciée au bout de cinq jours sans avoir réussi à entraîner leurs camarades. Et même pire, certains s’étaient rangés du côté du patron.
- J’ai appris qu’une grève, ça se préparait. Trop tard, j’avais plus le moral et mon meilleur copain s’est suicidé. Tout le monde en ville me regardait de travers…
Le Heurlin habitait, avec ses parents, une maisonnette de la cité Solvay. Les patrons de la soudière les avaient foutus à la porte et expulsés de leur logis. Le père Galate les avait ramassé dans la rue et, depuis, il les logeait ici, dans la ruelle des Sorcières. Puisqu’on le prenait pour un dégénéré, le Heurlin jouait au dégénéré.

 

Les adultes commençaient à nous saouler avec leur discussion à la mord-moi le nœud. Ma sœur me glissa : « On va voir le Puits aux Bébés ». Elle profita d’une pause :
- On peut sortir papâ ?
- On va y aller…
- Nom de Dieu ! J’vâs vous montrer le jardin (avança le père Galate).
- N’oubliez pas ce que j’vous ai raconté (fit le Heurlin) Ce sont peut-être les racontars d’un vieux fou, mais peut-être pas… Préparez votre grève, discutez de vos revendications avec les autres gars, réunissez-vous, encouragez les hésitants. Et lancez votre grève seulement lorsque vous serez suffisamment nombreux. Pas avant.
- Oui… Oui… (fit notre papa sur le même ton que le faisait ma sœur quand elle voulait dire : « cause toujours, tu m’intéresses »).
Le père Galate entraîna notre papa et le Mimil’ vers le jardin.
- Allez, vous deux !
- Oui papâ, dans cinq minutes (répondit ma sœur).
- Pas dans la rue, nème !

 

Ma sœur profita que le Heurlin se retrouvât seul pour lui demander s’il connaissait le Puits aux Bébés. En compagnie du Heurlin, cette fameuse ruelle des Sorcières devenait presque agréable. Sauf que mis à part celle du Heurlin, toutes les maisonnettes étaient abandonnées. Le même genre de maisonnettes entouraient la Cour des Miracles. Au centre : « Le v’là, vot’ Puits aux Bébés ! ». C’était quand même bizarre. Avant, on ne comprenait pas ce que braillait le Peût’ôme, enfin le Heurlin. Et maintenant, ses paroles étaient limpides.
Décevant ! Somme toute frustrant. Un immense trou, disons plutôt un profond trou. Le Puits aux Bébés n’avait rien d’extraordinaire.
- C’est là que la sage-femme puisait les enfants ?
- Oui (rigola le Heurlin).
- Alors, c’est là que j’suis née… (regrettait presque ma sœur).
- Moi, c’est à la maternité de l’hôpital, pass’que le puits était tari.
Ma sœur toucha le vieux seau en bois cerclé de fer qui traînait sur la margelle. Celui-ci était relié à une corde enroulée sur une grosse poulie. Elle demanda : « Et si on descend le seau ? ». La poulie couina douloureusement lorsque le seau descendit la dizaine de mètres. Le Fofo dressa les oreilles. Elle couina encore plus cruellement lorsque le Heurlin remonta le seau. Le Fofo se dressa sur ses pattes arrières et posa celles de devant contre la margelle. Nos yeux s’écarquillèrent lorsque le seau refit surface… Le Heurlin déposa le seau à nos pieds. « Oooh ! » fîmes dans un parfait ensemble. Le Fofo approcha et jappa de ravissement…

 

Nous avions vu ce que contenait le seau. Le Heurlin n’avait pas été avare en paroles pour nous parler de l’histoire de la Cour des Miracles et de son Puits aux Bébés, ni de celle de la fameuse ruelle des Sorcières. La tête farcie, nous avions rejoint notre papa qui admirait son futur potager. Un spectacle différent, mais tout aussi passionnant…
La visite terminée, en ressortant de la Cour des Miracles :
- Non, franchement, un beau jardin (répétait notre papa) Tu le loues combien ?
- On verra, Milou, on verra. T’inquiètes (répondit le père Galate) Pensez à ce que vous a dit le Heurlin. Nom de Dieu ! Je suis vieux aujourd’hui, j’tiens pas à vous ramassez tous les deux dans la rue (Notre papa haussa les épaules) Soyez prudent, préparez mieux votre grève. J’suis de votre côté, même si j’ai aucun rapport avec le Mièsse.

 

La Bianche-tète avait disparu, même sa chaise s’était volatilisée.
- Dis père Galate, on va voir le truc que t’as dis ?
- Quel truc ?
- Tu sais bien, là ousqu’on met les morts.
Il y avait juste la rue à traverser. Dès qu’elle vit le cercueil, ma sœur s’écria :
- R’garde le Dabo, c’est la longue caisse en bois qui est dans le carrosse de la Licorne.
- J’vois…
- Qu’est-ce qu’y a dans la longue caisse ?
Le père Galate la souleva. Et comme je réclamais pour voir, le Mimil’ me souleva. Il ne fallait pas toucher la longue caisse parce que le vernis n’était pas encore sec. Bâ, alôre ! Il n’y avait rien dans la caisse. Le vide !
- Ousqu’i l’est le mort ?
Le père Galate se lança dans de longues explications. Le mort, en l’occurrence ici la morte était chez elle. Le père Galate et le Mimil’ avec son petit camion allaient porter ce soir le cercueil à la maison de la défunte. Ensuite, ils mettraient la morte dans le cercueil en présence du Fanfan…
- L’Fanfan s’occupe des morts ?
Notre sergent de ville constatait que c’était bien la personne morte et déclarée à l’état-civil qu’on mettait dans le cercueil. « C’est la loi » précisa notre papa.
- Et après la Licorne viendra chercher la morte. On mettra la longue caisse dans son carrosse, nème père Galate ?
- C’est ça. Tu as tout compris (s’adressant à notre papa) Les enfants n’étaient pas comme ça avant. Nom de Dieu ! Tu as de superbes enfants, Milou.

 

La visite était terminée, on allait remonter chez nous.
- Dans deux ou trois heures, c’est bon ?
- Prends ton temps Mimil’, la morte risque pas de se sauver (rigola le père Galate) J’attends que le vernis sèche (Au moment où nous quittions l’atelier, il rajouta) Pensez bien à ce que vous raconté le Heurlin. Vous savez, il a de l’expérience et il a analysé pourquoi il avait échoué dans la grève à la soudière. Nom de Dieu ! Organisez-vous avant.
- Oui, oui (fit notre papa sur un ton neutre) Tu viens boire une bière ?
- Une autre fois Milou.
Et ils se quittèrent sur ces bonnes paroles. En remontant, le Mimil’ demanda :
- Qu’est-ce t’en pense pour la grève ?
- On fait comme on a dit. Le Heurlin, il vit avec ses souvenirs de trente ans. Tu parles…. Et nous, on veut pas faire la Révolution (rigola notre papa) Et sa Rosa Luxembourg, pfuitt… Juste nos heures supplémentaires et la prime de panier.
- Way… Way… J’pense comme toi.
La tante Agathe était comme toujours à sa fenêtre :
- Alors, Milou, c’est bientôt la grève ?
- On commence lundi tante Agathe…
- Si vous faites une manifestation, vous passerez par là, nème ? Que j’ai un peu de distraction.
Un camion du Mièsse s’arrêtait, Tonio et Igor en descendirent. Notre papa et le Mimil’ traversèrent. Finalement, tout le camion se vida. Voilà bien une quinzaine de gars en train de tenir meeting.
Nous fîmes le compte-rendu de nos découvertes sur le Peût’ôme, le Puits aux Bébés, la ruelle des Sorcières et la Cour des Miracles. La tante Agathe ponctua notre récit de « hum » et de « sans doute », sans ni confirmer les dires du Heurlin ni les démentir. Elle semblait plus intéressée par ce qu’il se tramait en face que par nos découvertes.

 

Notre maman avait mis la radio, nous la surprîmes en train de danser.
- Alors, vous avez vu le jardin ?
- Oh oui, il est bien grand. Et le papa, il arrêtait pas : là, mes patates ; là, des fraises. Hein Mimil’. Et le Mimil’ faisait une bonne tête et répondait : way, Milou, c’est une bonne idée. Oh ! Tu sais môman qui on a vu ?
- Non, dis voir…
- Le Peût’ôme !
- Vous avez vu le Peût’ôme ? Il vous a pas mis dans son sac ?
- C’est le Heurlin (annonça ma sœur) On croyait que c’était le Peût’ôme.
- Oh ! Le Heurlin, ce haltata ! (tonna notre maman).
- On croyait que c’était le Peût’ôme (insista ma sœur) Et ben, non, c’est pas lui le Peût’ôme.
- Il a l’air sympa comme bonhomme (l’approuvai-je) Il nous a donné de la limonade et on a été dans sa maison.
Nous contâmes nos découvertes
- Y’avait pas d’sorcières dans la ruelle.
- Elles étaient parties ? (ricana notre maman).
- Non, non. On appelait la ruelle comme ça…
Au temps où la Lorraine était indépendante et que la saline était au centre de la ville, les ouvriers logeaient dans des maisonnettes sans grand confort. La ruelle des Sorcières et la Cour des Miracles étaient les seules qui avaient survécues de cette époque. Elles furent ainsi baptisées par les bourgeois parce qu’elles restaient habitées par les plus pauvres de la ville.
- Et tu sais ce qu’il y a dans le Puits aux Bébés ?
- Vous avez vu le Puits aux Bébés ?
- Le Heurlin nous l’a montré (intervins-je) Et on a même puisé…

 

Dans les anciens temps, l’eau courante n’existait pas. Les gens puisaient ici leur eau. Au début, il n’y avait pas de protection autour du puits de la Cour des Miracles. Si bien que plusieurs piats enfants étaient tombés dedans. A force, les gens avaient construit une margelle en pierres haute d’une quarantaine de centimètres autour de l’ouverture. Et ainsi éviter aux enfants d’y tomber. Pour oublier tous ces malheurs, on avait prétendu puiser les nouveau-nés ici. C’est pour cela qu’on l’appelait le Puits aux Bébés.
- Mais y’a toujours de l’eau, môman (affirmai-je) Le Heurlin a puisé un seau.
- Nous, on croyait qu’il allait remonter un bébé ! Mais, c’était de l’eau.
- Ben dis-donc, vous avez bien fait d’aller là-bas (admira notre maman).
- Comme ça le Fofo a eu à boire (fis-je) Il était bien content !
Nous étions un peu déçu par cet immense trou, pardon ce profond trou. Mais, nous l’avions vu et nous pouvions en parler en connaissance de cause.

 
 
Flech cyrarr

A suivre

Une fiawe

(Vive la grève // Le Peût’ôme // La Légende des Mioches)

Il existe ? (nous effarâmes dans un parfait ensemble, même le Fofo glapit d’effroi) 

 

Le Sotré
C’est la fête
Le Vélo
Le Peût’ôme
Prologue
Direction la maison:
* Immense trou
~ Dans le trou
Méthode de reproduction
Remous
Peaux d’lépins
~ Le Puits aux Bébés
Vive la grève
Le Peût’ôme, enfin
Epilogue

La Gazette des Fiawesseptembre 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
La Mikète, ma soeur 5 ans 1/2, le Dabo, moi 2 ans 1/2, le Fofo 12 ans, l'Oda notre maman 28 ans, le Milou notre papa 28 ans,

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Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 28/05/2024

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