Peaux d’lépins

(Immense trou // Le Peût’ôme // La Légende des Mioches)

 
 
 

Qu’est-ce qui nous interloqua le plus : l’effrayant vacarme qui provenait de la cour ou le lugubre aspect de ce qu’on pourrait appeler un couloir bordée de maisonnettes ? Le Fofo galopa vers la cour… Il s’arrêta, jappa agressivement, fit demi-tour, revint à toute vitesse. Il se tassa derrière nous.
L’effrayant vacarme avait cessé. Nous avançâmes presque à tâtons, très lentement, sur nos gardes… La ruelle des Sorcières ! Nous étions dans la ruelle des Sorcières. Etriquée, voûtée, sombre à souhait, une sorte de couloir bordé de maisonnettes délabrées… Je sursautai… Une goutte d’humidité venait de tomber sur ma tête…
Une odeur infecte nous écœura. Une porte à moitié déglinguée entrouverte… Ma sœur la poussa. Le sinistre grincement nous fila la chair de poule. La pièce était encore plus ténébreuse. De l’étroite fenêtre, le filet de lumière éclairait un tas. Un tas qui dégageait ces effluves nauséabonds, des effluves de pourriture et de mort.
- Les enfants pas sages (vomit ma sœur en refermant vivement la porte).
Ici, le Peût’ôme dépeçait les enfants qu’il attrapait. Lorsqu’il en avait suffisamment accumulés, il les mettait dans un sac et les montait à la Suisse des Morts pour les jeter dans l’immense trou.

 

Le silence régnait. Nos pas crissèrent à nouveau dans nos cerveaux. Les pavés étaient gros, disjoints, tords-pieds. Encore pire que ceux de notre trottoir. Vingt mètres, trente, peut-être plus, interminable. A quelques pas, sur la gauche, la cour… Une nouvelle goutte d’humidité hérissa ma tignasse…
L’effrayant vacarme reprit. Des gerbes d’étincelles jaillirent. Nous étions comme tétanisés.
- Aaaaaaah ! (braillâmes ensemble).
Le Graoully !
- Aaaaaaah ! (braillâmes de plus belle).
La peau de mes bras ressemblait à celle d’une volaille que l’on vient de plumer.

 

Vacarme et étincelles cessèrent… Un grognement succéda… De lourds pas approchaient… Le Fofo se ramassa sur lui. Il aurait pu se faufiler entre deux pavés, il l’aurait fait… De l’angle surgit…
- Aaaaaaah ! (braillâmes encore plus fort).
Cheveux ébouriffés. Barbe en bataille. Un affreux rictus déformait son visage. Des yeux haineux qui sortaient de sa tête. Des sourcils épais et foncés. Un dos vouté. Le trou béant de son pantalon bleu laissait entrevoir une cuisse velue. A sa main… A sa main… Muet, paralysé, je l’étais devenu. Ma sœur articula difficilement :
- Le… Le Peût’… Le Peût’… ôme… Le Peût’ôme…
A sa main… Un immense couteau.

 

- Nom de Dieu ! Heurlin, encore en train de traumatiser les enfants ?
- J’y peux rien, Galate. J’étais en train d’aiguiser mon couteau… J’ai entendu des cris, j’suis v’nu voir c’qui passait. Vraiment, j’suis confus. Voulais pas les effrayer…
- Paye ton chlouke pour te faire pardonner ! (rigola le père Galate en lui tapant sur l’épaule).
- Bière, vin… Amer bière, si vous voulez. Et limonade pour les Mioches ?
Pas tout à fait remis de notre frayeur, nous bafouillâmes un « Oui… » bien mou.
Nous étions assis dans cette petite salle aux murs décrépis. Malgré la vaisselle qui traînait sur la pierre à eau, c’était bien propre. Notre maman aurait sûrement dit : « Pour un homme, il tient bien son ménage ». Nous sirotions en silence nos limonades. Apaisé, le Fofo ronflait en toute quiétude sous la chaise de ma sœur.
Etait-il vraiment le Peût’ôme ?

 

Le père Galate tenait le crachoir. Il expliquait de long en large l’histoire des heures supplémentaires et le refus de payer la prime de panier. Le Heurlin hocha la tête :
- Plus on a, et plus on veut en avoir. Le Mièsse est un patron comme les autres (Cela, notre papa et le Mimil’ le savaient. D’ailleurs, ils le dirent sans détours. Le Heurlin répondit simplement) C’est pas le cheval qui gagne l’avoine qui la mange.
Notre papa et le Mimil’ s’emballèrent subitement. Dès demain, ils arrêteraient de travailler, le Mièsse serait bien obligé de leur payer les heures et la prime de panier.
- Rira bien qui rira le dernier ! (scanda notre papa).
- Vous êtes combien dans la boîte ? (demanda le Heurlin).
- Quatre-vingts, par là…
- Et combien pour la grève ? Pass’que là, arrêter le travail, c’est faire grève.
- Je sais ! (se vexa notre papa) Toute notre équipe : six gars.
- Six sur quatre-vingts. Vous allez vous embourber dans un mauvais pas. Le Mièsse n’en a rien à faire de six gars, il vous foutra à la porte. Vous avez discutez avec les autres chantiers ?
- On discutera lundi ! (claqua notre papa).
- Commencez par là. Vous voulez pisser avec les grands, mais vous n’arrivez pas à lever la jambe avec les petits !
Notre papa devint blanc de colère…
- Vous êtes qui pour causer comme ça ! Moi, mon père était responsable CGT du bâtiment pour la Meurthe-et-Moselle. Il a fait 36 ! Et j’ai fait des grèves à Nânci !
- Nom de Dieu ! Du calme Milou…
Le père Galate expliqua ce que je les jeunes ignoraient et ce que les vieux ne voulaient plus se souvenir. Pour la quasi-totalité de la ville, le Heurlin n’était que le « peau d’lépins » à qui ils donnaient la peau du lapin qu’ils venaient de tuer…

 

- Des peaux d’lépins ? (s’écria ma sœur) C’est des peaux lépins qu’t’a donné le père Chnapsidee l’aut’ jour ? C’est des peaux d’lépins que t’mets dans ton grand sac ?
- Dis-donc Mikète ! (la rabroua notre papa) On coupe pas la parole aux adultes.
- Laissez Monsieur Milou, votre fille a bien le droit de savoir. Hé oui, la pètiate ! (rigola le Heurlin) Plein d’gens m’en donnent.
- Ils donnent pas leurs piats enfants ?
- Piats enfants ? (répéta le Heurlin, troublé).
- Des enfants qui sont pas sages, quoi ! (grogna ma sœur).
- Non, non pas des piats enfants (s’excusa presque le Heurlin) C’est des peaux d’lépins… Des peaux d’lépins… (Ma sœur sembla satisfaite. Et pourtant ça cogitait… Le Heurlin reprit en s’adressant à notre papa et au Mimil’) Ce que le Galate veut vous dire, c’est que tout le monde me prend pour un gars qui n’a pas toute sa tête…
Le Heurlin était prisonnier chez les Russes au moment de la Révolution bolchévique. Comme d’autres soldats allemands, il discutait avec « leurs frères russes ». Il avait été libéré en promettant de ne pas prendre les armes contre la République des ouvriers. Le Heurlin avait été au-delà. Ayant rejoint son régiment, il avait participé aux Comités allemands de novembre 1918 avec Rosa Luxemburg. Bêtement, il avait crû que l’ambiance serait la même chez nous. Lorsqu’il rentra à la mi-décembre, la douche fut froide :
- Les gens voulaient être Français. Ils s’en foutaient pas mal de la Révolution ouvrière et de la République socialiste d’Alsace-Lorraine… On m’a traité de Prussien… De vendu aux Allemands…
Le père Galate fit une grimace, mais n’en dit pas plus. Par contre notre papa :
- Vous êtes Communiste, quoi !
- Cela dépend de ce que vous appelez Communiste… Si c’est Staline ou Thorez, certainement pas !
- Qu’est-ce ça à voir avec not’ grève ?

 

Les grandes personnes étaient parties dans leur couarail. C’était sans compter avec ma sœur. Quand elle avait quelque chose en tête, elle ne l’avait pas ailleurs. Une illumination :
- Et les peaux d’lépins, t’les mets dans l’trou en Suisse ?
- En Suisse ! En Suisse ? J’vâs pas en Suisse…
Le père Galate expliqua ce que représentait la Suisse pour nous. Le gros rire du Heurlin secoua presque la table. Le Heurlin stockait les peaux de lapins dans la maisonnette vis-à-vis. Une fois par mois, un grossiste de Metz passait avec son camion pour les acheter.
- Au cimetière… Enfin, en Suisse, je creuse un grand trou pour mettre les morts dedans.
- On croyait que c’étaient les piats enfants que t’mettais dans l’trou.
- Les morts, c’est quand les personnes sont trop vieilles ou malades (affirmai-je, répétant là ce que nous avait apprit la tante Agathe).
- C’est ça. On les met dans un cercueil…
- C’est quoi un cercueil ?
- Quand on r’viendra du jardin, j’vous montrerai (intervint le père Galate) J’suis juste en train d’en faire un.
- C’est qui qu’est mort ? (demanda notre papa).
- Madame Spritz (répondit le Mimil’) J’ai vu ça dans le journal, hier. L’enterrement, c’est vendredi, j’crois.
- Nom de Dieu ! C’était une belle femme, bien roulée…
- Ah ! Galate te changeras jamais. La Rosa Luxemburg, elle t’aurait entendu, elle t’aurait foutu son pied au frountze.
- Penses-tu, elle aurait succombé à mon charme.
- Ceci dit, madame Spritz était gentille et elle m’a toujours bien considérée. Son mari aussi (affirma le Heurlin).
- C’était not’ secrétaire de Mairie. Ils habitaient la rue de la Gare vers le Bureau de la Sécurité Sociale.
- Avant la guerre, Mimil’… Après ils étaient en retraite et ils restaient pas loin de la Gendarmerie. Lui, il est mort il y a deux ou trois ans. Nom de Dieu, Milou ! Toi qui aimes danser, tu les aurais vus faire la valse. C’est bien simple, on arrêtait de danser rien que pour les regarder.

 
 
Flech cyrarr

A suivre

Le Puits aux Bébés

(Immense trou // Le Peût’ôme // La Légende des Mioches)

Nous avions vu ce que contenait le seau 

 

Le Sotré
C’est la fête
Le Vélo
Le Peût’ôme
Prologue
Direction la maison:
* Immense trou
~ Dans le trou
Méthode de reproduction
Remous
~ Peaux d’lépins
~ Le Puits aux Bébés
Vive la grève
Le Peût’ôme, enfin
Epilogue

La Gazette des Fiawesseptembre 1954

Parfois il suffit de passer la souris pour connaître la signification d'un mot.

En savoir plus sur les personnages :
La Mikète, ma soeur 5 ans 1/2, le Dabo, moi 2 ans 1/2, le Fofo 12 ans, l'Oda notre maman 28 ans, le Milou notre papa 28 ans,

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Musée du fantastique

Date de dernière mise à jour : 28/05/2024

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