La Sotrée

La Sotré (17)

 
 
 

          On ne peut pas dire que la Sotrée faisait partie de la race des Humains. Néanmoins, elle venait de la même souche. Disons donc qu’elle était un être primaire au faciès assez proche des grands singes. Si elle courait à quatre pattes… Non, voyons, la Sotrée se servait déjà de ses pattes de devant pour saisir les objets et même les travailler. Alors, parlons de mains. Si elle courait en s’appuyant sur ses mains, elle passait le plus clair de son temps en station debout. La Sotrée était une de ces belles femelles, bien robuste. Forte en gueule. Sa voix gutturale rebondissait sur la glace d’un bout à l’autre de la vallée. Forte en carrure. Plus d’un ennemi redoutait son coup de massue. Forte en caractère également. On prétendait qu’elle était une forteresse imprenable et pas un mâle n’osait l’approcher sans son consentement.
La Bianche-tète m’a affirmé que ses ancêtres étaient apparus, là où règne la chaleur. De la lointaine Afrique, la Sotrée n’en avait aucun souvenir. Un long, très long voyage en suivant les troupeaux, ses ancêtres avaient émigré vers l’Asie, puis l’Europe. Quand avaient-ils échoué sur nos coteaux ? La Bianche-tète avait répondu : 'L y è longtemps.
La nuit, tassée au fond de sa caverne, la Sotrée se pelotonnait contre ses six ou sept compagnes et compagnons. Déjà, ça tenait chaud et, surtout, elle se sentait en sécurité. Ah ! Tu rigoles ? Tu trouves que cet être que je présente comme invincible était bien pleutre ? Sache qu’en ce temps là, les esprits de la nuit rôdaient et emportaient tous ceux qui n’avaient pu s’abriter. Trouillarde ! dis-tu au cas où je n’aurais pas compris. Sache que la peau d’ourse qu’elle portait, c’est elle-même qui avait tué l’animal qui la portait auparavant et qui habitait précisément cette grotte. Tu l’aurais fait toi, seulement armée d’une grosse pierre ? Bon, alors ! Elle était la seule du groupe à avoir gardé la tête de la bête. Lorsqu’elle rencontrait des ennemis ou plus simplement chassait, elle enfilait cette tête. Bien souvent, la vue des crocs acérés et les grognements qu’elle poussait, suffisaient à terroriser. Elle avait même réussi plusieurs fois à effrayer le loup gris.

 

         La Sotrée réajusta sa peau d’ourse pour protéger ses cuisses velues. Assise depuis un moment à l’entrée de la grotte, elle laissait son regard planer sur la vallée qui, à cet endroit, était rétrécie par une belle butte. Les arbres ne dépassaient guère la hauteur d’un mâle. Après une chaîne de collines blanches, une vallée encore plus large s’étirait. Au loin, lorsque le temps était clair, on distinguait les ballons des montagnes. A l’infini, tout était d’une blancheur agréable. Malgré une sérieuse inspection, la Sotrée n’avait trouvé aucune baie. Son estomac sonnait creux. Lui revint à la pensée qu’il fallait chasser du groupe les deux petits qui approchaient l’âge adulte. Surtout que la femelle était enceinte. Il fallait le faire…
En contrebas, dans la cuvette, un aurochs arrivait en trottinant. Il s’arrêta à la hauteur d’un arbre et commença à brouter le feuillage. La Sotrée mit en branle le groupe. Ils dévalèrent la pente, ramassant ici des pierres et là des bâtons. L’approche se fit sans bruit. Ils étaient sur l’aurochs, l’encerclaient même, lorsque l’animal les flaira… Trop tard ! L’aurochs fit face. Les cornes en avant, il menaçait. Ses ruades projetaient des nuages blancs. Déjà, la Sotrée salivait. Un grognement s’échappa de sa bouche. Elle s’imaginait en train de dévorer la viande sanguinolente à pleine dents. Elle serrait une belle pierre pointue dans une main, la massue dans l’autre.
L’aurochs chargea. La pierre l’atteignit en plein front. Il vacilla. Une seconde pierre le fit chanceler... Il s’écroula. Le coup de massue sur le crâne l’acheva. Le craquement des os provoqua des hurlements de joie. On chanta, on cria et on dévora la viande sur place. Penses voir, la Sotrée en avait oublié qu’elle devait, au plus vite, chasser les bouches en trop.
Malheureusement ! Le loup gris pointa son museau. Aussitôt, on reprit cailloux et massues. Malin comme pas un, le loup se tint à distance. Il s’assit même dans la neige et les regarda…
Pas plus la Sotrée que ses compagnons ne virent arriver le groupe ennemi. Vaincus par surprise, la Sotrée et ses compagnons battirent en retraite. Le loup gris attrapa l’un des blessés.

 

         Quelque temps plus tard, une drôle de chose arriva.
A la place des voluptueux flocons de neige, tombèrent des gouttes froides. Elles s’écrasaient sur la Sotrée et ses compères. Elles se répandaient, s’infiltraient et les frigorifiaient. Le ciel leur jouait un vilain tour. Tous étaient regroupés comme ils le faisaient chaque fois qu’un danger menaçait. Tous s’étaient blottis, les uns contre les autres, au fond de la grotte. Dans ces moments, on baissait la tête, on attendait que ça passe. La coutume valait ce qu’elle valait. En tous cas, l’esprit de la nature n’emporterait personne… et ils seraient au sec.
A la sortie de la grotte, le manteau blanc se décomposait et glissait. Dans la cuvette, la glace se cassait. Bientôt, il n’y aurait plus rien à sucer, plus rien pour se désaltérer.
Lorsque la pluie cessa, tous grelottaient de peur. La Sotrée enfila sa tête d’ourse. Ils s’aventurèrent à l’extérieur. On rit en constatant qu’il n’y eut point de danger. Dans une grande farandole, on remercia l’esprit de la nature de les avoir épargnés. Sauf qu’un ronron si inconnu les pétrifia. Le groupe retourna se blottir dans la grotte. Seule la Sotrée partit en sautillant vers la source du gazouillement. Elle parvint là où le gazouillement se faisait plus fort, se faisait plus enchanteur. Ce qu’elle découvrit fut si étrange qu’elle partit d’un éclat de rire qui résonna longtemps, effrayant davantage ceux restés dans la grotte.

 

          Lorsqu’elle approcha la chose, un être apparut. Son visage lui était familier. Elle se retira brusquement. L’être disparut. Elle avança lentement. L’être réapparut, du moins sa tête. La Sotrée grogna. L’être ouvrit la bouche. Les grognements ne faisaient qu’un. La Sotrée leva une main menaçante. L’être leva une main menaçante. La Sotrée frappa du plus fort qu’elle put. L’être se déforma en rides effrayantes. Et la Sotrée recommença, plusieurs fois. C’était comme si l’être s’amusait avec elle, car quelques instants après, son visage se recomposait. Et si c’était cela l’esprit de la nature ? La Sotrée poussa un hurlement et s’enfuit en courant. Là-bas, dans leur grotte, ses compères claquaient des dents.
Et puis, la Sotrée s’arrêta. Elle ne pouvait fuir. Eh ! bien, si l’esprit de la nature voulait jouer, il allait être servi. La Sotrée retourna sur ses pas. L’esprit réapparut. C’est alors que la Sotrée s’aperçut que derrière l’esprit se trouvait le même arbre qui se trouvait derrière elle. La Sotrée se gratta la tête, l’esprit se gratta la tête. Bientôt, la Sotrée dansa en se regardant. Ben oui ! Elle avait compris, la chose reflétait son image.
La nuit et le sommeil la surprirent là. Pour la première fois, elle dormit à la belle étoile. Ses compères la croyaient emportée par les esprits. A son retour à la grotte, ils restèrent pétrifiés. La Sotrée utilisa maintes facéties pour qu’ils la reconnaissent et acceptent qu’il s’agisse bien d’elle. Un à un, elle les convainquit qu’il n’y avait aucun danger et encore moins de maléfices. Elle les encouragea à venir voir la chose. Que leur vie allait être métamorphosée par ses bienfaits. On discuta, on palabra, on grogna. Enfin, la Sotrée entraîna les braves en une sorte de procession. A vingt mètres, les braves restèrent pétrifiés. L’esprit était transparent, sautillait sur place. Les cris et les hurlements hystériques n’empêchèrent point la Sotrée d’y plonger la main, puis de se rouler dedans.

 

         Un mâle approcha à petits pas. La Sotrée gloussait, riait. Soudain, elle lança l’esprit qui s’éparpilla en multiples fragments. En essayant de l’éviter, le mâle tomba à la renverse. Le reste du groupe se jeta à genoux, se lamenta, hurla. Bien pire ! La Sotrée porta l’esprit à sa bouche… et fit semblant de s’évanouir. Le reste du groupe se roulait par terre, criait, gémissait. La Sotrée lança, cette fois, une pleine main. Le mâle eut un mouvement de recul, faillit s’enfuir. A la troisième giclée, le mâle constata qu’il n’y avait là rien d’épouvantable, bien au contraire.
Quelques hardis se risquèrent. Bientôt tout le groupe pataugea dans la vasque où se déversait la source. On s’arrosait, on se roulait dans l’eau. Bref, le groupe dégoulinait.
A la tombée du soleil, la Sotrée et ses compères regagnèrent leur grotte dans une grande farandole. On chantait, on dansait. Ils avaient suffisamment d’images et d’émotions pour peupler plusieurs nuits de rêves. C’était sans compter avec la source. Car, il est bien connu que les sources agissent lorsque tous dorment. Au réveil, la chaîne de collines s’était parée d’une abondante chevelure verte. Cette couleur était si appétissante qu’on en aurait broutée. La chevelure était si douce que la Sotrée se roula dessus maintes et maintes fois. Les autres ne tardèrent pas à l’imiter. Le plus magnifique était le creux du vallon. Suivant la courbe imposée par les collines, la source s’étirait en un long ruissellement.
Vint une nouvelle nuit, de rêves…

 

    Soudain, la grotte fut illuminée jusqu’au fin fond de ses racoins. Un fracas épouvantable fit bouger le sol. La tribu piaillait, pleurait, se compressait. Il pleuvait comme jamais il n’avait plu. Et le ciel se zébrait de lumières vives. Le ciel grondait, cognait. Par moments, on se serait cru en plein jour. Par moments, on aurait cru que la grotte allait s’effondrer. L’esprit du ciel se déchaîna longtemps, trop longtemps. Le silence succéda. Un silence inhabituel, sinistre.
Enfin, les uns et les autres osèrent rouvrir les yeux. Leur tendre paradis avait disparu. On ne voyait plus rien de la vallée. L’esprit du ciel avait tout saccagé. La Sotrée enfila sa tête d’ourse et s’aventura, à petits pas. Les autres la suivirent à distance, se tapissaient au moindre grognement suspect. La Sotrée poussa un cri de joie. Ce qui leur masquait la vue, c’était des arbres. Des arbres tellement grands, des arbres coiffés par de si beaux feuillages.
Sous la conduite de la Sotrée, le groupe partit en reconnaissance à travers des herbes, des fougères et des taillis. L’eau ruisselait de partout. A certains endroits, elle se regroupait et formait un plus large et abondant ruissellement. A la lisière de la forêt, d’autres merveilles étaient apparues. Partout, de fines tiges portaient des corolles éclatantes. Des arbres différents de ceux du haut des coteaux avaient poussé. A leurs branches pendaient de petites boules dorées à la chair chaude et sucrée. La Sotrée et ses compères s’en gavèrent à en être malade. Là, on trouvait des petites boules rouges, ailleurs d’autres de couleur violette. Chacune avait une saveur particulière, une forme particulière.
Leur alimentation s’améliorait, se diversifiait. On ne pensait même plus à chasser les bouches inutiles. Il y avait tellement à manger. La naissance du petit dernier fut même joyeusement accueillie.

 

         Le fond de la vallée n’était que marécages, étangs, fondrières et ruisseaux. Un mâle disparut en s’y aventurant. De grands roseaux avaient poussé et étaient infestés de serpents, de sangsues et de moustiques. Une zone vraiment désagréable. Seul le loup gris connaissait les endroits où l’on pouvait passer sans se faire engloutir. Il vivait sur une île inaccessible, bien au sec.
La Sotrée descendait souvent en bordure des marécages. Il y avait là, un trou d'eau douce et limpide, une eau bien rafraîchissante. Un jour, elle ramassa une coquille Saint-Jacques vide. L’objet était fort joli, elle l’admira sur tous les angles. Sur l’eau, la coquille flottait. De petites poussées la firent naviguer. Elle s’imagina si petite qu’elle aurait pu monter sur la coquille et partir à la découverte de nouveaux paysages. Un coup trop fort, la coquille coula. L’eau n’était guère profonde, la Sotrée récupéra son précieux objet. En ressortant, l’eau ruissela. La Sotrée recommença plusieurs fois. Ce nouveau jeu l’amusait lorsqu’elle resta en arrêt. De l’eau restait prisonnière dans le creux. Un éclair, elle porta la coquille à la bouche. Ce système était bien plus pratique que sa main ou que de se mettre à quatre pattes pour laper. Dorénavant, le précieux objet ne la quitterait plus. Le lendemain, tous ses compères l’imitèrent.

 

        A nouveau, il plut des jours et des jours. Les petites boules avaient disparu. Les jours raccourcirent. Les feuilles des arbres jaunirent, rougirent, brunirent, tombèrent. Le brouillard s’en mêla. Le paradis dépérissait sous leurs yeux. Le malheur ne s’arrêta pas en si bon chemin. Le froid, la neige et la glace refirent leur apparition. Tassé au fond de sa grotte, le groupe se lamentait. L’espoir revint lorsque neige et glace fondirent. A la suite de la Sotrée, le groupe se lança dans une grande farandole. Le jour suivant, on s’amusa à se faire peur en découvrant, au petit matin, une nouvelle glace.
Cela faisait bien deux jours et deux nuits que la Sotrée et ses amis se relayaient au chevet de ce grand cerf. La magnifique ramure était fichée dans la boue du marais. Les grands yeux mornes semblaient implorer la Sotrée. Mais, la pauvre ne savait que faire. Chaque nuit, le gel reprenait possession de ce grand corps au pelage si agréable à voir. Dès le petit jour, le soleil faisait fondre la fine couche de glace. Sûr, ce matin le grand cerf allait reprendre vie. Sûr, la Sotrée et ses compagnons le laisseraient courir dans la vallée.
Il gisait là depuis le début des grands froids. A l’époque, la Sotrée et ses compagnons le pourchassaient, il s’était élancé sur le marécage. La glace avait cédé. Le grand cerf avait chuté juste avant que la pierre de la Sotrée ait atteint sa tête. Juste à ce moment-là, une pluie diluvienne s’était abattue sur la vallée. A peine les gouttes touchaient-elles le sol qu’elles se transformaient en glace. L’épaisse couche avait enveloppé le grand cerf durant tout l’hiver. La neige l’avait recouvert d’un linceul blanc.
Depuis personne n’avait osé toucher au grand cerf. Voilà que par une nuit où la lune était pleine et bien resplendissante, se pointa le loup gris. Il effraya la Sotrée qui sommeillait. Le loup gris emporta le grand cerf. Deux jours plus tard, le grand cerf gambadait dans la vallée. La Sotrée pensa que le Grilou, comme elle appelait maintenant le loup gris, n’était pas si malfaisant qu’elle le croyait.

 
 
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La Sotrée (18)
Le Paradis est sur Terre, mais l'Enfer aussi.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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