C’est la fête

Le Sotré (9)

 
 
 

Arriva le dimanche ensoleillé de la Saint-Jean, branle-bas de combat dès notre réveil. Même le Fofo serait de la partie. La pauvre tante Agathe nous regarda partir : « Allez vâ Oda, j’âs plus mes jambes de vint’ ans. J’préfère rester. Amusez-vous bien ».
Les satanés pavés du trottoir faisaient rebondir ma poussette au point d’en rougir mon arrière-train. Du moins, je me l’imaginais. Ces pavés n’étaient que de vulgaires pierres alignées les unes derrière les autres. Du haut de la Sous-préfecture, notre mémère guettait : « Allez en avant, le pépère est pas prêt ». J’eus l'impression de glisser sur les pavés rectilignes de l’esplanade du Monument aux morts. Un peu de répit pour mes fesses. Bien confortables, les plaques en béton de la rue suivante s’ajustaient à merveille. Devant chez le Guézète, nous croisâmes nos cousins qui allaient à la grand-messe. Ils nous rejoindraient plus tard.
Notre papa décréta une pause devant le commerce du Jano. Disons qu’il bavait devant les bicyclettes en vitrine :
- Un jour, je m’en offrirais une. Oda, r’garde celle-là.
- Elle est bien belle, mais chère. C’est pas demain la veille…

 

Du magasin du Jano à la maison Bouyon, ça construisait. Et après la maison Bouyon jusqu’à l’ancienne forge, ça construisait. En face, même tableau. Et la rue au-dessus, idem. Les rues étaient toutes chamboulées. Et les trottoirs quasi inexistants. De quoi encore maltraiter mes fesses. Nous venions de dépasser la maison Bouyon, le Guézète mitraillait à tout va. Il braqua l’objectif dans notre direction.
- Ah, non ! (s’écria notre maman) T’vâs pas nous mettre dans le journal.
- T’inquiètes Oda, c’est pour mes archives (rigola le Guézète) Je parie que vous allez festoyer chez la mémère.
- Chez la mémère Maria (précisa ma sœur alors que personne ne lui demandait son avis).
- Depuis toujours la mémère fait le repas d’la Saint-Jean (répondit notre maman).
- Les traditions, c’est sacré. Et toi Milou, coment qu’c’est ? Toujours à Nânci ?
Le couârail était lancé. Principal sujet : cette accablante chaleur qui régnait depuis une huitaine de jours. Le thermomètre dépassait les 30° et poussait même des pointes à 36°. Les nuits, il se maintenait au-dessus des 20°.
- C’est un peu trop (se plaignit notre papa) Surtout la nuit.
- C’était pire en début de semaine. Ça nous rappelle le Sud, nème Oda ?
- J’aimais la chaleur (approuva notre maman) Et voir ce ciel tout bleu…

 

Le Guézète était là un peu par hasard. C’est en revenant d’un reportage que l’idée de prendre la rue en photo l’avait toqué.
- Qu’est-ce t’as fait dans la côte de Delme ? (demanda notre papa).
Une automobile luxembourgeoise avait dérapé dans la descente.
- J’ai toujours peur dans ce virage (frissonna notre maman) Même dans la montée.
- Tu parles, une épingle à cheveux. Encore plus serrée que celle du dessus.
- Et cachée par le talus du pont du chemin de fer. Quand t’connais pas (compléta notre papa).
Seule la passagère avait été légèrement blessée. En revanche, l’automobile était bonne pour la casse. Chaque année, il y avait une dizaine d’accidents à cet endroit. Des blessés, parfois graves. Et, même des morts, plus rarement. Bon, les morts, nous ne comprenions pas trop ce que cela voulait dire. Les blessés, ça oui. Pas plus tard qu’avant hier, ma sœur s’était coupé un doigt avec un couteau. Lorsque je dis « couper », j’exagère. Elle avait juste une petite entaille, mais ça saignait bien et elle gueûlait bien fort. Notre maman lui avait même fait un beau pansement avec une bande.
Plusieurs conducteurs accidentés avaient prétendu qu’un animal avait surgit de derrière le talus du pont. Certains avançaient qu’il s’agissait d’un chien-loup, voire un loup. Les plus précis disaient que son pelage était gris… Brusquement nous réalisâmes. Not’ Sotré était un esprit qui faisait des plaisanteries. D’ailleurs, sous l’apparence de la Bianche-tète le Sotré avait évoqué un loup gris, plutôt le Grilou. L’histoire se passait dans les temps anciens. La Sotrée régnait alors sur nos coteaux et le Grilou hantait les marécages. C’étaient la guerre entre eux. Mais après, la Sotrée avait plus ou moins apprivoisé le Grilou. Voilà le fin mot de l’histoire : cet esprit pouvait aussi se matérialiser en animal, pourquoi pas en Grilou. Ma sœur exulta :
- C’est not’ Sotré ! (…) Si ! C’est not’ Sotré ! (ma sœur se fâchait devant l’hilarité moqueuse des grandes personnes) Not’ Sotré est devenu le Grilou pour faire peur.
- Tu m’en diras tant (rigola notre maman).
- Pour de sûr la Mikète, c’est le Sotré qu’a fait des bêtises (renchérit le Guézète sur le même ton).
Il ne fallait pas chercher midi à quatorze heures, not’ Sotré prenait l’apparence du Grilou.

 

- Qu’est-ce te prends en photo comme ça ? (s’intéressa notre papa).
- Notre nouveau quartier, tout neuf. Regarde comment ça va être beau.
- Tous les bâtiments se ressemblent (grimaça notre maman).
- C’est un architecte de Paris, Mr Bureau (répondit notre papa pour montrer qu’il était au fait de l’actualité).
- T’rappelles Oda quand on est rentré d’exil ?
Notre maman et le Guézète n’y reconnaissaient plus rien comme ils disaient. A l’époque, mis à part les extrémités et la fameuse maison Bouyon, les deux rues n’étaient qu’un tas de ruines suite aux bombardements de novembre 1944. C’était comme si le Graouli, ce féroce dragon, avec son puissant souffle de feu s’était acharné pour détruire le quartier. C’est pour cette raison que j’appelle cette rue, la rue du Graouli. Aujourd’hui s’élevaient des enfilades d’immeubles de un étage. Des commerces allaient s’ouvrir : une boulangerie-alimentation, une pâtisserie, un magasin de modes, un photographe, un vendeur d’électroménager. La Perception et une étude d’huissier de justice s’installeraient où s’élevait autrefois l’hôtel de la Couronne. Même un cinéma était prévu en face de chez la mémère Maria. Dans le triangle formé par les rues, allaient être aménagés deux squares. Avec des pelouses, des massifs de fleurs, des buissons, des chemins, des bancs. Un terrain de jeux pour enfants avec des bacs à sable sur une terrasse. En dessous, des garages et un beau bassin avec ses poissons et son jet d’eau. Un bel escalier en béton accéderait à la terrasse… Le Guézète était intarissable :
- Sûr, l’Oda. Ça va être superbe !
Notre papa hocha la tête en signe d’assentiment. Notre maman faisait la moue :
- Les trottoirs, c’est en option ?
- Ça va v’nir, Oda.

 

Bien un quart d’heure plus tard, nous reprîmes la marche. Enfin, moi j’étais toujours tâné dans ma poussette. Notre cousin de Hayônche fumait sa cigarette au coin de la rue. Des pincements de joue saluèrent notre arrivée. Je me sentis obligé de répondre par un sourire. Les Hayônche étaient arrivés de la veille. Pour leurs vacances, ils logeaient chez la mémère Maria et la tante Luluce. Très certainement, ils m’avaient réservé quelques cadeaux. Ce fut le cas : des… habits.
Ah, les Hayônche ! Figures-toi qu’ils avaient été les complices de cette infamie qu’avait été ma purification. J’avais encore en mémoire cette drôle de scène. Cela remontait au 11 novembre dernier. J’atteignais, alors, mes trente-huit jours. Les savants prétendent qu’à cet âge-là, on ne se rend pas compte de grand-chose. Je leur concéderais volontiers. Je n’étais qu’un petit ver qui passait son temps à se tortiller, le plus souvent dans son lit, à vociférer pour réclamer son biberon. Pourtant…
Ce 11 novembre brumeux, la famille s’était endimanchée. Oh non, elle ne s’apprêtait pas à aller devant le monument aux morts pour rendre hommage aux pauvres bougres qui s’étaient fait massacrer au cours des guerres. De toute façon, la cérémonie était terminée puisqu’elle avait eu lieu le matin même.

 

Quasiment un groupe, pour ne pas dire un cortège, me fit entrer dans un édifice froid, sombre, immense, lugubre. Je dis « lugubre » parce que la lumière vacillante des cierges faisait danser d’épouvantables ombres. Un mystérieux bon’ôme en robe nous accueillit. Il était flanqué d’un garçon lui aussi en robe. M’accompagnaient mes parents et ma sœur, bien sûr ; notre mémère et notre pépère ; le nonôn Popaul, la tatâ Nénète et leurs enfants ; la tante Luluce ; la tante Yvonne et son mari. Bien essoufflés parce qu’ils avaient courus :
- On arrive à temps ! (s’exclama la Mimie).
- C’est qu’on voulait pas rater ça ! (renchérit son mari, le Mimil’).
Rater ça ? Rater ça ? Rater quoi donc ? Quoique j’aurai dû m’en doutez qu’on me préparait quelque chose de pas net. Car, dès notre arrivée au parvis… Ah oui, dans mon énumération des personnalités, j’avais oublié de citer nos cousins de Hayônche. Ah, les Hayônche !
Donc, nous arrivions au parvis de l’église, notre papa et notre cousin de Hayônche empoignèrent ma poussette et lui firent survoler les quelques marches. Sitôt arrivée sur le parvis, notre cousine de Hayônche s’empara du guidon de la poussette. Nous entrâmes dans cet épouvantable édifice par la grande porte et nous arrêtâmes devant une espèce de bassine en pierre juchée sur un socle également en pierres.
Je n’avais aucun à priori contre ce bon’ôme en robe qui baragouinait une langue étrangère. Pourtant, dès qu’on me porta au-dessus de la bassine en pierre, je commençais à brailler. Ce fut une franche panique, ponctuée de hurlements, lorsque le bon’ôme me mit du sel sur les lèvres. Et, encore plus, lorsqu’il me balança de la flotte sur la tronche. Bénite ou pas, l’eau froide en plein novembre, ce n’était pas du meilleur goût. Il me semble que le bon’ôme en robe psalmodiait : « Sotré, sors de ce corps ». Bon, peut-être que ma mémoire me joue des tours ou réinvente l’histoire…

 

Ah, les Hayônche ! Non seulement ils avaient été les complices de cette infamie. Bien pire, ils avaient arrosé celui-là même qui m’avait martyrisé. En plus de la traditionnelle bonbonnière, ils lui avaient refilé de l’argent. Et à la fin de la cérémonie, en ressortant sur le parvis, ils avaient distribué des dragées à tout va. Sans même m’en offrir ! Depuis, et bien que je ne sache pas encore parler, je devais les appeler parrain et marraine. D’après ce que j’ai compris, ce serait eux qui se substitueraient à mes parents en cas de malheur. Très bien ce truc. Mais, dans la plupart des cas, à quoi pouvaient-ils servir ? Simple, ils offraient des cadeaux à leur filleul. C’est-y pas une fin bonne idée, çà ? Faut l’avouer, à l’âge où on me porta sur les fonds baptismaux, me faire des cadeaux aurait été une pure folie. Aussi, mes parrain et marraine m’offrirent-ils une chaîne en or et une croix aussi en or… Des ustensiles pour refouler not’ Sotré.
Et voilà, j’étais baptisé. C’est comme qui dirait que mes parents et toute la famille m’avaient remis entre les mains du Bon Dieu et de son P’tit-Jésus. Je pouvais mourir dans l’heure ou dans dix ans, j’irai tout droit au Ciel. Enfin, ils le racontaient. Avec ma sœur, nous étions bien décidés à les laisser discourir. Mais croyaient-ils vraiment à leurs sornettes ? Nous en doutions fortement, car vois-tu, sitôt la cérémonie expédiée, toute la famille, toujours flanquée du Mimil’ et de la Mimie, toute la famille avait pris le chemin de la maison de la mémère Maria, rue du Graouli. Le cortège jusque là-haut avait été tapageur. Les grandes personnes discouraient, riaient, ils en avaient oublié ce qu’ils venaient de me faire subir.

 

La mémère Maria fut fort contente de notre arrivée. C’est que, la mémère Maria était bien âgée et qu’elle ne sortait plus de chez elle. A part sur le trottoir où la tante Luluce lui installait une chaise devant sa porte. Les femmes s’affairèrent à la cuisine pour préparer le café et servir les gâteaux. Et les hommes ? Ben, les hommes, ils sirotèrent leur café et s’activèrent à réduire le niveau de schnaps dans les bouteilles. De temps en temps, ils sortaient sur le trottoir pour fumer leur clope, le verre à la main.
- Encore un que j’aurai vu naître (s’était extasiée la mémère Maria).
- C’est le septième, mémère (avait rétorqué le nonôn Popaul).
- Et c’est pas fini (avait renchérit notre papa en lançant une œillade moqueuse au nonôn qui avait aussitôt répliqué).
- Ça sera peut-être toi !
- Deux, ça suffit ! (s’en était mêlée notre maman).
Et chacun y alla sur ses prouesses réelles ou supposées à limiter les naissances. Bâ dis-donc, heureusement que ça ne leur avait pas pris quelques mois plus tôt cette histoire. Pour le coup, je ne serais pas né.
Et voilà, c’était ma première fête. Je te le dis tout net, ce n’était pas vraiment une réjouissance. Après tout ces évènements, j’avais une de ces envies de pioncer, mais leur vacarme m’en avait empêché. Vivement que je sois grand, que je puisse moi aussi m’amuser. Le soi-disant goûter s’était prolongé jusqu’à l’heure de l’apéro. Là, la tante Luluce qui vivait avec sa mère, déclara qu’il n’y avait rien de prévu et que chacun aille prendre l’apéro chez lui. Penses voir, les jeunes ne voulaient pas en rester là, ils plantèrent les anciens, c’est-à-dire la mémère Maria, ses trois filles et ses deux gendres. Et au lieu de rentrer chez nous, voilà que le nonôn Popaul invita la cantonade à monter prendre l’apéro chez lui. Et l’on rameuta même le Félix et la Domi qui étaient penchés à leur fenêtre, juste en face.

 
 
Flech cyrarr

La suite

Le Sotré (10) C’est la fête
Le reste de la soirée, mis à part leur
tapage, fut plus calme.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire