Une Légende

Le Sotré (1)

 
1 la bianche tete m
 

Un après-midi, ma sœur m’entraîna dans la rue du Beaurepaire. Là, devant une porte en chêne. Une belle grille en fer forgé protégeait la vitre en verre cathédrale… De lugubres grincements. La porte s’ouvrait toute seule. Le long couloir traversait la maison. Sombre et étroit, le couloir l’était. Au fond, accrochées aux grosses poutres du plafond, deux rangées de quatre morceaux de viande…
Deux petits cercles verts. Des éclairs en jaillirent. Nos ventres grayoutèrent effrontément. Censément prêts à nous enfuir, nous étions là, dans ce couloir étroit, sombre, lugubre, angoissant. Un boucan du Diable décampa. Un cri effrayant dérapa. Sur la gauche, juste avant les morceaux de barbaques qui pendouillaient aux poutres, se découpa une ouverture blafarde. Le parquet grognait sous nos pas. Subitement, le brouillard nous enveloppa. Un brouillard à couper au couteau. Les craquements du parquet trahissaient notre prudente progression… Nos cheveux volèrent. Un bruit strident. Une lumière violente… Le brouillard se dispersait.
Le parquet gazouilla. Une vaste pièce. Au centre, une grande table en bois aux pieds finement sculptés. Autour, pas de chaise, mais un canapé faisait face à deux fauteuils. Contre les murs, des meubles en bois sculpté. Des plantes grasses. Pas une fenêtre.

 

Un macabre cri nous paralysa. Son irruption nous fit sursauter. Ses yeux verts nous sondaient. Il me renifla longuement. Allait-il planter ses crocs blancs ou ses griffes acérées dans ma cheville ? Son corps effleura ma jambe, puis il renifla ma sœur. Satisfait, il se tourna, s’arc-bouta. Un bond le projeta sur un fauteuil. C’est à ce moment que nous l’aperçûmes. Le chat noir venait de prendre place sur ses genoux. La lumière du grand lustre découpait un visage fripé, très maigre, blême. Son nez crochu ombrageait sa lèvre supérieure. Son menton avançait. Ramenés en chignon, ses cheveux blancs lui donnaient un air bien effrayant.
La Bianche-tète tout habillée de noir se leva, fit un pas dans notre direction. J’en tremblais aussi fort qu’une poule qui vient d’apercevoir une buse. Je me serrais contre ma sœur. Je dois bien le dire, elle n’était guère plus vaillante. Nous restions comme cloués sur le seuil de la porte. La Bianche-tète s’approcha. De je ne sais où, elle sortit un cornet et… Le cornet bâillait au large, nous invitant à y plonger la main. La Bianche-tète nous offrait des bonbons. Juste à l’entrée du salon, les patinètes attendaient nos godasses. Nous glissâmes jusqu’à…

 

Là, dans l’angle, nous tombâmes en arrêt devant. En bois sculpté comme les autres meubles, bien haut puisqu’elle câlinait le plafond, bien large puisqu’elle réduisait notablement la salle. De jolies vitres décorées de motifs en relief. Ma bibliothèque rigola la Bianche-tète en nous voyant nous pâmer devant les étagères garnies. Elle l’appelait « La Bibliothèque do Dan » sans qu’on en connaisse la raison. Elle ouvrit l’une des portes vitrées, et désigna le rayonnage du haut : « La Légende des Mioches ». La Bianche-tète fit une bonne tête et s’esclaffa : une fiawe. Nous n’étions guère avancés. Alors la Bianche-tète développa. Les fiawes étaient des légendes, des contes ou des fables tirés de la réalité, des histoires vraies très romancées.

Du rayonnage, elle sortit une des choses bizarres et nous fit l’effleurer. Bien sûr, nous connaissions cette chose. Notre maman lisait des romans à l’eau de rose comme elle disait et notre papa des romans policiers ou d’espionnage. Mais les livres de nos parents étaient, somme toute, bien modestes. Jamais nous avions vu et senti une couverture aussi belle, si douce. C’était du cuir avec des dorures. Et des pages à la tranche aussi dorée, aussi fine que du papier à cigarette.
Il y en avait des livres. Et des livres. « La Légende des Mioches » racontait les aventures d’une fillette et d’un garçonnet dans les années 1950. A notre grand regret, la Bianche-tète ne pouvait nous lire ces livres. Oh ! Pas parce que nous étions trop petits, non. Ces livres évoluaient sans cesse, remettaient en cause un chapitre, en rajoutaient un. La Bianche-tète nous rassura en disant que nous pourrions les lire lorsque nous serions vieux.
Elle marqua une pause en se raclant la gorge et désigna le rayonnage du dessous : « Les Oiseaux d’Fofa ». Encore un rayonnage plus bas, des fiawes sur le Brésil, l’Afrique, l’Europe… De l’aventure, du rire, du fantastique, de la politique… Encore plus bas : « Le Bourreboyau ». La cuisine de chez nous, s’exclama-t-elle. Etait-ce une de ces histoires que la Bianche-tète allait nous lire ? Au lieu de nous répondre, elle nous invita à prendre place sur le canapé.

 

La Bianche-tète vacilla en se mettant à joke. Ma sœur était sur le point d’accourir pour la soutenir. La Bianche-tète était bien plus souple que nous ne l’imaginions et bien plus alerte que les vieilles personnes que nous connaissions. Comme les autres, le rayonnage tout en bas contenait des livres, et des livres. Son doigt un peu crochu parcouru l’alignement. Un Ha ! de satisfaction, elle sortit l’ouvrage convoité. Tranquillement, presque au ralenti, elle rejoignit le fauteuil juste devant l’horloge aussi immense que bizarre.
Son livre à la main… D’une grosse voix, elle gronda : Pas les pieds sur le canapé, vous allez l’abîmer ! Ou, alors, ôtez vos chaussures. Elle s’installa confortablement dans le fauteuil et posa le livre sur ses genoux. Les mains longues et fripées réajustèrent le châle sur ses épaules. Elle s’appuya contre le dossier, reprit son livre. Aussitôt, le chat noir revint sur ses genoux, se coucha, ronronna. Un médaillon de poils blancs garnissait sa gorge et son oreille droite était trouée. Il s’endormit, disparut comme ça, d’un coup.

 

Nous étions bien calés sur le canapé, la Bianche-tète prit un air mystérieux. Elle ouvrit le livre… Les ténèbres s’emparèrent de la pièce. Une lumière aveuglante jaillit. Pire que celle de l’appareil photo du Guézète. La lumière se brisa, se fragmenta. Comme l’explosion d’une fusée du feu d’artifice. La Bianche-tète s’amusait avec un nuage de poussière. Le nuage tourbillonnait, rebondissait, s’étirait, se concentrait, s’élargissait. La Terre ! Comment ma sœur avait-elle reconnut notre planète ? Je ne saurais te l’expliquer. Ce qu’elle me montrait, n’était qu’une boule de poussière et de gaz. La Bianche-tète nous propulsa dans la boule. Le manège des Kiener, c’était de la gnognotte à côté de ce que nous vivions. Nous tourbillonnions. Et nous tourbillonnions…
Le spectacle de la formation de la Terre et son évolution fut sublime. Je te conterai cela une autre fois. Pour l’heure, je me contenterais de dire que la Bianche-tète était bien en forme. D’un geste souple, elle créait gaz, roches et je ne sais quoi. Les mélangeait, les transformait. Un rire provoquait un tremblement de Terre. Un éternuement déclenchait une éruption volcanique. Son souffle amplifiait l’évaporation, gonflait les nuages au point d’éclater en déluge. Pour étayer son propos, elle nous encourageait à participer à cette métamorphose. Si bien, qu’au fil du temps, nous arrivâmes à la naissance de la Vie. De la matière aux cellules, l’apparition de la végétation, celle des animaux, celle des Humains…

 

La Bianche-tète désigna des sortes de singes. Entre leurs mains, les pierres et les os devinrent des outils ou des armes. La végétation s’étendit au Nord. Alors, les troupeaux colonisèrent le Nord. Alors, les bipèdes progressèrent vers le Nord. De l’Afrique, les troupeaux passèrent en Asie. De là, ils envahirent l’Europe. Et les Humains suivirent le mouvement…
La Bianche-tète nous convia à entrer dans un endroit froid, humide, ténébreux. La lumière du jour traçait une étrange figure sur le sol rocailleux. Une gouttelette d’eau me fit tressaillir lorsqu’elle percuta mon front. La voix sépulcrale de la Bianche-tète bourdonna contre la voûte rocheuse : la Sotrée habitait cette grotte. La Sotrée ? La Sotrée ? protesta ma sœur. La Sotrée ? insista-t-elle. Car pour nous, c’était « le Sotré »… Pour toute réponse, la Bianche-tète éclata de rire. Du coup, nous nous retrouvâmes dans son salon…
Passablement fluette, ma sœur avait un visage rond, un peu comme notre grand-mère paternelle. Ses cheveux blonds, presque châtains clairs, étaient raides, presque des baguettes, semblables à ceux de notre maman. Ses yeux étaient bruns comme ceux de notre papa. Le ton de sa voix était assuré, celui d’une enfant sans complexe. Elle savait ce qu’elle voulait. D’ailleurs, elle parlait haut et fort. Ma sœur donnait bien du fil à retordre. Elle piquait de ces rages lorsque nos parents ne faisaient ou ne donnaient pas ce qu’elle voulait. « T’as le Sotré dans le corps ! » pestaient-ils.
C’est quoi le Sotré ? interrogea ma sœur en gigotant sur le canapé. La Bianche-tète plissa ses yeux noisette. Elle ouvrit grande la bouche comme si elle allait nous avaler tout crû. Elle éructa un « hou » qui en présageait long. C’est quoi le Sotré ? insista ma sœur en haussant le ton. C’est le génie des Lorrains ! affirma la Bianche-tète. Un esprit vif, sautillant, curieux, effronté, malin. Malin, ce n’est pas peu dire.
Le chat noir reprit place sur ses genoux. La Bianche-tète referma le livre magique. Un éclair zébra la pièce, un bruit du tonnerre nous abasourdit. Les ténèbres…

 
 
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Le Sotré (2) Une Légende
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Date de dernière mise à jour : 17/03/2025

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