Sorti du feu

Le Sotré (16)

 

Deux jours plus tard, le Claudi venait nous ravitailler. Après les embrassades rituelles :
- Alors, plus d’feu de ch’minée ? J’ai appris ça hier matin.
- Tu parles ! Qu’est-ce j’ai eu peur, surtout avec les Mioches. Le Milou a grimpé vite fait sur le toit, crois-moi.
- C’est le Sotré qu’a mis l’feu (dit ma sœur sur un ton solennel) La môman a cassé toutes les toiles d’araignées.
- Oda ! (s’exclama le Claudi) Pourquoi t’as fait ça ? (Et notre maman et le Claudi s’esclaffèrent) T’sauras Oda, j’ai rechargé le fourneau d’la tante Agathe.
- Oh, la vache ! J’avais encore oublié (cria presque notre maman) T’vois comme je suis, j’ai pas de tête. Les soirs, c’est le Milou qui s’en charge. Il remonte le charbon de la cave.
- Merci. Heureusement que ta tête est solidement accrochée, sinon y’a longtemps que tu l’aurais perdue (rigola le Claudi en sirotant le café que notre maman venait de lui servir). J’t’ai mis cinq sacs de houille et deux de briquettes. Comme j’avais dit au Milou, j’ai rajouté deux de boulets.
- Ton patron va rien dire ?
- Penses-tu, y verra qu’du feu (rigola-t-il).
- Hé Claudi ! (coupa ma sœur) T’sais le capitaine des pompiers, i croyait qu’c’était le Graouli. I s’est gouré, nème Claudi ?
Le Claudi pinça ses lèvres et afficha une bouille que je ne saurai décrire. Ça lui donnait une figure mi-sérieuse, mi-moqueuse. Il finit par approuver :
- Alors là, Mikète, j’te donne raison. C’est l’Sotré qu’a mis le feu l’aut’ jour.
Ma sœur en fut fort aise, elle poursuivit :
- Môman ! T’sais qui c’est le Peût’ôme ?
- Et qui c’est donc’ ? Dis-voir…
- C’est l’Claudi (s’esclaffa-t-elle) L’aut’ fois i voulait nous mettre dans un sac.
Le Claudi raconta la fin de la visite de la cave de la mère Kélère en précisant bien que cette idée de nous mettre dans un sac ne venait pas de lui, mais du Fanfan et de la Mélie.
- Faut j’aille. M’reste Amelécourt, Puttigny, Hampont… C’est qu’la journée est point finie. T’inquiètes la Mikète, si j’vois l’Sotré là-haut, j’le remets dans l’feu !

 

Tiens, ce matin, le Sotré a renversé mon bol. Presque brûlant, le café au lait a atterri sur le bras de ma sœur. Ah la ouârée, qu’est-ce qu’elle a gueulé… Pour se venger, enfin je pense, elle me serina une phrase :
- Le Pâpa travaille à Naânci.
- Lo pôpâ…
- Le Pâpa travaille à Naânci !
- Lo pôpâ… travaye…
- Le Pâpa travaille à Naânci !
- Lo pôpâ travaye… Naâci (imitai-je).
- Naânci ! hurla ma sœur. Naânci ! Allez répète !
Elle me pinça la joue pour me faire entrer le mot dans le cerveau. Nos cris attirèrent notre maman. Pense-voir, elle était copieusement absorbée par sa revue de mode, pas vraiment le moment de la déranger :
- Qu’est-ce arrive encore ?
- Il dit Naâci au lieu de Naânci !
- D’abord, c’est pas Naânci, mais Nânci. Fiche-lui donc’ la paix.
- J’lui apprends à parler.
- Apprends-lui en silence.
Ma sœur haussa les épaules :
- On parle pas en silence !
- Baisse d’un ton. Sinon, t’vâs en prendre une !
Les séances répétées arrivèrent à leurs fins : je commençais à tenir une conversation. Enfin, j’exagère un peu.

 

      Quelques jours passèrent, un matin de bonne heure, la mémère vint chercher ma sœur. Je n’avais rien à faire aussi lorsque notre maman descendit chez la Dédée pour acheter le pain, je l’accompagnais. Au retour, nous passâmes dire bonjour au pépère, puis montâmes embrasser notre mémère. Ma sœur et nos cousins, le Dédé et le Titi, jouaient dans la cour. J’étais sur le point de les rejoindre lorsque :
- Madame Capè ! Madame Capè ! Oda ! Vite, Oda ! La Mikète est en sang.
- Oh, la, la…
Notre maman et la mémère dégringolèrent l’escalier à la suite de la Bibie. Dans leur précipitation, elles avaient laissé la porte coulissante ouverte, j’en profitai… Dans la cour, il y avait foule. Les employés avaient déserté leurs bureaux : « Le nez est cassé ! », « Mais non, c’est la mâchoire ! » De sa fenêtre, le Sous-préfet ordonna au chauffeur d’amener la voiture.
Le Dédé et le Titi se tenaient tout penaud, notre pépère grognait, notre mémère pleurait, notre maman se lamentait. Au milieu de tout cela, ma sœur braillait comme un goret qu’on égorge. Du sang maculait sa bouille. Le long du haut mur d’enceinte se faufilait le Chanoire. En scrutant la scène, il lançait de lugubres miaous. Ses yeux dardaient des escarbilles vertes. C’est là que mon cerveau s’illumina : le Sotré n’avait pas loupé la Mikète.

 

Passé le midi, ma sœur et notre maman étaient encore à l’hôpital. Grâce au Sotré, j’accédais au privilège traditionnellement réservé à ma sœur et à nos cousins. Je mangerais chez nos grands-parents. Le repas fut tendu. Le pépère ne dérageait pas. Esquinter la Mikète de la sorte, ce n’était pas possible. La mémère répétait sans cesse :
- Vous avez le Sotré au corps. Vous m’ferez mourir.
- Si c’est comme ça, vous viendrez plus (rajouta le pépère. Le Dédé et le Titi ne mouftaient pas) Quesque vous faisiez avec les bûches ? Je vous ai déjà dit d’pas y toucher.
- On s’amusait pépère… On les lançait comme on lance un ballon…
Sûr, le Sotré s’était caché sous le tas de bois. Je traduis : la Mikète, le Dédé et le Titi avaient entreprit de déloger le Sotré. Mauvais, ça. Je dis :
- Faut pas embêter le Sotré ! Il a déjà fait du mal à not’Fofo.
- Ferme-la, toi ! (s’énerva le Dédé).
- Pas la peine de t’en prendre au Dabo ! Qui a lancé la bûche ? Toi, Dédé ?
Nos cousins ne répondirent pas. Ils étaient innocents, nul besoin de réfléchir longtemps pour comprendre : le Sotré avait lancé la bûche ! Nos grands-parents finirent leur discussion en allemand. Ah ! Le Dédé et le Titi n’en menaient pas large, crois-moi. Ils se demandaient ce qu’ils racontaient et, surtout, à quelle sauce ils allaient être mangés. La sanction finit par tomber :
- Vous sortirez pas cet après-midi (décréta le pépère) Et, ce soir, nous raconterons cela à vos parents.
- Vous f’rez mourir (conclut la mémère).

 

Comme tous les adultes, nos grands-parents refusaient obstinément de voir la réalité. Tu parles, ils avaient peur de se faire griller vif sur le bûcher. C’est ce que les curés faisaient. Si ! La Bianche-tète l’avait dit. Alors, les grandes personnes préféraient accuser les enfants de tous les maux. Bien qu’ils ressassassent à longueur de temps : « Vous avez l’Sotré dans le corps » ou leur aussi traditionnel : « Si t’es pas sage, le Peût’ôme va met’ dans son sac ! ». De toute façon, les grandes personnes niaient le Sotré et ses maléfices et la plupart se moquaient ouvertement de nous. Que chacun pense ce qu’il veut, après tout.
Le Sotré existe-t-il ? Je ne peux me prononcer de peur de déclencher son courroux. Ma sœur gardera une belle cicatrice en souvenir de ce jour. Dès lors, nous avions décidé d’ignorer le Sotré et ses facéties, plutôt de le laisser faire sans le contrarier. De toutes façons, les araignées et leurs toiles nous protégeaient. Même si notre maman les détruisait en faisant son grand ménage, les araignées réinvestissaient les lieux peu de temps après…

 

Epilogue

Ce ne fut pas ces jours là que je rencontrais le Sotré… Ni les autres, d’ailleurs. Pourtant, encore aujourd’hui, bien que je me sois enfui de Lorraine, le Sotré passe chez moi sans avertir. Parfois, il jette de la poussière ou casse un verre. Plus grave, il brûle ma quiche ou mes rôties, met en panne le frigo ou la machine à laver, projette le marteau ou la scie sur mes doigts… Parfois, un bruit bizarre résonne dans la maison. Je me retourne brusquement… Rien, c’était le Sotré.
Ah ! La chasse au Sotré, c’était il y a bien longtemps… Trop longtemps. J’entends encore ma mère gueuler : « Vous me faites chier avec votre Sotré » ou « Le Sotré, c’est des bêtises. Ça n’existe pas, c’est la Légende. Vous comprenez ? ». Et mon père : « Le Sotré, c’est vous ! » ou « J’vâs vous en coller un d’Sotré ! ».
Le miroir de la salle de bains renvoie un visage fripé, très maigre. Mon nez crochu ombrage ma lèvre supérieure. Mon menton avance. Mes cheveux sont poivre et sel. Je suis tout habillé de noir… Chaque fin d’après-midi, le Chanoire avec son médaillon de poils blancs au cou, me rend visite. En guise de bonjour, il me renifle, frotte son corps contre ma jambe, puis saute sur mes genoux, s’endort, disparait… Tiens, voilà mes petits voisins… Oh, je sais ! J’vâs leur conter une belle fiawe… celle de la Sotrée.

 
 
Flech cyrarr

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​​​La Sotrée (17)
Une femelle qui ne s'en laisse pas compter.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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