La Prothèse

Le Sotré (7)

 
 
 

      Notre maman connaissait les Mohhat depuis toute petite puisqu’elle allait souvent chez sa copine Mimie. Quant à notre papa, il avait fait leur rencontre au temps où il n’était qu’un copain de notre maman et de la Mimie. Ceci explique pourquoi les Mohhat faisaient partis de notre tournée de « Bonne année » et que nous mangions couramment chez eux, le dimanche entre midi.
Autrefois, le père Mohhat travaillait à la tuerie. A l’abattoir si tu préfères. Il en profitait pour rapporter quelques bons morceaux : « C’est mon complément de salaire. Nème avec ce qu’ils nous paient ». Sous-entendu les heures de travail étaient bien longues et le salaire plutôt maigre. Aujourd’hui qu’il était à la retraite, il avait gardé de bonnes relations avec ses anciens camarades qui ne manquaient jamais de lui mettre de côté quelques bons morceaux. Ainsi, il avait fait déguster des couilles de taureau à nos parents et à la Mikète.
Le père Mohhat était un bon vivant, un joyeux drille. Lorsqu’il préparait une plaisanterie, il faisait de petits yeux coquins. Une de ses préférées était de tirer le flo du tablier de sa femme lorsqu’elle passait à sa portée. La mère Mohhat grognait, le père Mohhat jubilait. Une autre de ses blagues récurrentes, c’était de bloquer la Mikète. Imagine la scène, le père Mohhat était assis, ma sœur baguenaudait dans la salle. Elle passait à proximité, le père Mohhat levait le pied, le passait entre sa jupe et ses fesses. Et voilà, ma sœur se retrouvait dans l’impossibilité d’avancer. Elle pestait, gesticulait, grognait, se débattait. Le père Mohhat exultait :
- La Mikète, ç’at l’Sotré qui t’embêtes.
Ma sœur braillait encore plus fort :
- C’est toi, avec ton pied !
- Laissez donc’ la piate tranquille ! (réprimandait la mère Mohhat) C’est plus fort que vous, faut tout le temps que vous enquiquiniez quelqu’un (reprenait-elle alors que son mari taquinait le Fofo qui dormait sous la table).

 

      A chaque fois que nous mangions chez eux, la Mimie et le Mimil’ étaient de la fête. Le père Mohhat avait tout un rituel. A onze heures sonnantes, il entraînait sa troupe… Non, non, pas à l’église. Car, vois-tu, nos parents, le Mimil’, la Mimie et sa maman avaient été à la messe de neuf heures. Une messe qui durait bien moins longtemps que celle de dix heures et demie, celle dite Grand-messe. Le père Mohhat se revendiquait catholique, mais pas au point d’aller tous les dimanches faire des singeries devant le bonhomme en robe. Lui n’allait à l’église que pour les baptêmes, les mariages et les enterrements. Et encore… Aussi, un peu avant neuf heures :
- Allez faire vos ablutions (disait-il à sa femme) Moi, je garde les piats. Une tâche bien plus importante.
- Taisez-vous bougre de mécréant. Et surveillez ma marmite, pas que ça brûle.
- Avec la Mikète, on va empêcher l’Sotré de faire des bêtises. Nème Mikète !
- Oui (approuva vaillamment ma sœur) On va disputer l’Sotré s’il pointe son museau.
Nos parents envolés, ma sœur en profita pour questionner le père Mohhat :
- T’as d’jà vu l’Sotré ?
- Hou, l’Sotré fait ses coups en douce sans que personne le voit.
- Bâ, moi et le Dabo, on l’a vu. On lui a même parlé.
- Dis-voir….
Ma sœur conta dans les détails notre rencontre avec la Bianche-tète et tout ce qu’elle nous avait appris, et sur la formation de la Terre, et sur la vie de la Sotrée.
- Tu crois que ta Bianche-tète, c’est le Sotré ?
- Si ! Le Totol, çui qui vend les légumes, i nous a dit que le Sotré se déguisait pour faire ses blagues. Bâ là, il était déguisé en Bianche-tète.
Il m’est bien difficile de dire si ma sœur avait convaincu le père Mohhat. Toujours est-il qu’il l’écouta attentivement et ne remit pas en cause ses propos.
Donc onze heures sonnantes, il entraînait sa troupe, je veux parler de notre maman, de notre papa, de ma sœur, du Fofo, de la Mimie, du Mimil’… Durant ce temps, on me confiait aux bons soins de la mère Mohhat. Tantôt dans ses bras, tantôt calé sur un fauteuil lorsqu’elle s’affairait à la cuisine.

 

      Donc à onze heures sonnantes… T’ai-je dis que les Mohhat habitaient sur la place du marché ? Voilà, c’est fait. Il suffisait de traverser la place pour atteindre le Qwâroye. La salle du café accueillait chaque dimanche une vingtaine de personnes, en majorité des hommes. La porte du fond, toujours au large ouverte, donnait sur le patio au toit de verrière. C’est là que se défiaient les joueurs de billard.
- Milou ! Mimil’ ! Un pastis ? (proposait le père Mohhat).
- Bien sûr !
- Oda, Mimie ! Vous vous tenez bien, nème ? Une grenadine ?
- Bâ non ! (protestaient-elles en pouffant).
- Bon, ça s’ra Martini. La grenadine, ça s’ra pour la piate.
Notre maman et la Mimie multipliaient leurs rires. Le père Mohhat feignait de se fâcher, ce qui redoublait l’hilarité.
« La prochaine fois, on les invitera pas ». Le père Mohhat désignait son gendre et notre papa. Leurs verres à la main, les deux hommes avaient rejoint le billard et leurs copains. Quant à la Mikète, elle courait de la table au billard et du billard à la table. Il y avait toujours l’un ou l’autre qui l’arrêtait dans son élan, lui tapotait la tête et déversait les banalités d’usage : « T’es grande maintenant », etc., etc. Le Fofo repérait ceux qui accompagnaient leur apéro de gâteaux, se plantait à leurs pieds et n’en repartait qu’après avoir obtenu satisfaction. L’apéro avalé, le père Mohhat déclarait sur un ton solennel : « On marche pas sur une patte. On s’en reprend un ».

 

         Ils rentraient à la maison vers midi et demi. Tout était prêt. Le repas restait au chaud sur un coin de la cuisinière. La table était dressée, le marmot, c’est-à-dire moi, était changé.
- Il a fait un bon caca (informa la mère Mohhat).
Et notre maman éclata de rire. Et la Mimie suivit le mouvement.
- Rigolez pas Oda, c’est ce que vous allez manger (déclara le père Mohhat sur un ton cérémonieux. Et comme le Fofo le regardait en inclinant la tête sur la gauche) Y’en aura aussi pour toi !
- On mange pas des couilles de…, sais p’us quoi.
- Non Mikète, pas de couilles de taureau. Aujourd’hui, le caca de ton frère est au menu.
Et notre maman et la Mimie redoublèrent leur rire, s’imaginant probablement leurs assiettes remplies à ras bord de la merde du piat.
Après le repas, le père Mohhat sortait « sa » mirabelle :
- Profitez-en, c’est la dernière année que j’en fais.
- Oh, papâ, t’dis ça tous les ans.
Et la Mimie s’étouffait dans un fou-rire. Notre maman embrayait sur le même registre.
- Les deux là (fit semblant de se fâcher le père Mohhat) quand elles sont ensembles, elles sont intenables. Z’aurez pas de mirabelle (décréta-t-il tout en servant leurs verres).
- Vaut mieux les voir comme ça que malates (Et la mère Mohhat mêla ses rires à ceux des jeunes).
- Vous n’êtes point malade, vous (rétorqua le père Mohhat) Oda, vous savez pourquoi la mère Mohhat est jamais malate ?
- Dîtes-voir….
- La mère Mohhat (reprit-il) est jamais malate pasqu’elle voit le spatz du piat Dabo.
- Oooh ! Bougre de dévergondé. C’est pas Dieu possible de dire des cochonneries comme ça !
- C’est pour ça que vous nous envoyez au Qwâroye ! Pour voir le spatz du piat.
- Manre barbouillâd ! Z’avez pas besoin d’moi pour aller cheûler.

 

         A deux heures et demie, le père Mohhat donnait le départ. Seule la mère Mohhat resterait à la maison.
- J’ai à faire (prétendait-elle).
- Pourtant une petite promenade ferait le plus grand bien à votre santé.
- J’ne suis point malate !
- Vous êtes trop grosse.
- Papâ (implorait la Mimie).
- Taisez-vous manre barbouillâd et disparaissez de ma vue.
Le père Mohhat suivait toujours le même itinéraire. Direction le bout de la place du Marché, là où débouchait, après un coude, la rue du Beaurepaire. Quelque dizaine de mètres et nous suivions la route de Milo, sur la droite. La longue courbe traversait champs et pâtures. De quoi alimenter la conversation :
- C’est des vaches ou des taureaux ?
- Des vaches (répondit le père Mohhat à ma sœur).
- T’as vu Fofo, c’est des vaches. Meuh ! (Le Fofo secoua la tête comme s’il avait compris) Les taureaux, sont ousque les taureaux ?
- Y’en a pas, juste des vaches.
- Comment t’sais ?
- Pasqu’elles ont des mamelles.
- Le gros sac sous l’ventre ?
- Absolument. Tu vois les veaux avec leurs mamans ?
- R’garde çui-là, il lèche la mamelle.
Le père Mohhat ria, puis reprit :
- Il tète sa mère.
- C’est quoi il tète ?
- Il boit le lait de sa mère. R’garde la vache d’à côté. T’vois les pis ? Y’en a quatre. Ça fait comme la tétine du biberon de ton frère…
- C’est là qu’a le lait. Un biberon, la tête en bas (conclut ma sœur. Le père Mohhat approuva d’un coup de tête).

 

      Moi, j’étais déjà arrivé au point où la route enjambait le Rupt des Salmuires. Nous tournerions sur la gauche et suivrions le Rupt à courte distance. Notre papa avait mis le frein à ma poussette et s’allumait une cigarette, tout comme le Mimil’. De quoi discutaient-ils ? De Nancy où ils allaient chaque jour de la semaine travailler, de leurs patrons, du bâtiment (le Mimil’ était maçon, notre papa menuisier). Le Fofo nous rejoignit à ce moment.
Et les femmes t’étonnes-tu ? Notre maman et la Mimie étaient bien loin derrière. On les entendait rire. Sans doute se racontaient-elles des histoires de jeunesse, de l’exil ou du temps où elles travaillaient ensembles à l’Enregistrement.

 

        - Des taureaux ! Z’ont pas d’mamelles.
- Bâ non, c’est des bœufs.
- Z’ont pas d’mamelle. Z’ont pas d’couille. Nème père Mohhat ?
Il l’approuva et rajouta :
- On leur a coupé les couilles.
- Et si on avait pas coupé les couilles ? (s’étonna ma sœur).
Le père Mohhat se lança dans de longues explications comme quoi les génisses et les veaux étaient les petits des vaches et des taureaux. Les génisses deviendraient des vaches, les veaux des taureaux. Si on coupait les couilles des jeunes taureaux, ils devenaient des bœufs.
- C’est l’Sotré qu’a coupé les couilles ?
- Oh, l’Sotré ne se mêle pas de ces choses-là.
- Et le bœuf du P’tit-Jésus, ousqu’i l’est ?
- Quel bœuf du P’tit-Jésus ?
Ma sœur décrit la crèche, plutôt la grotte qu’avait faite notre papa sous le sapin. En lui précisant bien qu’il avait un bœuf brun. Le père Mohhat éluda la question en prétextant que le bœuf et l’âne du P’tit-Jésus étaient rentrés à l’étable. Ils n’en sortiraient que pour la Noël prochaine.
- Dis-voir père Mohhat, le P’tit-Jésus, c’est la légende ?
- Ta môman, elle dit ça ?
- Elle dit : c’est la religion.
- Alôre, c’est la légende de la religion (conclut-il).

 

         A la pâture suivante :
- R’garde ! R’garde ! Un bœuf monte sur le dos d’son copain.
- Lui, c’est un taureau.
- Un taureau ! Ousqu’elles sont les couilles de taureau ? Le grand truc entre ses pattes ?
- C’est son sexe. Les couilles, c’est les boules.
- Pourquoi i monte sur son copain ? Ah non, c’est pas son copain, c’est une vache. Nème père Mohhat, c’est une vache passqu’elle a des mamelles ! Pourquoi le taureau i monte sur la vache ?
Le père Mohhat s’était arrêté, il se roulait une cigarette tout en cherchant une réponse. Ma sœur le secoua :
- Bâ alôre, tu dis !
- Passque… Passque...
- Passque quoi ? (l’encouragea ma sœur sur un ton revêche).
- Vont faire un bébé…
- C’est comme ça qu’on fait les bébés ? Pourquoi elle gueûle ? (Ils arrivaient à notre hauteur, là où la route enjambait le Rupt des Salmuires. Le père Mohhat se sentit soulagé, car) Oh, les tritons. On r’garde les tritons… Un… Deux… Après, sais p’us…
- Y’en a cinq. Un, deux, trois, quatre, cinq.
- C’est quoi les piats poissons qui bougent tout le temps ?
- Des têtards, des bébés grenouilles (rectifia le père Mohhat).
- Bâ, alôre, les grenouilles, elles z’ont fait comme le taureau et la vache (admira ma sœur).
Le père Mohhat acquiesça d’un hochement de tête.

 

       Notre maman et la Mimie nous ayant rejoint, nous pouvions reprendre notre balade. Maintenant, nos parents et leurs copains marchaient ensembles et discouraient de choses et d’autres. Ma sœur et le père Mohhat avaient de l’avance. Elle désigna une pâture :
- R’garde les chevals. Y’en a un… deux… me rappelle p’us… Quatre !
- Non, non. Un, deux… et après ?
- Un… deux… Attends, j’vâs savoir (ma sœur réfléchit un court moment, elle exulta) Trois. Nème, c’est trois ?
- C’est ça : trois.
- Dis-voir, comment s’appelle la vache du cheval ?
- La jument.
- Et le veau du cheval ? (Le père Mohhat farfouillait dans sa mémoire) Ah, te sais pas !
- J’ai fait l’école en allemand, j’ne connais pas tous les mots (il cria) Mimie, comment s’appelle le petit du cheval ?
- Le poulain, papâ. Le poulain.
- Et le bœuf du cheval ?
A nouveau, le père Mohhat interrogea sa fille. Ce fut notre papa qui répondit :
- L’hongre.
- T’vois, mon papâ i connait. Lui, il a fait l’école des Français. Dis-voir père Mohhat, les gens : y’a le papâ, y’a la môman, y’a la fille, y’a le garçon. Et le bœuf du papâ, comment s’appelle ?
- Y’a pas d’bœuf du papâ.
- Ah bon, on coupe pas les couilles des papâs.
- Bâ non.
- Pourquoi ?
- C’est comme ça…

 

        La route virait sur la gauche et enjambait une nouvelle fois le Rupt des Salmuires. Un chemin entamait la montée en suivant le Rupt. Allez plus haut aurait été une mauvaise idée, le chemin n’était pas carrossable comme le dit notre papa. Nous irions jusque Milo et reviendrions sur nos pas tandis que le père Mohhat, ma sœur et le Fofo grimperaient le coteau.
Même plus grand, je n’ai jamais eu l’occasion d’aller là-haut. Selon ma sœur, le Rupt des Salmuires traverserait une mare plantée de roseaux et habitée par maintes grenouilles. Encore plus haut, jaillirait la source du Rupt des Salmuires. Et encore plus haut, s’ouvrirait une grotte « taillée » dans le calcaire. Avant de s’emparer du Beaurepaire, la Sotrée aurait habité là. Mais, chut, personne ne sait si ce qui vient d’être décris est la vérité. Seule ma sœur le prétend tandis que le père Mohhat reste énigmatique, sans jamais l’avoir ni démenti, ni approuvé.

 
 
Flech cyrarr

La suite

Le Sotré (8) La Prothèse
Je suis… (le Félix jeta une
œillade à ma sœur) Bref.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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