A la Moulinette

Le Sotré (4)

 
5 pas de dette m
 

Comme d’habitude, il y avait peu d’étals. Comme d’habitude, les chalands ne se bousculaient pas. « Ah, avant la guerre… » regrettait notre maman. Mais, elle avait toujours l’occasion de saluer quelques connaissances. Et sa langue n’était guère empâtée, bien du contraire. Elle trouvait toujours une occasion pour la faire manœuvrer. Et vas-y que je parle de ci, et vas-y que je parle de ça, et du bon temps de « quand on était jeune ». Et vas-y que je critique l’un, et vas-y que je dénigre l’autre… Elle couâroyait comme on dit chez nous.
Coiffé de son képi, monsieur Wèrdin encaissait les droits chez le boucher. En échange de quelques centaines de francs, il remettait un ticket qui autorisait le marchand à vendre. Notre maman, retrouva une copine d’enfance. Elle était tellement absorbée qu’elle avait confié les rênes de la poussette à ma sœur.
R’garde le bon’ôme déguisé en femme.
- Moins fort, la môman va t’engueuler.
Le bon’ôme déguisé en femme venait parfois chez la tante Agathe pour lui ramoner l’âme. « Pour la confesser » avait précisé notre maman, bien que la tante ne fasse guère de wètes péchés. Le bon’ôme disait la messe le dimanche dans l’église. Nos parents y allaient souvent et ma sœur les avait accompagnés deux ou trois fois. C’était surtout celui qui bénissait le buis un peu avant Pâques. Toutes les grandes personnes que nous connaissions mettaient un brin de buis sur leurs crucifix. Nous en avions même dans notre chambre. Ils racontaient que c’était pour éloigner l’esprit malin de la maison. L’esprit malin, tiens donc. Cet esprit malin était not’ Sotré. Donc, le curé et son buis étaient des ennemis de not’ Sotré. Donc, ils nous empêchaient de rencontrer not’ Sotré. Ce n’était pas plus difficile que ça ! Armée du balai, ma sœur avait essayé de dégommer ce crucifix et son satané buis. En vain ! Seules, les foudres de notre maman s’étaient abattues sur sa tête.
Le curé salua notre maman et sa copine. Voilà qu’il voulut toucher ma tête. En braillant, je me tapis dans ma poussette. Ainsi, j’échappais au sortilège.

 

Notre maman passait sa commande au boucher. Arriva notre mémère, embrassades rituelles. Notre maman enfournait ses viandes dans un de ses cabas lorsque nous rejoignit la Mélie.
- Alôre, z’avez trouvé vot’ robe ?
La Mélie déballa son acquisition : une belle robe à dominance rouge avec des petites fleurs. Visiblement une robe en avance sur la saison.
- Elle m’servira en été. Qu’est-ce t’en penses Oda ? Et toi, Berthe ?
- Elle est bien belle. Ça vous ira très bien (s’extasia notre maman).
- C’est bien (lâcha la mémère sans conviction et en détournant la tête).
- Il est dur en affaire le David. Vinrats ! C’est bien un Juif de Delme (rigola la Mélie) I m’a fait que 200 francs de rabais. J’préférais quand c’était son frère, lui c’était pas un grippe-sous. Pas vrai Berthe ?
Sans dire un mot, la mémère tourna les talons. Nous dîmes au-revoir en vitesse à la Mélie et courûmes presque pour la rattraper.
- J’aime pas cette femme (lâcha-t-elle lorsque nous arrivâmes à sa hauteur) Elle est vulgaire. A tutoyer tout le monde comme ça !
- Oh, elle est gentille (répondit notre maman).
- C’est bien une femme d’ouvrier !
- Et moi, j’suis bien une femme d’ouvrier. Le Milou qu’est-ce qu’il est à ton avis ? (demanda notre maman sur un ton ironique).
- Toi ! (la mémère exorbita les yeux) T’es d’abord la fille d’un fonctionnaire de la Sous-préfecture ! Elle est tellement grosse qu’elle arrive même p’us à marcher.
- Môman… (protesta mollement notre maman).

 

Nous atteignions la sortie du marché : « Approchez… Venez découvrir l’appareil qui bouleversera votre vie ».
- Tu sais mémère, la môman, elle a acheté une moulinette et elle l’a pas payée passqu’elle avait pas d’argent.
- Mikète ! (la réprimanda notre maman).
- Quoi ? (s’exclama la mémère sur un ton agressif. Notre maman lui raconta l’histoire sans oublier le marchandage de la Mélie. La mémère tonna) On est pas des mendiants. T’sauras qu’chez nous, on fait pas de dette (Un coup de sang et elle fila droit sur le bonimenteur comme si elle allait l’étriper) J’viens payer la moulinette d’ma fille ! Combien ?
- J’l’aurais pas gardée longtemps, m’dame Chlodère (rigola le bonimenteur).
- Combien ?
- 780 francs. Voulez pas une moulinette pour vous ? R’gardez…
La mémère n’avait pas abandonné son peût frognon. Comme qui dirait, elle tirait une gueule comme quinze culs, une très mauvaise tête. Elle balança :
- J’en avais déjà avant-guerre. Et j’en ai racheté une à Nânci quand on est rentré. Alors…
- R’gardez, m’dame, celles-ci sont modernes. C’est une Moulinex.
- Rendez-moi ma monnaie. C’est tout ce que j’vous d’mande !
Sa monnaie engouffrée dans son porte-monnaie, la mémère nous entraîna vers la boulangerie vis-à-vis, celle de la Dédée bien sûr. Avant, il fallait traverser l’esplanade devant le monument aux morts, puis la rue. Une automobile blanche avec une belle publicité descendait la rue :
- Martini ! (s’écria ma sœur) Nème, môman, c’est marqué Martini ?
- Comment t’le sais ? 
- Bâ, c’est marqué comme ta bouteille quand tu bois l’apéro.
- C’est vrai (rigola notre maman tandis que la mémère affichait toujours sa mauvaise tête).
- C’est le Félix. Ton copain, çui qui t’a donné le gros cendrier blanc, Martini !
Un petit mot sur notre monument aux morts. C’était un bien bel obélisque en granit. Il y a quelques semaines, notre maman nous avait lu les belles lettres dorées : « Mort pour la Patrie », « 1914-1918 », « 1939-1945 ». Ma sœur avait demandé :
- C’est quoi la Patrie ?
- C’est… C’est ton pays…
- C’est quoi ton pays ?
- Ben… Ben… Ton pays, la France…
- Les monsieurs sont morts pour la Patrie ton pays la France (exulta ma sœur).
- Oui… Enfin, non… Y’en a quelques-uns qui sont morts pour la France. Les autres sont morts pour l’Allemagne.
- Les monsieurs sont morts pour la Patrie ton pays la France, l’Allemagne.

 

Presque au milieu de l’esplanade, avant de traverser la rue, notre mémère stoppa net :
- On va faire une photo avec les piats, nème Oda ?
- Si t’veux.
La tête en l’air, le photographe arpentait le pavé, notre arrivée le tira de sa rêverie. Il nous demanda de prendre la pose. Clic-clac. Encore une, clic-clac. Et une troisième au cas où les deux autres seraient ratées, clic-clac.
- Vous m’en donnerez une ! (cria sur un ton plaisant Fanny qui arrivait tout juste pour faire son marché).
- Je vous en mettrais deux de côté (répondit sur le même ton notre maman).
- Elle croit que je vais lui payer des photos ! (grommela la mémère qui avait retrouvé son peût frognon).
- Tu t’es levé du manre pied.
La mémère n’eut pas le temps de riposter, le photographe lui demandait son nom. Il l’inscrivit, ainsi que la date d’aujourd’hui, sur un ticket. Ticket qu’il détacha de la souche et remit à la mémère en lui disant qu’elle aurait les photos jeudi en huit. C’est que le photographe œuvrait à Morhange et venait chez nous seulement les jours de marché.

 

Notre maman batailla pour faire monter ma poussette les deux marches de la boulangerie. Le comptoir de la Dédée étaient garni de superbes bocaux. Chacun d’eux recelait des choses dont les enfants raffolent.
- Leur donne pas de carambars Dédée. L’Dabo arrive pas à les manger.
- Moi, je sais (protesta ma sœur).
- T’en auras deux, mais t’les donne pas à ton piat frère, nème ! (trancha la Dédée) J’vâs lui donner d’aut’ bonbons au Dabo.
- Not’ Sotré veut pas que l’Dabo mange les carambars. Moi, i veut bien. Merci !
Comme à leurs habitudes, les grandes personnes discutèrent de choses et d’autres. Nous, on s’en foutaient, nous nous régalions avec nos bonbons. Vint l’heure du départ.

 

Au passage, nous fîmes halte à la hauteur des vieux Schnapsidee. Ils étaient, comme chaque fois que le temps le permettait, sur le banc devant chez eux. Autrefois, le père Schnapsidee était imprimeur. En souvenir de son métier, il portait toujours un bleu de travail et un béret vissé sur la tête. La discussion avec les vieux Schnapsidee était bien laborieuse. Même notre maman devait gamberger pour déchiffrer certains mots. C’est qu’ils parlaient avec un rude accent. Moôn ! Un accent qui hachait les mots. En plus d’être de vrais hachepailles, ils accentuaient les syllabes qui n’en avaient nul besoin. Tiens, par exemple, à la place de dire comme tout le monde « Madame Chlodère », ils disaient « Matâme Schlôtêre ». Tu me diras, c’est bien mieux que les Français, eux, c’était du « Choldère », du « Choldé », quand ce n’était pas du « Chnédère » ou je sais quoi. Pourquoi pas « Chaudière » le temps qu’ils y étaient.
Ah, les vieux Schnapsidee, des vieux forts gentils, toujours un mot pour les enfants, je veux parler de ma sœur et de moi. Leurs petits-enfants étaient plus âgés que nous. « Che chont des ch’napans ! », rigolaient-ils. Ce à quoi notre maman répondait : « Allez vâ, les miens sont pas mieux ». « Z’ont l’Sotré dans l’fentre » gloussaient-ils de plus belle.
- Te connais l’Sotré ? (se pâma ma sœur).
- Achso ! Il fait touchours des bétiz.

 

              Nous ne fûmes pas les seuls à ne pas comprendre la suite de la causerie, notre maman était dans le même cas. Faut dire que notre mémère et les vieux Schnapsidee discutaient en allemand. Les vieux Schnapsidee étaient Allemands. Leurs parents étaient venus habiter chez nous vers 1873. Depuis, ils se considéraient autant Lorrains que nous et personne ne le contestait. En 1919, ils avaient choisi de garder la nationalité allemande. Et en 1940, à l’arrivée des Nazis, ils se déclarèrent « Français » et choisirent l’exil.
Je ne sais pas si tu as bien compris mes explications. Moi-même, je n’y comprends pas grand-chose. Tiens, un autre exemple énigmatique. Nos grands-parents étaient tous deux Lorrains. De vrais Lorrains, nème ! Pas comme notre papa qui, lui, venait de Nancy, il était donc un Français ou un Lorrain de l’Intérieur. Pourtant, notre mémère avait eu la nationalité suisse jusqu’à son mariage… bien qu’elle n’ait jamais mis un pied en Suisse. Notre pépère était Allemand jusqu’en 1919 alors qu’il avait toujours habité chez nous.
Que les adultes étaient bien compliqués.

 

De chez les vieux Schnapsidee à la Sous-préfecture, il y avait quoi vingt mètres à tout casser. Une automobile s’arrêta alors que nous nous apprêtions à monter les marches du perron. Le couple de l’âge de notre mémère demandait la route de Metz en montrant la ville sur leur carte.
- Comprends rien. Moi, pas parler allemand !
Et la mémère monta les marches et laissa notre maman se dépatouiller pour expliquer la route à prendre. A leur départ, notre maman gara la poussette contre les marches, me prit dans ses bras et en avant pour dire bonjour à notre pépère qui travaillait dans l’un des bureaux du rez-de-chaussée. Après les civilités d’usage :
- J’sais pas pourquoi t’as pas voulu leur dire la route de Mès. Ça aurait été plus facile pour toi.
- Métze ! Métze ! On est pas Boches ! D’abord, j’parle pas aux Boches ! (tonna la mémère).
- T’viens de discuter en allemand avec des Allemands, y’a pas cinq minutes.
- Les Schnapsidee, c’est des Allemands d’chez nous. Les autres, pfuitt !
Notre pépère dit que lui, il aurait indiqué la route, que tous les Allemands n’étaient pas forcément mauvais. La mémère remit l’histoire de la moulinette sur le tapis et son sentencieux : « On est pas des mendiants ». Le pépère l’approuva sans commenter. Et la mémère embarqua ma sœur en lançant à notre maman : « Vers six heures, j’ramènerai la piate ».

 

La suite

Le Sotré (5) La Noël
Nous étions impatients d’arriver
à la date fatidique. Impatients de voir ce fameux P’ti-Jésus naître.

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La suite :

Le Sotré (9)
C’est la fête

Je te le dis tout net, ce n’était pas
vraiment une réjouissance.

Date de dernière mise à jour : 23/04/2025

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