La Noël

Le Sotré (6)

 
 
 

            Le lendemain était samedi, au traditionnel « bonjour » à l’ouverture des volets, Fanny cria :
- Catinète m’a dit que vous aviez un superbe sapin de Noël.
Ma sœur fut intarissable sur la description de notre sapin, de ses boules, de ses guirlandes. Et la grotte et ses personnages… Si bien :
- J’aimerai voir ça…
- Viens quand y’a p’us d’jour. C’est merveilleux (l’invita ma sœur).
- N’embêtes pas Fanny, elle a autre chose à faire ce soir (se débattit notre maman).
- Ça ne le dérange pas, madame Chlodère. Je viendrai avec Fanfan. Et j’apporterai les gâteaux pour l’apéritif.
Lorsque notre papa revint de son travail à Nancy, à midi, notre maman bougonna :
- Elle est culottée, elle s’invite à l’apéro.
- Ça tombe bien, j’ai dit au Mimil’ de v’nir avec la Mimie ce soir.
- T’es rev’nu avec lui ?
- Quand j’suis descendu du car, il arrivait juste.
L’apéro se déroula dans la bonne humeur. A entendre ma sœur, on aurait pu croire que c’était elle qui avait tout fait.
- L’Sotré a cassé une boule. Nème môman, c’était la plus belle. Faut toujours qu’i fasse des bétises, le Sotré.
Et les grandes personnes embrayèrent sur leurs souvenirs. L’époque du retour d’exil, le Fanfan et Fanny avaient hébergé notre maman trois ou quatre mois, le temps que le logement familial soit remis en état. L’époque des bals de l’après-guerre lorsque nos parents étaient célibataires. D’après ce que j’ai compris, le Fanfan avait servi d’ange-gardien à notre papa et au Mimil’ qui étaient de rudes bagarreurs, surtout notre papa. Ce soir, nous mangeâmes bien tard. Histoire de continuer la fête, la Mimie et le Mimil’ partagèrent notre repas.

 

              La veillée vint. D’emblée la tante Agathe avait décliné l’offre : elle allait coucher tôt, la Noël ou pas. Et puis : « Vous seriez obligé d’me porter pour monter l’escalier ». Chansons et prières, égaillées par les éclats des guirlandes, féériques grâce aux tiges argentées qui grésillaient dès que notre papa les allumait. Puis notre papa tenta de nous initier au jeu de cartes... Arriva le moment où je m’écroulais sur la tablette de ma haute-chaise : « Y’a de bonnes choses à manger » essaya notre maman. Bonnes choses ou pas j’avais fermé les rideaux. Ma sœur trouva la solution : « On lui en gardera pour demain ».
Le lendemain, nous découvrîmes le P’ti-Jésus sur sa paillasse dans la grotte. On ne nous le fait pas ! En tout cas le Fofo et moi savions que notre papa l’avait déposé là. Puisque l’autre jour, il l’avait arraché de sa paillasse et mit dans sa poche. Et nous l’avions rapporté à ma sœur.
Nous ne les avions pas vus. Jusqu’à temps que le Fofo pousse de petits jappements, remue la queue et pose son museau sur l’un d’eux… Le sapin avait été posé sur une caisse basse. De ce fait, les branches basses tombaient à hauteur de ses yeux. Quand à la grotte, elle était à portée de son museau. Mais le Fofo ne s’y intéressait pas. Non, c’étaient ce qui pendaient aux branches qui l’excitait. Emballés dans des papiers alu bleu, rouge, vert, jaune. Notre papa en détacha un, l’ouvrit et nous le présenta. Ma sœur tapa dans les mains : « Du chocolat ! Du chocolat ! ». Trop tard, d’un coup de gueule, le Fofo l’avait avalé. Rassures-toi, Il y en avait des chocolats et des chocolats, tous accrochés au sapin. Et des mandarines posées à son pied. Pour ainsi dire, le P’ti-Jésus nous remerciait d’avoir célébré sa naissance.

 

         Notre première réaction fut de trouver que le P’ti-Jésus était radin. Le Saint-Nicolas, lui, en plus des chocolats, il nous avait apporté des jouets et des pains d’épices. Et ma sœur émit un doute : « C’est pas le P’ti-Jésus qu’a apporté les chocolats ». Sans qu’on s’en rende compte nos parents nous avaient embarqués dans leur bondieuserie. Nous en étions à chanter les louanges du P’ti-Jésus et à prier pour qu’il nous accorde ses fins bonnes grâces. Tout simplement, c’étaient nos parents qui avaient acheté les chocolats et les avaient accrochés au sapin. Les adultes utilisaient toutes sortes de subterfuges pour nous détourner de not’ Sotré. Nous nous ressaisîmes à temps. Heureusement !
Les dix heures sonnaient lorsque nos parents partirent pour la messe. En raison de cette belle fête, ma sœur les accompagna tandis que, le Fofo et moi, nous nous retrouvâmes chez la tante Agathe. Pas plus mal, car vois-tu aussi chez elle, il y avait des chocolats. L’après-midi fut consacré au tour de la famille proche : nos grands-parents, la tatâ Nénète et le nonôn Popaul, la mémère Maria et la tante Luluce. Et chez eux, miam ! miam ! il y avait aussi plein de chocolats et de bonbons.
Et voilà, la Noël était passée comme disait notre maman. Elle avait rajouté : « La Noël sans neige, c’est pas la Noël ». Faut reconnaître que ces dernières journées avaient été presque douces. Au point que notre papa avait prédit : « La Noël au balcon, Pâques aux tisons ».
Ah, notre papa n’avait vraiment pas de chance. Lui, il travaillait pour un patron de Nancy, pour un patron de l’Intérieur. Alors, bien qu’il bougonna un bon moment, il irait travailler le vendredi et le samedi matin. Car, vois-tu, chez nous, le lendemain de la Noël était chômé et payé. Ainsi, le nonôn Popaul, notre pépère et bien d’autres feraient le pont jusqu’au dimanche soir.

 

          Notre maman nous avait appris qu’on changeait de mois tous les je ne sais combien de jours. Une fois c’était 30 jours, une autre fois 31. Elle évoqua même 28 ou 29 jours. A notre avis, notre maman ne savait pas quand on changeait de mois. Elle regardait le calendrier des PTT qui trônait sur un mur de la cuisine… C’était entendu : on était passé d’octobre à novembre, de novembre à décembre.
- Après décembre, y’a quoi ?
- Janvier.
- Janvier ! Janvier ! (rigola ma sœur en haussant les épaules et en se moquant de notre maman) On a déjà eu janvier l’aut’ fois.
- Oui, oui, tu as raison. Mais, c’était il y a longtemps…
- J’me rappelle. Sais p’us quand, mais on a eu janvier, j’te dis !
- C’est un nouveau janvier…
- Un nouveau janvier ? L’était pas bien l’aut’ janvier ?
- Passque… On change d’année. On va passer de 1952 à 1953.
Ma sœur exorbitait des yeux si étonnés que notre maman décrocha le calendrier des PTT, le retourna et égrena en suivant les mois du doigt : « Janvier, Février, Mars… ». Après Juin, elle retourna le calendrier et poursuivit : « Juillet, Août… ». A Décembre, elle pointa ce qu’elle appela une date :
- On est là ! Lundi 29 décembre, mardi 30 décembre, mercredi 31 décembre…
Autant te dire, je n’avais rien compris. Par contre ma sœur :
- Après y’a p’us rien. Faut l’autre calendrier, celui que le Pieuton t’a donné l’aut’ jour.
- Voilà, c’est ça. Pour fêter 1953, mercredi soir, on va réveillonner.
- Comme à la Noël ? Et le P’ti-Jésus va encore naître ?
- Y’a pas de P’ti-Jésus pour le Nouvel An... On va bien manger et à Minuit, on va se souhaiter « Bonne Année » en s’embrassant.
- J’me rappelle ! (exulta ma sœur) Après, on nous donne des sous, nème môman !

 

        La veillée du Nouvel An s’était déroulée comme prévue. Enfin, pas tout à fait. En début de soirée, plutôt éloigné de la grotte du P’ti-Jésus, le Fofo glapit en remuant joyeusement la queue. Il fallut qu’il recule un peu son museau pour :
- Moôn ! (poussa ma sœur).
- J’me demandais si elle les verrait (glissa notre maman à notre papa qui rigolait).
- Heureusement qu’le Fofo était là pour lui montrer.
- Moôn ! (reprit ma sœur) Des chameaux comme l’aut’ fois… (L’autre fois c’était, si mes souvenirs sont bons, en septembre dernier. Ma sœur me poussa amicalement) T’vois l’Dabo, c’est les chameaux qu’j’ai vus avec la mémère.
Moi et le Fofo, nous nous étions contentés de les regarder passer depuis notre fenêtre. Il y avait des chameaux à deux bosses comme les trois de notre sapin. Il y avait des clowns comme ceux de notre sapin. La ressemblance s’arrêtait là. Parce que, l’autre jour, il y avait aussi des chameaux à une bosse, des éléphants, des lions en cage et plein d’autres animaux que je me rappelle plus le nom. Et puis, il y avait des jongleurs, un cracheur de feu, des trapézistes. Même qu’à l’avant du défilé, une automobile avec un gros haut-parleur sur le toit faisait un tintamarre du Diable pour annoncer le spectacle de l’après-midi. La mémère était venue chercher ma sœur, soi-disant que, moi, j’étais trop petit pour y aller. Ainsi, je fus privé du beau spectacle sous le chapiteau.

 

     - Pis (reprit ma sœur en se grattant la tête pour faire jaillir ses souvenirs) Le clown noir… Mais… L’aut’fois c’était un clown blanc…
- C’est pas le défilé du cirque, ni un clown…
- Bâ alôre, c’est quoi ?
- Les Rois Mages et là, sur les chameaux, ils apportent des présents au P’ti-Jésus.
- Pourquoi il est noir çui-la ?
- C’est Balthazar, il est Africain. Les autres : Gaspard et Melchior…
Tu t’en doutes, nos parents avaient encore inventé une histoire. Pour la simple et bonne raison que ni le Fofo, ni ma sœur, ni moi n’avions jamais vu de gens tout noir. Tout simplement, ça n’existait pas. Alors, nous fîmes semblant d’y croire. Admettons que le Balthazar soit un Noir :
- Les autres sont pas noirs (remarqua ma sœur).
- Ils sont Arabes.
Deux ou trois fois, nos parents avaient emmené ma sœur chez nos cousins de Hayônche. Hayônche, une ville industrielle, fief de la sidérurgie, fief des mines de fer, fief des de Wendel…
- Eux, le Gaspard et le Melfor…
- Melchior (la reprit notre papa) Melfor, c’est le vinaigre. Melchior ! Melchior ! (répéta-t-il pour lui faire entrer dans sa tête).
- Oui ! Mekior et l’autre vont pas voir le P’ti-Jésus.
- Si !
- Non ! Eux is vont dans les usines à Hayônche.
Nos parents trouvaient toujours une ritournelle pour justifier les histoires qu’ils inventaient. Devions-nous prendre pour argent comptant leurs dires ?
- Ceux qui vont dans les usines et les mines, c’est les Nord-africains. Les Rois Mages, eux c’est pas pareil, c’est des Arabes.
L’explication était bien simpliste. Toutefois, nous n’avions guère d’arguments à leur opposer. Alors, ma sœur conclut par un « Ah, bon », bien que notre cousin de Hayônche parle indifféremment des Nord-africains ou des Arabes.

 

        L’autre surprise, ma sœur la découvrit toute seule : un gros truc argenté pendait au-dessus de la grotte du P’ti-Jésus. Il ballotait en renvoyant des éclats de lumière.
- T’sais ce que c’est ?
- Une étoile ! (pavoisa ma sœur).
- L’étoile qui guide les Rois Mages vers le P’ti-Jésus. L’Etoile du Berger.
- La même qu’on voit dans l’ciel, nème papâ ? (Souvent lorsque le ciel était dégagé, notre papa lui présentait les étoiles et les constellations) Pourquoi sont pas avec le P’ti-Jésus ?
- Ils n’arrivent que le 6, dans une semaine. Ce jour-là, on mangera la galette et on tirera les Rois.
- Ah oui (se souvint ma sœur) avec le truc qui fait mal aux dents.
- La fève (corrigea notre maman).
- La fève ! (approuva ma sœur) Et après, j’mets la couronne sur la tête.

 

        Pour l’heure, nous n’en étions qu’au Nouvel An, plutôt à la veillée. Ne prolongeons pas le suspens. Notre papa avait remis sur le tapis les cartes. Je ne sais pas quel jeu il voulait. D’ailleurs, lui-même l’ignorait. D’emblée, le Skat avait été écarté, lui-même n’était pas très fort et il en connaissait mal les règles. Il se rabattit sur la Belote, jeu dans le même genre, mais bien plus simple. Sauf que ni ma sœur, ni moi ne connaissions les cartes. Notre papa décidait pour ma sœur, notre maman pour moi. La Belote fatigua rapidement, nous comme nos parents. Alors notre papa proposa le Schwartz Peter. Mais, là aussi, nous étions hors jeu puisque c’étaient nos parents qui choisissaient les cartes. La Bataille était bien plus simple. Nous prenions les cartes et les mettions, souvent les jetions, au centre du tapis. Sauf qu’il fallait suivre les règles : on ne pouvait pas choisir celles que nous désirions. Sauf que la valeur des cartes nous était étrangère. Bien souvent, nous pensions que nos parents nous roulaient en nous déclarant que c’était soit notre maman, soit notre papa qui avait mis la plus grosse carte. Nous avions beau protester, notre papa empochait les cartes sous notre nez.
- Faut qu’ils apprennent les règles !
- Oh, Milou, ils sont trop piats. Ça leur fait plaisir de gagner (adoucissait notre maman).
- C’est pas une raison (s’entêtait notre papa tout en cédant).
Arriva l’heure où je déclarai forfait et notre maman m’emmena dans mon lit. Et pendant que je ronflais, mes parents et ma sœur se goinfraient plein de bonnes choses : du lard, des saucisses blanches, du boudin blanc, différentes sortes de pâtés…

 

       Le lendemain matin, nous descendîmes chez la tante Agathe pour lui souhaiter la Bonne Année. La tante y alla de sa goyote et donna à ma sœur et à moi, chacun un beau billet de 500 F. Le Fofo tiendrait compagnie à la tante tandis que nous nous rendions chez la mémère Maria et la tante Luluce. Là, nous retrouvâmes nos grands-parents, la tatâ Nénète, le nonôn Popaul, nos cousines et cousins. Embrassades générales, « Bonne Année, bonne santé » et des « Meilleurs vœux pour 1953 ». Et patati et patata. A moi, on me souhaita de marcher et de parler dans l’année. Comme s’il suffisait de faire des souhaits pour que cela se réalise.
Nous avions tous mangés chez la mémère Maria et passés une bonne partie de l’après-midi. Vint l’heure du départ. Nos oncle, tante, cousines et cousins avaient prévu de faire le tour de la famille du nonôn Popaul. Quant à nous, direction les parents de la Mimie, puis ceux du Mimil’, la copine et le copain de nos parents. En vérité, une journée bien remplie et bien arrosée particulièrement pour notre papa. Ah oui, nous avions récolté encore plusieurs billets de 500 F, de quoi nous acheter pas mal de bonbons chez la Dédée.

 
 
Flech cyrarr

La suite

Le Sotré (7) La Prothèse
La longue courbe traversait champs et pâtures.
De quoi alimenter la conversation.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire