La Noël

Le Sotré (5)

 
 
 

La Noël approchait à grands pas. Cela faisait un moment que nous préparions cette fête-là. Ce samedi matin, notre papa avait ramené un superbe sapin. Nous l’avions installé dans un coin de la cuisine. Notre papa avait tout prévu, plutôt le quincaillier avait tout prévu puisqu’il lui avait également vendu une bûche en demi-cylindre. La bûche à plat sur une caisse basse, sa partie arrondie tournée vers le plafond comportait un trou au milieu. Ce fut là qu’il planta le sapin.
- L’est même pas droit, ton sapin (s’esclaffa ma sœur).
C’était bien vrai, il penchait cruellement sur la droite. Penses voir, un papa à réponse à tout. Il le redressa, plaça des petites cales. Satisfait, il prit du recul. Cette fois, il penchait un peu en avant. Il replaça une cale. Voilà, le sapin était bien vertical. Histoire d’en vérifier la stabilité, il le secoua. « Impec ! Il s’envolera pas », admira-t-il.
Qu’il était beau notre sapin. Qu’il sentait bon notre sapin. Mais, il était tout nu. Nos parents nous descendirent chez la tante Agathe et partirent chez le quincaillier avec la remorque tirée par notre papa. Une heure plus tard, ils en rapportèrent deux gros cartons. L’après-midi fut consacré…

 

Je m’étais assis à courte distance. Vu mon âge, je ne leur aurai été d’aucune utilité. Le Fofo avait pris place à mes côtés. Nous nous demandions bien ce que ma sœur et nos parents complotaient… La réponse arriva rapidement. De l’un des cartons, notre maman sortit une balle, l’admira sous toutes les coutures :
- T’as vu le Dabo comme c’est beau ? Hopla ! Pas touche (fit notre maman alors que je tendais la main pour attraper le jouet).
Croyant qu’il s’agissait d’une friandise, le Fofo se précipita. D’un coup de museau, il comprit que cela ne se mangeait pas et revint s’asseoir près de moi en jappant pour marquer sa déception. Il y en avait des bleues, des rouges, des argentées, des jaunes. Elles étaient tellement brillantes qu’on se voyait dedans. A chaque fois, notre maman se croyait obligée de nous les présenter. Pour lui faire plaisir, je poussai des « Oooh ! », tandis que le Fofo jappait. Pourquoi nous allécher avec de si beaux jouets alors que nous n’avions pas le droit d’y toucher ! Une à une, notre maman les passait à ma sœur qui les passait à notre papa. Pour chacune d’elles, il réfléchissait à quel endroit il allait la placer.
Ma sœur avait toujours de bonnes initiatives pour nous distraire et nous faire sursauter. Elle en échappa trois. Elles rebondirent sur le parquet et s’en sortirent indemnes. Notre papa se moqua tapageusement tandis que notre maman temporisait son ardeur :
- T’énerves pas Mikète, va doucement.
Ainsi nous suivions, de loin, les boules qui finissaient par garnirent le sapin.

 

Le premier carton était vide. De l’autre, notre maman en sortit une guirlande dorée et la déroula. Ma sœur la passa à notre papa. Et encore d’autres guirlandes bien brillantes. Des argentées, des rouges, des vertes. Celles-ci trouvèrent place sans causer de dégâts. L’avant-dernière guirlande était composée de petits moulins en matière plastique, chacun de différentes couleurs, reliés entre eux par un fil électrique. Notre papa mit un temps fou pour l’arranger. Idem pour la seconde guirlande, celle-ci composée d’étoiles de différentes couleurs. Son chef-d’œuvre accompli, il recula de deux mètres, histoire de s’offrir une vue d’ensemble.
« Impec, r’garde Oda ! ». Notre maman trouva que la partie sur la gauche était masquée par les branches du sapin. Notre papa acquiesça. Et revint vers le sapin, bien décidé à mettre cette partie en valeur. Bien trop brusque. En déplaçant la guirlande des moulins, paf ! Une boule fut bousculée, vacilla et finit par s’éclater au sol.
- C’est d’ta faute ! (notre papa toisa notre maman avec de mauvais yeux).
- Not’ Sotré a fait tomber la boule (rigola ma sœur).
- Le Sotré ! Le Sotré ! (grogna notre papa encore plus vexé).
- T’es maladroit, c’est tout ! Pas la peine d’nous accuser. C’était la plus belle (regretta notre maman en ramassant les débris).
Une belle boule toute brillante de couleur bleue. Avec un creux argenté qui reflétait la lumière et une petite pointe rouge tout aussi rutilante au centre. Eh bien, il n’y en avait plus.

 

Revenu à de meilleurs sentiments, notre papa brancha les guirlandes dans la prise toute proche. « Môon ! Ça biawate » s’enthousiasma ma sœur. Pour clignoter, elles clignotaient. Bien qu’on soit en plein jour et que le Soleil donna le meilleur de lui-même. « Vous verrez lorsqu’il fera nuit, on allumera ». Au pied du sapin, notre papa arrangea un grand papier brun, lui donna des plis et des boursouflures afin de former des rochers. Ainsi, il aménagea une sorte de grotte. Du carton, il sortit quelque chose emballé dans du papier tout fin. L’objet était aussi grand que la paume de sa main. Il déplia le papier et :
- Une vache (reconnu ma sœur. Notre papa fit non de la tête) Un taureau, alors ?
- Non plus… Pas une vache, pas un taureau… (Ma sœur afficha une bouille déconcertée, perplexe même. Notre papa lâcha) Un bœuf.
- Ah oui, j’ai vu dans les champs : les vaches et les taureaux sont noir et blanc. Çui-là, il est brun, nème papa ?
Il réfléchit un moment, tandis que notre maman souriait lorsqu’elle pensait à des choses que les enfants n’avaient pas besoin de connaître.
- La couleur a rien à voir. Le bœuf, c’est un jeune taureau à qui on a coupé les couilles.
- Milou ! (protesta notre maman).
- C’est quoi les couilles ?
- Te v’là bien pris (ironisa notre maman).
- T’rappelles quand on a mangé chez le papa de la Mimie…
- Ah oui. Le papa d’la Mimie, il a dit comme ça : Oda, vous avez mangé des couilles de taureau. J’me rappelle. Un bœuf, c’est comme une vache et un taureau sans couille, nème papa ?
Notre papa fit oui de la tête, puis il déballa une Vierge drapée dans sa longue tunique bleue et son voile blanc, un Joseph barbu vêtu d’une tunique brun foncé, un âne tout gris. Il les plaça dans la grotte.
- Ils habitent dans une grotte comme la Sotrée.
Nos parents levèrent les yeux au Ciel sans faire de remarque. Sauf notre maman qui bougonna :
- Normalement, c’est dans une étable.
- On f’ra ça l’année prochaine (ria notre papa) C’est quand même une crèche, la grotte.

 

Les personnages étaient en plâtre et peints de châtoyantes couleurs. Ils formaient un cercle autour d’un espace vide. Sans rien dire, notre papa prit un truc dans un carton, enleva le papier tout fin. Il arracha quelque chose qu’il fourra dans sa poche. Il croyait que personne ne l’avait vu. Le Fofo m’envoya une œillade complice. Cependant, nous nous gardâmes bien de lui gâcher son plaisir. Au milieu des personnages, notre papa posa son truc :
- C’est pour faire quoi ? (demanda ma sœur).
- Le P’ti-Jésus va naître là (répondit notre papa sur un ton solennel).
- Le P’ti-Jésus c’est lui, là ! (ma sœur montrait le Christ sur la croix accrochée au mur. Nos parents approuvèrent. Ma sœur s’étouffa dans un rire convulsif. Elle finit par) Il est trop gros pour aller sur ta paillasse ! Et qu’est-ce qu’ils font là ?
Nos parents se lancèrent dans des explications bien alambiquées. Sur la croix, le Christ avait 33 ans. Si je me souviens bien. Sur la paillasse, il allait naître. Passons… Comme le P’ti-Jésus allait naître cul-nu, l’âne et le bœuf le réchaufferaient en soufflant sur lui. La Vierge était la maman et le Joseph le papa.
- J’aime bien la Légende du P’ti-Jésus (fit ma sœur en secouant la tête).
- C’est pas une légende… C’est… C’est… La religion.
Ma sœur haussa les épaules. Puis :
- Bâ, alôre, c’est pas Dieu le père du P’ti-Jésus comme t’as dis l’aut’ fois.

 

       Là, nos parents étaient coincés. Enfin, pas tant que cela parce que, vois-tu, nos parents, ils savaient raconter les histoires et inventer des suites. Même si, souvent, ils s’embourbaient dans leur récit. Le Joseph était le père terrestre du P’ti-Jésus et Dieu c’était le vrai père. C’était l’archange Saint-Michel qui avait apporté la graine. « C’est comme le père Qoku, nème ? ». Nos parents se regardèrent, puis pouffèrent. Ils ne se doutaient certainement pas que ma sœur les avait entendus parler de cette histoire : la femme de monsieur Qoku chnaillait à gauche et à droite. On ne pouvait dénombrer ses amants sur les doigts des mains tellement il y en avait. Et, parait-il, chacun de ses enfants avait un père différent.
Je dois bien le reconnaître, la légende du P’ti-Jésus était fort intéressante. A chaque fête, nos parents rajoutaient des personnages ou des aventures. Grâce à leur imagination, ils rendaient la légende du P’ti-Jésus presque aussi passionnante que la Légende de not’ Sotré. Sauf que lui, not’ Sotré, il se manifestait régulièrement en faisant des blagues.

 

Nos parents et ma sœur admiraient leur belle œuvre. Même que la guirlande des moulins clignotait joyeusement. Là, il faisait nuit. Allumée depuis une demi-heure, notre maman souffla l’ampoule. Elle actionna l’interrupteur pour éteindre la lumière du plafonnier, si tu préfères. Les moulins clignotaient. Les étoiles clignotaient. Une troisième guirlande avec des ampoules pointues avait été rajoutée : mauve, jaune clair, vert tendre, bleu azur. Magnifique ! Vraiment super ! Le Fofo lança un long jappement pour montrer, lui aussi, son admiration.
- T’sais c’qui manque Oda ?
- Quoi ?
- Un pic sur la kékèle. J’en ai vu de beaux aux Magasins Réunis.
- T’avais rien à faire que t’as été troyé aux Réunis, donc’ ?
- J’ai accompagné le Charles. On s’est pris une heure comme ça. Le chantier est pas loin d’la rue Saint-Jean… Mais, sur le coup, j’ai pas pensé au pic. J’irai lundi.
Suite à « C’est quoi ? » de ma sœur, notre papa expliqua que le pic était encore plus beau que la boule cassée. Le pic était une fausse boule tout en hauteur, d’une quinzaine de centimètres, avec un bulbe à sa base et tout pointu à l’autre extrémité. On le fichait sur la kékèle du sapin, à son sommet.

 

D’une boîte, notre papa sortit des tiges argentées. Pour l’opération, il avait rallumé la lampe.
- Milou, gardes-en pour la Noël !
- T’inquiètes, j’en mets juste trois.
Et il accrocha au sapin ses trois tiges.
- Ça sert à quoi ? (bougonna ma sœur en affichant une mine renfrognée pour montrer qu’elle trouvait cela de mauvais goût).
- T’vâs voir…
Notre papa s’arma de la boîte d’allumettes, éteignit la lampe, gratta une allumette et la plaça à la base d’une tige. Moôn ! Aussitôt, des étincelles jaillirent en remontant la tige. Et la deuxième, et la troisième tige furent allumées. Ça pétillait. Ça grésillait. C’était féérique. Même le Fofo s’extasiait devant le spectacle.
- T’faisais ça quand t’étais piat ?
- On fêtait pas la Noël chez nous (fit tristement notre papa).
- Et toi môman ?
- T’rappelle l’année dernière chez le pépère ? Bâ, on faisait comme ça.
- Le sapin du pépère est moins beau, nème môman ?
Nos parents approuvèrent en riant et notre papa promit que l’année prochaine, le nôtre serait encore plus beau. Voilà, notre sapin était fin prêt. « Ça s’arrose ! ». Notre papa sortit son Ricard, le Martini pour notre maman et une limonade pour ma sœur.

 

         Chaque soir, avant d’aller dormir, nos parents allumaient les guirlandes. Du sommet du sapin, le beau pic tout neuf, tout rutilant, bleu et blanc, avec un creux argenté qui reflétait les lumières. De la kékèle, le pic dominait. Innovation, notre papa avait collé une série d’allumettes de manière à former un monticule de bois. L’intérieur était creux, il y avait placé une petite ampoule reliée par un fil à une pile électrique cachés sous le papier rocher. Dès qu’il l’avait allumé, il avait trouvé que ça ne rendait pas. Alors, le lendemain, il avait acheté un petit tube de peinture rouge et avait peint l’ampoule. La lumière rouge s’échappant du tas de bois était du meilleur effet. « Le feu pour chauffer la grotte ». Notre papa fut tout fier de la réflexion de ma sœur.
Nos parents nous faisaient réciter nos prières devant le sapin et chanter telles « Mon Beau Sapin, Roi des Forêts... », « Il est né le Divin Enfant... », etc. Même le Fofo joignait sa voix à la cacophonie. La paillasse demeurait vide. Nous étions impatients d’arriver à la date fatidique. Impatients de voir ce fameux P’ti-Jésus naître.

 

La Catinète était une grande maigre comme sa mère. Elle faisait les lessives à domicile, dont la nôtre. Notre maman se souvenait que la grand-mère, puis la mère venaient, déjà, chez ses parents lorsqu’elle était petite. Chez la tante Agathe, la Catinète faisait le ménage deux fois par semaine. Une voix douce et rassurante, jamais ou alors vraiment rarement, elle élevait la voix. Même lorsque nous la taquinions. Alors, elle prenait une grosse voix, plus comique que sévère, et s’écriait : « Manres mandrins, j’vâs vous mettre dans la lessiveuse et vous frotter les côtelettes avec la brosse à chiendent ». C’était plus fort qu’elle, elle finissait sa phrase en riant. Ce qui nous encourageait à recommencer :
- Catinète j’âs rien fait. L’Dabo non p’us. C’est l’Sotré qu’a fait ça, rien que pour t’embêter.
- L’Sotré ! L’Sotré ! Manres mandrins !
Oh ! Je devrais avoir honte… Figure-toi que la Catinète connaissait mes plus intimes attributs. A l’époque, nous venions d’emménager chez la tante Agathe. A chaque fois que la Catinète avait fini sa lessive…
- On dirait qu’il le fait exprès (grognait notre maman).
- Laissez madame Oda, j’vâs le changer. Ça me f’ra de l’entraînement pour quand j’en aurai un.
Hopla, la Catinète changeait mes langes. J’en profitais pour exposer mes belles fesses et mon piat chpatze. Une fois, je lui avais même pissé au nez. Notre maman se lamentait : « C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! ». La Catinète riait de tout son soûl en clamant : « Madame Oda, c’est le métier qui rentre. Grâce au Dabo, j’suis fin prête pour avoir un bébé ».

 
 
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La suite

Le Sotré (6) La Noël
Notre première réaction fut de trouver
que le P’ti-Jésus était radin.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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