La Grotte

Le Sotré (12)

 
12 la gardienne m
 

Je gambillais normalement. Bon, pour notre balade dominicale, nos parents préférèrent me faire voyager… en poussette. L’escalier descendu, je me retrouvais en un tour de main dans mon véhicule. Aran ! Ah, une petite halte. Notre maman toqua à la porte :
- Tante Agathe, c’est moi Oda… (La porte s’ouvrit) Nous partons promener.
- Vous laissez le Fofo ?
Il était déjà à l’intérieur de la chambre. Remis de ses péripéties de la veille, notre Fofo se léchait les babines en rêvant aux friandises qu’il allait recevoir.
- Non, non, tante Agathe. Allez, hopla gaïsse Fofo !
A regret, le Fofo sortit sans friandise. « Bonne promenade » souhaita la tante. Sur le trottoir : « Je conduis ! » avança ma sœur. Le trottoir était pavé grossièrement, si bien que la poussette sautillait…
Couchées sur le trottoir, il y avait les double-portes des caves. Pour respecter l’horizontalité, l’encadrement en pierres, ou parfois en béton, formait à l’autre extrémité une petite marche. Lorsqu’on descendait la rue, ce que nous faisions, les portes affleuraient le trottoir au départ. C’était le plaisir de ma sœur. A chaque marche, je faisais un saut. A chaque saut, j’éclatais de rire. Le Fofo trottinait à côté de ma poussette. On passa notre cave, la poussette gigota. On passa la cave de notre voisine, la poussette cabriola.
- Passe pas sur les caves ! (la réprimanda notre papa).
- Il aime bien.
- T’vâs voir, j’vâs te secouer comme prunier, moi. On verra si t’aime ça !
Et on sauta la cave de madame Zeitung, la porteuse de journaux. Enfin, voici… R’garde !

 

Dans Not’rue, il y avait des doubles portes couchées. A trois maisons de la nôtre, il y avait justement cette double-porte. Elle était en fer. De sa fenêtre, la mère Kélère veillait. Quoi de plus normal, diras-tu. Des vieilles personnes qui passent leur journée à s’intéresser aux scènes de la rue, il y en a beaucoup. Je suis d’accord. Tout pareillement, notre tante Agathe passait la majorité de son temps à sa fenêtre. Nous avions l’habitude de voir la mère Kélère à son poste de guet. Nous n’y prêtions guère attention. Sauf…
R’garde ! répéta ma sœur. Je tournais la tête. Le Chanoire était allongé sur les portes en fer. Son pelage luisait au soleil. Il paraissait bercé par un profond sommeil. Le Fofo grogna. Ma sœur abandonna les rênes de ma poussette… qui roula toute seule. Elle s’élança, le Fofo à sa suite. La poussette descendait… Notre maman rattrapa le guidon cinq mètres plus loin. Il valait mieux. Je n’étais pas encore prêt à battre le record de vitesse en poussette… libre.
Plus rien ! Le Chanoire venait de disparaître. Voilà que notre Fofo se mit à flairer.
- Il est bon (fit notre maman) I s’rappelle où le chien du Heûle l’a rossé.
Notre papa le tira. Rien à faire, le Fofo ne voulait plus avancer. Il se mit à chercher avec son museau partout sur les portes. Voilà qu’il se mit à gratter, mais à gratter comme jamais on ne l’avait vu. Le rideau de la mère Kélère se souleva.
- Le Sotré est caché là ! (clama ma sœur).
- Tu peux en être sûr (rigola notre papa).
Le « Sotré » est là ! Le « Sotré » est là !
- Sotré… Sotré… (ricana notre maman) V’là qu’il s’y met aussi celui-là.
- T’plains pas, le Dabo parle. Enfin, il dit un mot qu’on comprend (admira notre papa en terminant sa phrase par un sifflement).
- J’aurai préféré qu’il dise maman pour son premier mot.
Ma sœur haussa les épaules. Sur un ton moqueur, elle lâcha :
- Le Dabo parle depuis longtemps, vous comprenez jamais rien.
En réponse, notre maman lui tira la langue ; ma sœur lui rendit la pareille. Dans la foulée, elle donna un coup de talon. La porte en fer résonna : « J’vâs t’déloger Sotré ! Te f’ras plus d’mal à not’ Fofo ». Aussitôt, la mère Kélère ouvrit sa fenêtre et rouscailla. Oui, je sais, jusque là rien de magique. Les adultes, essentiellement les vieilles personnes, ont du mal à supporter les enfants. C’est, d’ailleurs, ce que nous pensions.
- Ah celle-là (fit notre maman en faisant allusion à la mère Kélère) Elle t’a pas engueulé quand le chien du Heûle a attaqué not’ Fofo ?
- Elle avait trop peur de s’faire mordre (rigola notre papa) Elle gesticulait derrière son carreau, c’est tout.

 

On descendait notre rue. Vis-à-vis la Sous-préfecture :
- On va chez la mémère ?
- Mais non. T’sais bien, on va chez la tatâ Nénète et le nonôn Popaul.
- Ah oui ! (s’écria ma sœur) On ira chez la mémère un aut’ jour, nème môman ?
Notre maman hocha la tête en signe d’assentiment tout en s’adressant au vieux monsieur assis sur une chaise devant sa porte :
- Bonjour m’sieur Choumake. Ça va ?
Monsieur Choumake allait bien, sa dame aussi, ses enfants et petits-enfants aussi, bref tout était pour le mieux.
- Et le Robi ? (insista notre maman).
- Des hauts, des bas. Les jeunes l’ont emmené en promenade, ça lui fait du bien.
Par les jeunes, monsieur Choumake voulait parler de ses deux autres fils et leurs épouses qui habitaient encore dans la maison. Entre autres le Mimil’ et la Mimie, des copains de nos parents. Le couârail était lancé lorsque ma sœur annonça :
- T’sais, le Sotré il a fait du mal à not’ Fofo. Le papâ lui a collé des coups de charpagne.
- Il a rudement bien fait (que lui répondit le père Choumake).
- Passqu’il est méchant le Sotré (monsieur Choumake l’encouragea en hochant la tête, alors elle poursuivit) Nous, on croyait qu’il était gentil, mais c’est pas vrai (à nouveau le père Choumake acquiesça) Il s’était déguisé en Grilou.
- En Grilou ! Comment ça ?
Nos parents donnèrent leur version : le chien du Heûle avait foncé sur notre Fofo. Mais, le père Choumake ne prêtait aucune attention à leurs dires, il était bien plus intéressé par ce que racontait ma sœur.
- T’l’as déjà vu le Sotré ?
- Jamais… Déguisé en Grilou… Hum… Bien possible.
Ma sœur exultait. Le père Choumake raconta les méfaits du Sotré : il décollait les semelles des chaussures, les trouait, les abîmait à un tel point que les bonnes gens avaient bien de la peine à marcher.
- Bâ, alôre…

 

      Le père Choumake nous confirmait que le Sotré n’était pas un gentil génie, que le Sotré était malfaisant. Lui était une sorte de guerrier qui combattait le Sotré.
- Tu réparais les chaussures sur ta chaise, là ?
Il désigna la grande baie vitrée derrière lui. Elle était composée d’étroites vitres en verre cathédrale dans le sens de la hauteur. C’était son atelier. Mais voilà, que le père Choumake répare les chaussures, cela avait mis en colère le Sotré. Alors, il avait mis le feu à l’atelier. Notre maman se souvenait de l’incendie.
- En 1948 (précisa-t-il) Le 15 mars 1948. A neuf heures trente du matin. A la suite, j’ai pris ma retraite.
- Alôre, p’us personne empêche le Sotré de casser les chaussures (protesta ma sœur).
- Reste le père Schuh, là-bas dans la rue de la Gare… Je vais te dire un secret (chuchota-t-il. Ma sœur tendit l’oreille et s’approcha) Si tu ne veux pas que le Sotré t’embête, il faut laisser les toiles d’araignées. Elles empêchent le Sotré de v’nir.
- C’est vrai ? (Le père Choumake hocha la tête) T’vois môman, faut que tu laisses les toiles d’araignées.
- Mais oui (fit notre maman sans aucune conviction).
- Si môman, les toiles d’araignées empêchent le Sotré de faire des bêtises. Nème père Choumake ?
Bien sûr, il approuva tandis que notre maman levait les yeux au ciel et que notre papa ricanait.

 

Grâce aux anecdotes du vieux cordonnier, l’imagination de ma sœur se fertilisait. Pour avoir accompagné une fois notre papa, elle connaissait les caves. En tout cas, la nôtre. Un endroit sombre, humide, un peu effrayant. Un endroit où le Sotré aurait très bien pu se cacher. Le vieux cordonnier lâcha : « Bien possible ». La mère Kélère était vieille. Elle ne devait certainement pas descendre souvent dans sa cave. L’endroit idéal pour que le Sotré s’y cache en toute quiétude. Chemin faisant, ma sœur poussa encore plus loin le bouchon. Si la mère Kélère surveillait la rue et avait tiré le rideau dès qu’elle et le Fofo avaient mis leurs pattes sur la double-porte, c’était pour les éloigner, c’était pour protéger le Sotré. Ma sœur clama :
- La mère Kélère est la gardienne du Sotré !
- J’ai toujours trouvé la mère Kélère bizarre (consentit le vieux cordonnier en riant).
Nos parents décrétèrent le départ. C’est que nous devions goûter chez la tatâ Nénète et le nonôn Popaul. Tout rayonnant, le père Choumake remercia ma sœur :
- Ça m’a fait grand plaisir de causer avec toi. Ah ! Les histoires de Sotré, nos anciens nous en racontaient souvent (il s’adressa à notre maman comme s’il s’adressait à toute sa génération) Déjà à votre époque, on ne parlait plus du Sotré. Je suis comblé aujourd’hui.

 

Le goûter chez nos tante et oncle fut délicieux, surtout qu’ils avaient prévu un très, très bon gâteau. Sur le chemin du retour, la même scène qu’à l’aller se reproduisit, enfin pas exactement. Cette fois, ma sœur trépigna. Les portes en fer tremblèrent bruyamment. Aussitôt, la mère Kélère ouvrit sa fenêtre et rouscailla. Avec tout le respect qu’on doit à une personne âgée, notre papa répliqua :
- C’est pass’que vous êtes la gardienne du Sotré.
La mère Kélère le prit mal. Elle lui rétorqua que raconter des bêtises comme ça, à son âge, ce n’était pas Dieu possible. Que le Sotré, c’était lui… Notre Fofo marqua sa désapprobation par un long jappement.
Nous ne comptions guère en rester là. Histoire de lui montrer qu’il ne devait pas agresser notre Fofo, nous devions donner une leçon au Sotré. Comme le père Choumake, nous allions devenir des guerriers qui combattraient le Sotré.

 
 
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La suite

Le Sotré (13) La Grotte
Du rififi avec la force l'ordre. Va-t-on découvrir le Sotré ?

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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