Sorti du feu

Le Sotré (15)

 

Le calme était revenu. C’était décidé, notre maman s’était mise dans l’idée de faire son ménage en grand. Tout d’abord, elle passa le balai. Puis, le torchon de plancher entra dans la danse et nous dérangea dans nos jeux. Bien évidemment, ma sœur s’était accaparée de sa belle poupée Nicole. Surtout que la tante Luluce avait confectionné de nouveaux vêtements : un chemisier, une jupe et deux robes. C’est que la tante Luluce était couturière.
Quant à moi, j’avais hérité du baigneur Jean, « j’te prête, le casse pas ! ». Ça, il était bien moins beau et même pas articulé. Pourtant, le baigneur Jean avait une valeur inestimable. Le Saint-Nicolas l’avait offert à notre maman chez sa mémère Maria alors qu’elle avait six ans. Arriva l’exil de novembre 1940, notre maman partit pour la Dordogne… en abandonnant le baigneur Jean. Avec 30 kg de bagages autorisés par les Nazis, il n’y avait pas de place pour les jouets.
Notre grande tante de Hayônche, elle, était restée en Lorraine devenue allemande. En 1942, elle vint dans notre petite ville, histoire de voir qui étaient restés, ce qui avait changé. Elle retrouva peu de connaissances puisque 97% de la population avaient été expulsée. Une de ses copines et ses parents exploitaient toujours leur ferme, c’est chez eux qu’elle séjourna. Elle ne savait pas à l’époque, que cette famille, que l’on traiterait de « Boches » lors du retour d’exil, faisait passer la frontière toute proche aux prisonniers évadés, Français ou autres, au nez et à la barbe des Nazis.

 

La maison de sa mère, celle du nônon Auguste, etc., étaient occupées par des étrangers venus d’Allemagne. Beaucoup avaient quitté leur lointaine Silésie. Par contre, le logement de sa sœur, autrement dit celui de notre mémère (à la Sous-préfecture), était occupé par un vieux couple, les Fahrrad. Avant la guerre, ils vendaient des vélos. Ils vivaient dans les meubles de nos grands-parents, dormaient dans leur lit, mangeaient dans leurs assiettes. Bon, ces braves gens n’étaient pas mauvais pour un sou. Ils voulaient seulement rester dans la ville où ils étaient nés, dans la ville où ils avaient toujours vécu quitte à reprendre la nationalité allemande.
Pour la petite histoire, les Fahrrad avaient un gros, mais très gros chat. Gentil comme tout, il se laissait câliner et appréciait les caresses. Il s’agit de ce fameux chat que des Américains baptiseraient Big Cat. Je te raconterai son histoire une autre fois. N’ayant pas d’enfant en bas-âge, ni de petits-enfants, les Fahrrad avaient, pourtant, pris soin du baigneur Jean. Ils le confièrent à notre grande tante. Ainsi, à son retour d’exil en 1945, notre maman retrouva son baigneur Jean. Elle versa une larme en souvenir des jours anciens. Mais, à vingt ans, on n’a plus l’âge, ni l’envie de jouer à la poupée. Et, pourtant, elle conserva précieusement le baigneur Jean. Quelques années plus tard, elle le transmit à ma sœur.
L’Sotré veut pas ! Ma sœur m’arracha presque des mains baigneur et gilet. « T’es nul ! » grogna-t-elle en enfilant aussi sec le gilet au baigneur.

 

Notre maman se démenait à faire son ménage en grand.
- Le Sotré jette la poussière sur les meubles pour t’embêter.
Notre maman haussa les épaules et continua son ménage. Ma parole elle revenait de Pontoise pour ignorer cela ! La chasse aux toiles d’araignées mit ma sœur en rogne et déclencha une mémorable colère : « Va arriver malheur ! Va arriver malheur ! ». Vois-tu, les toiles d’araignées protègent les maisons des manigances du Sotré. Ça, c’était le père Choumake qui nous l’avait dit. Et ma sœur donnait de la voix en espérant arrêter cette infamie : « Va arriver malheur ! L’Sotré va encore faire du mal à not’ Fofo ! ».
En vain… Notre maman nettoya si bien le logement qu’il n’en resta plus une seule. Ma sœur avait son regard maussade, elle était prête à exploser. Cette fois, elle ne simulait pas : « Va arriver malheur ! ». La maman levait déjà la main...

 

L’ouverture inopinée de la porte sauva ma sœur de la gifle. C’était notre mémère :
- Qu’est-ce s’passe, donc’ ? On vous entend depuis la rue.
- Quelle arrête un peu avec son Sotré ! (répondit notre maman) Et c’matin ! Ces deux-là qui voulaient mettre l’feu à not’ pauv’ Fofo. La Mikète est terrible. Elle entraîne le Dabo dans ses conneries…
- Oh Oda, ce sont des enfants (protesta notre mémère).
L’affaire en resta là. Notre mémère s’assit, discuta de choses et d’autres. Enfin, pas que :
- Fait froid chez toi. Les Mioches vont attraper la crève. Vous devriez v’nir chez nous. Au moins, nous, on a le chauffage central.
Notre maman clôt la discussion par :
- Si on est v’nu habiter chez la tante Agathe, c’est pour ne plus être chez toi. Ici, on est chez nous et on fait ce qu’on veut !
La mémère ne fut guère enchantée par la réponse. Que pouvait-elle faire ou dire d’autres ? C’était mal la connaître :
- Et le Milou, ça va ?
- Il travaille toujours à Nânci.
- J’espère qu’il gardera sa place cette fois !
- En quoi ça t’regarde ?
La mémère fit un peût frognon. C’était bien souvent qu’elle aidait sa fille à boucler ses fins de semaines. Mais, elle avait plus d’un tour dans son sac :
- T’diras au Milou qu’il fasse son changement d’adresse pass’que ton père en a marre. Chaque semaine, le Sous-préfet lui remet ÇA avec un sourire narquois (elle puisa dans son cabas une revue : « La Vie Ouvrière ». Elle rajouta) Ton père est pas Communiste, sache-le !
- J’le sais ! Le Milou non plus, il est à la CGT. C’est pas pareil.
- Pfuitt, on a vu à l’enterrement d’son père… Tous ces drapeaux rouges (grimaça-t-elle de plus belle).
Notre maman haussa les épaules. La mémère repartit avec ma sœur qui passerait l’après-midi chez elle.

 

Depuis qu’il s’était acheté un vélo chez le Jano, on voyait un peu plus notre papa. « Un quart d’heure le matin. Un quart d’heure le soir. Toujours ça de gagné », se réjouissait-il. A peine avait-il posé son sac que notre maman lui fit un compte-rendu.
- Si vous recommencer vos conneries avec l’Fofo, j’sors le ceinturon.
- Pour faire quoi ? (railla ma sœur).
- Pour vous coller une raclée comme z’avez jamais eu ! C’est ce que faisait mon père lorsque j’étais pas sage. Bien compris, Mikète ?
- Oui (souffla ma sœur comme si elle disait « Oh ! Laisse-moi tranquille »).
Le papa s’apaisa rapidement, il reprit à l’intention de notre maman :
- Laisse parler ta mère. On est bien chez nous et j’ai une idée…
Se lever avec de jolies décorations sur les carreaux aurait, sans doute, été jugé « très authentique » par n’importe quel écolo en mal de retour à la nature. Crois-moi, notre papa était loin de sublimer cette hérésie. Contre la glace du petit matin, il ne pouvait rien…

 

Du côté de la rue, la chambre de nos parents et sa jolie cheminée ; à côté, notre chambre. Le logement était plutôt étroit, surtout notre chambre. Lorsqu’on ouvrait la porte, à gauche, proche de la fenêtre, on trouvait le lit de ma sœur ; à droite, la porte cognait mon lit. Notre maman avait récupéré ces lits chez les « réfugiés ». Entre les deux, une fissure ouvrait le sol. Elle tombait sur le couloir de l’entrée. Une fissure suffisamment large pour que le froid s’y engouffre et traverse le parquet. La tante Agathe projetait de faire les réparations, mais elle attendait les dommages de guerre.
Et la cuisinière s’éreintait sans parvenir à de véritables succès… Nos dents en toquaient tellement nous avions froid. Notre papa dit que cela ne pouvait plus durer. Il allait employer les grands moyens :
- On va mettre les Mioches dans notre chambre. Ils auront plus chaud.
Notre maman approuva. Puis, notre papa descendit au hallier chercher du bois et chargea à mort la petite cheminée de leur chambre. C’était la première fois qu’il l’allumait. Pour nous, ce fut une nouvelle féérie. Bientôt, un feu d’enfer s’enthousiasma. Ah ! Que c’était doux de voir ces flammes danser. Quelle chaleur agréable. Le Fofo s’allongea presque sur nos pieds afin d’être au premier rang. Jusqu’au moment où un voisin vint beugler sous nos fenêtres.

 

              Les flammes étaient si grandes qu’elles couronnaient la cheminée. Branle-bas de combat. L’agitation réveilla le Fofo. Notre papa trempa des torchons dans l’eau, grimpa sur le toit. Pour nous, la sirène hurla. On imaginait les pompiers se précipitant de tous les coins de la ville vers la grande salle où étaient rangés les camions rouges. Ils enfilaient leur tenue. Nous, nous trouvions le temps long. Nous étions prêts à évacuer… Et la tante Agathe, elle était prévenue ? Oui, la Catinète la rassurait. D’ailleurs, la plupart des voisins étaient réunis devant chez nous. Même ceux d’en face avaient traversé la rue. Maintenant, le spectacle était pour eux.
Un lugubre miaou attira mes oreilles. Des éclairs verts captivèrent mon regard. Parmi l’attroupement, le Chanoire était assis sur son arrière-train. Je me gardais bien d’en parler à notre maman. Elle aurait encore nié sa présence. Ma sœur et le Fofo acquiescèrent. Les spectateurs commentaient, conseillaient. Fanny et son mari Fanfan n’étaient pas les derniers. Des voisins venus de loin accouraient. Ainsi, on aperçut le Mimil’, le copain d’enfance de notre maman. La Mélie et son homme Igor avaient fait le déplacement. Même le nônon Popaul s’était radiné dès qu’il avait su que notre maison était en danger. Tiens, voilà notre pépère.
Au bout de dix minutes, notre papa cria que tout allait bien. La torchère était étouffée. Ouf ! Le Guézète arriva juste à ce moment. Notre papa le railla : « T’arrives après la bataille ! ».

 

Les deux camions rouges arrivèrent. L’un était une grosse citerne, l’autre tirait la grande échelle. Une grande échelle en bois avec deux roues cerclées de fer bien plus hautes qu’un adulte. Les pompiers achevèrent le travail de notre papa. En fait, ils ne firent que vérifier que tout était éteint. Nul besoin de dérouler leurs gros tuyaux.
- Vous êtes sûrs qu’on risque rien ? Pass’que avec les enfants…
- Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles (assura le capitaine des pompiers) Mais, à l’avenir évitez de faire un si grand feu et faites ramoner la cheminée.
- C’est le Sotré qu’a mis le feu ! (clama ma sœur) Voulait faire du mal à not’ Fofo.
Le Fofo jappa sinistrement en signe d’approbation. Le capitaine secoua négativement la tête.
- Oh, celle-là avec ses histoires de Sotré (grogna notre maman).
- Le Sotré a mis le feu ! J’savais qu’allait avoir malheur (Le capitaine avait un avis différent : le Graouli était venu souffler le feu) N’importe quoi ! (rétorqua ma sœur) Le Graouli, il est à Mès’, pas chez nous !
- Moôn ! Parfois, il vient jusque chez nous. Moi, j’le sais, j’suis pompier. Je peux t’dire que le Graouli nous donne bien du mal.
Franchement, les grandes personnes ne racontaient que des sornettes ! Surtout que nous étions sûrs de notre fait, le Sotré déguisé en Bianche-tète nous l’avait dit : « Le Graouli préfère rester à Mès’ ».
- Et le père Choumake, c’est l’Sotré qu’a mis le feu chez lui !
- Le père Choumake… Le père Choumake… Y’a pas eu l’feu chez lui.
- Si ! (tonna ma sœur) L’Sotré a mis le feu pass’que le père Choumake réparait les chaussures.
Le capitaine des pompiers la regardait comme si elle venait de tomber du ciel. Notre maman se lança dans de grandes explications comme quoi le père Choumake nous avait raconté que l’incendie de son atelier de cordonnier avait été provoqué par le Sotré pour le punir. Le capitaine des pompiers hocha la tête, l’événement lui revenant en mémoire :
- Ah oui, t’as raison. C’est le Sotré. Qu’est-ce t’as fait pour mettre l’Sotré en colère ?
- Bâ, rien (pour mieux l’affirmer, ma sœur leva les bras et les rabaissa brusquement en faisant claquer ses cuisses) C’est la môman, qu’a cassé les toiles des araignées.

 

Notre papa avait sorti la bouteille de vin, mais le capitaine et ses pompiers déclinèrent l’invitation. Dehors, les spectateurs s’étaient dispersés. Notre pépère monta pour se rassurer complètement. Il s’en retourna presque immédiatement : « Je préfère redescendre, parce qu’avec ta mère… ». Par contre le nônon Popaul, le Mimil’, le Guézète, Igor et la Mélie ne se firent pas prier pour noyer la cheminée en levant le coude. Et les adultes partirent dans une discussion d’autant plus animée que les verres de vin tombaient. Le plus en verve était le Guézète. Il déversa des tonnes d’explications et de commentaires alors qu’il était celui qui en avait le moins vue.
Inutile de leur parler du Sotré dans l’état d’euphorie où ils avançaient. Quoique le Guézète ouvrit ses oreilles aux arguments de ma sœur. Elle avait délogé le Sotré de la cave de la mère Kélère. Pense-voir cela l’avait fortement foutu en rogne. Aussitôt, il s’en était pris à notre Fofo en jaillissant sous la forme d’un fragment de bois enflammé. Le soir même, il avait déclenché un feu de cheminée parce que notre maman avait détruite les toiles d’araignées.
- Si tu l’écoutes, t’as pas fini.
- T’inquiètes Oda, ça me donne une idée.
Le surlendemain, un court mais bien bel article paraissait dans le journal. Il y était question de notre papa, véritable héros qui avait vaincu le Sotré incendiaire avec des torchons trempés d’eau.

 
 
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La suite

Le Sotré (16) Sorti du feu
ma sœur braillait comme un goret qu’on égorge. Du sang maculait sa bouille.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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