La Prothèse

Le Sotré (8)

 
 
 

        La semaine suivante, « R’garde ! » m’avertit ma sœur. Sur l’appui de la fenêtre de la mère Kélère était couché le Chanoire. Le Sotré préparait un mauvais coup. A peine le temps de réagir, le Chanoire avait disparu. La suite de notre promenade dominicale nous mena dans le haut de la rue Saint-Nicolas. Un petit arrêt devant la vitrine du marchand de radios et de gramophones, la boulangerie Brot et juste avant la SANAL, notre papa ouvrit la porte. Presque en face, de l’autre côté de l’intersection, habitaient le nonôn Popaul et la tatâ Nénète. Juste sur le trottoir vis-à-vis, le magasin de vélos du Jano et la boucherie Barthe. Dès l’ouverture de la porte, ma sœur s’élança : « Tape pas des pieds ! » clama notre maman tout en faisant entrer ma poussette dans le couloir carrelé de jaune. Ce couloir était bien large, bien lumineux. Pas comme notre sombre couloir. Une dizaine de mètres et nous débouchâmes sur un patio bien aéré, également carrelé de jaune.
- C’est où ? (cria ma sœur).
- Là-haut (répondit notre papa. Ma sœur et le Fofo s’élancèrent dans l’escalier en béton) Vas pas te casser la binette !
Vers l’extérieur, une solide rambarde en fer. Vers l’intérieur un gros poteau en béton. L’escalier formait un coude serré, à tel point que les marches étaient toutes étroites vers le poteau.
- Marche au milieu ! (reprit notre papa sur un ton plus ferme).
Parle à mon cul, ma tête est malade ! Ma sœur poursuivit son ascension au pas de course, le Fofo sur ses traces.
- Bonjour messieur-dame.
- Bonjour (répondit notre maman tout en garant ma poussette le long de l’escalier) Alors, vous vous plaisez chez nous ?
- On commence à s’habituer. Ça nous change de Thionville.
La dame et son mari avaient pris en gérance la SANAL, cela datait d’à peine quatre mois. Notre maman discutait toujours… L’escalier débouchait sur un balcon, lui aussi en béton, qui courait le long de l’étage. Une porte à chaque extrémité, deux fenêtres entre les deux. A la hauteur de la seconde fenêtre :
- Moins de bruit les Chlodère, y’en a qui dorment. Te v’là zaubette !
- Martini ! (cria ma sœur en guise de bonjour) On rentre par la fenêtre ?
- Par la porte (rigola-t-il. Justement celle-ci s’ouvrait) Hé ! Fais-moi un chmoutze, espèce de Sotrée !

 

      Parvenu en haut de l’escalier, nous rejoignîmes ma sœur. La Domi à la porte, le Félix toujours à sa fenêtre, embrassades générales. De deux ans plus jeune, la Domi était une copine d’enfance de notre maman. Elle travaillait à l’Enregistrement avec la Mimie et, autrefois, avant la naissance de ma sœur, avec notre maman. Le Félix, lui, avait, un an de plus que nos parents. Il était voyageur de commerce et parcourait la région pour proposer aux commerçants des bouteilles d’apéritif Martini.
La première chose que l’on fit fut de faire le tour du logement. Un bien beau logement, avec de bien grandes pièces. Notre papa siffla d’admiration :
- Je comprends !
- Nème Milou, on est bien mieux que dans la baraque.
Ils avaient emménagé depuis trois mois dans leur nouveau logement. Et depuis le temps que le Félix et la Domi disaient : « Faudra que vous veniez voir comment on est installé ». C’est qu’auparavant, ils occupaient un baraquement dans la cour en attendant que la maison soit réparée. La propriétaire avait préférée refaire à neuf le commerce (la SANAL) et les deux logements. En fait, le Félix avait toujours habité là, sauf pendant l’exil. Il y était même né.
- Ta môman est pas là ? (demanda notre maman).
- Elle est partie passer quelques jours chez ma sœur à Bitche.
- Sont p’us en Allemagne ?
- T’sais, les militaires, ça bouge beaucoup.
- J’aime pas son mari (notre maman afficha une moue de dégoût) Il te regarde comme si t’étais une moins que rien.
- Prétentieux comme pas un (renchérit la Domi).
- Et hautain ! (rajouta le Félix) Et ma frangine devient aussi conne. Surtout depuis qu’il est passé commandant.
- Elle était si gentille avant…
- Et bien simple (approuva la Domi) Qu’est-ce que tu veux Oda, on change…

 

         Le Félix et la Domi s’étaient mariés quand ma sœur atteignait ses trois mois.
- Qu’est-ce qu’il a dit le toubib ? (demanda notre papa).
- Bâ… (fit la Domi sur un ton gêné).
- Ça m’dérange pas. Je te l’ai déjà dit. Je suis… (le Félix jeta une œillade à ma sœur) Bref, c’est moi qui peux pas. J’ai proposé à la Domi de divorcer.
- Certainement pas ! (cingla la Domi) J’ai toujours rêvé d’avoir… d’en avoir (se reprit-elle sur un air entendu) mais, je préfère mon mari.
- Ah, l’amour… (se pâma notre papa).
Les grandes personnes avaient beau parler avec des sous-entendus, il n’empêche que ma sœur avait les oreilles bien aiguisées et les méninges bien affûtées.
- T’sais Domi, t’peux puiser un bébé dans le Puits aux Bébés. T’sais ousque c’est ?
- J’habitais la Cour des Miracles avant la guerre. T’rappelles Oda ?
- Oh, oui.
- Vous puisez les bébés (s’emballa ma sœur).
- Que non ! Nos mômans voulaient pas.
Notre maman et la Domi s’étouffèrent dans un rire convulsif.
- Alôre, t’vas puiser un bébé ?
- Le puits est tari.
- C’est quoi ma rit ?
- Tari ! C’est quand on remonte le seau, il n’y a rien dedans (le Félix en profita pour lancer une blague) Le puits est tari et moi aussi je suis tari.
- C’est l’Sotré qu’a piqué l’eau. Quand j’suis née, la môman a été dans le Puits aux Bébés. Mais, après c’était fini. Alôre, la môman, elle a été puisé l’Dabo à l’hôpital. Nème môman ! (Notre maman acquiesça d’un hochement de tête et en souriant. Ma sœur s’adressa au Félix) T’sais pas faire un bébé ?
- Bâ non. Personne m’a donné la recette.
- Dire que je croyais que ça y était. Tu rappelles Félix ?
- Que de râmeuses pour rien (fit-il en éclatant de rire) Et mon père qui s’était mis sur son 31 pour annoncer la bonne nouvelle à tes parents. Lui, il était tout content.
- Pas mes parents. Tout juste s’ils ne m’ont pas mis à la porte. Tout ça pour quinze jours de retard.
- Vous aviez consommé avant le mariage. Pas bien, ça !
- Tu peux parler Milou (se moqua le Félix).
- Quoi ? (fit semblant de s’offusquer notre papa) On a fait ça dans les règles de l’art. Avec la permission de monsieur le curé.
Et les adultes pouffèrent tout en sirotant leur café. Sur la table, trônait une superbe Forêt Noire que le Félix avait acheté chez les Stène ce matin même. De quoi faire saliver ma sœur.
- Quand on l’mange ?
- Mikète ! (la réprimanda notre maman).
- La Domi va s’en occuper, t’inquiètes pas.

 

        La Forêt Noire était délicieuse. Même le Fofo s’en régalait. Ma sœur en avait plein autour de la bouche et moi encore plus.
- Martini… Si…
- On parle pas la bouche pleine (la coupa notre maman).
- Martini ! (reprit ma sœur après avoir avalé sa bouchée) Si tu sais pas faire les bébés, va dans les champs.
- Et je ferai quoi dans les champs ? (demanda-t-il en souriant bêtement).
- Bâ, y’a des vaches. Y’a des taureaux. Le taureau i monte sur le dos de la vache. Après, y’a un veau.
- T’connais ça, toi ?
- Bâ alôre, j’âs vu l’aut’ fois quand on a promené avec le père Mohhat.
- T’dois avoir raison (rigola le Félix) J’vâs faire comme le taureau.
- Il y a longtemps qu’on a pas été mangé chez les Mohhat (fit la Domi).
- Septembre ou octobre (compléta le Félix) Réglé comme du papier à musique le père Mohhat (rigola-t-il) Onze heures, l’apéro au Qwâroye…
- Et le billard ! (s’écria ma sœur).
- Oui, avec le Mimil’. Midi et demi, on mange. Deux heures et demie, la balade sur la route de Milo.
- T’as oublié neuf heures, la messe avec la mère Mohhat (rigola notre maman).
- On s’débrouille pour arriver chez eux un peu avant onze heures. Comme ça, on échappe.
- Moi, j’y vais toujours. Enfin, souvent.
- Oda, t’es une sainte (fit le Félix en riant).
- Si t’as tes entrées au Bon Dieu (renchérit la Domi) demandes-lui qu’il me fasse la même chose qu’à la Vierge.
- Pour avoir un P’tit-Jésus qu’aura deux pères (Le Félix et la Domi regardèrent ma sœur avec des yeux si ahuris qu’elle se sentit obligée de préciser) Bâ oui. Le père du P’tit-Jésus c’est le Bon Dieu. Et l’autre père, c’est… Môman, comment qu’i s’appelle l’autre dans la grotte ?
- Joseph.
Les adultes ne purent s’empêcher d’en rire. Entre deux spasmes, le Félix lâcha :
- Vaudrait p’t-être mieux que le Bon Dieu me greffe des couilles de taureau.

 
 
Flech cyrarr

La suite

Le Sotré (9) C’est la fête
Je te le dis tout net, ce n’était pas
vraiment une réjouissance.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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