La Grotte

Le Sotré (11)

 
11 l attaque m
 

Nous l’avions assimilé : not’ Sotré était un esprit qui pouvait se matérialiser en animal et même en Grilou. Comme dans la côte de Delme pour effrayer les automobilistes. Bien entendu, nos parents niaient cette évidence. Et ils n’étaient pas les seuls. Allez vâ, cela n’empêchait nullement not’ Sotré de faire ses farces. L’autre jour, il avait renversé la verrine que venait de sortir notre maman. Paf ! Toute la confiture de mirabelles sur le plancher. Ma sœur fut accusée. C’est vrai, elle jouait sur la table. C’est vrai qu’elle était un peu brusque dans ses gestes. Six mois plus tard…

 

Le petit déjeuner était fin prêt. Notre papa, en repos ce samedi-là, attendait pour nous embrasser. Il était tout émoustillé à l’idée d’acheter ses graines. Déjà, il voyait ses légumes pousser. Déjà, il se voyait les récolter. Il imaginait notre maman les cuisiner. Il les mangeait… Il en bavait… « Vous allez vous régaler », nous promit-il.
Notre maman eut beau lui répéter qu’on était seulement en janvier. Rien n’y fit. Notre papa affirma, même, que le printemps pointait le bout du nez. D’ailleurs, il suffisait de regarder dehors, le soleil rayonnait. La solide charpagne patientait sur un coin de la table. Ce solide panier en osier accueillerait les sachets de graines.
- Le temps de descendre chez les Klène... De remonter… J’en ai pour une bonne demi-heure.
- Si t’traînes pas en route ! (Notre maman redoutait qu’il ne rencontrât quelques copains).
- Pas de risque, j’emmène le Fofo. Ça lui fera une promenade.
En entendant son nom, notre Fofo leva la tête. Ne voyant rien se passer, il bâilla bruyamment, étira ses pattes et se rendormit. Tartines et café au lait étaient avalés, notre papa donna le signal du départ. Aussitôt, le Fofo se dressa, tournoya en jappant et en remuant sa fine queue. Son solide panier à la main, notre papa se dirigea vers la porte. Nous l’accompagnâmes jusque là et le regardâmes descendre l’escalier. Nous étions depuis un bon moment à la fenêtre. Notre papa n’était toujours pas sorti. Bon sang, le couloir n’était pas si long ! Que pouvait-il bien faire ? Peut-être lui était-il arrivé quelque malheur ?

 

Au grand plaisir de nos parents et leur fierté, j’arrivais à marcher tout seul. Disons que j’eus bien du mal à me mouvoir sur mes deux pattes. De nombreuses chutes et autant de pleurs avaient émaillé cette évolution. Je dois reconnaître que ma sœur n’y était pas étrangère. Elle m’encourageait à me tenir debout. Elle m’incitait à mettre un pied devant l’autre. Si je vacillais, elle se précipitait pour me retenir. Bon, parfois, elle intervenait un brin trop tard. Une fois, je l’entraînais même dans ma chute. Selon ses dires, ce n’était autre que not’ Sotré qui m’avait poussé et provoqué notre chute. Il m’empêchait d’aller de l’avant. La preuve, il me tordait la jambe et la clouait au plancher. « Sotré ! Laisse le Dabo marcher », braillait-elle. Et elle reprenait à mon attention : « Avance ! T’occupe pas du Sotré ». Fort heureusement, ma sœur réussit à contrer les méfaits de ce plaisantin qu’était not’ Sotré. Comment ? Ben ça, je ne saurai l’expliquer.
Durant cette période, notre Fofo se mettait à l’abri sous la cuisinière. Si je me décourageais, ma sœur me aspouillait vertement. Si ses réprimandes ne suffisaient pas, une bonne claque me coupait l’envie d’abandonner et me redonnait de l’élan. Et ce ne sont pas les « Laisse-le donc’ tranquille, vâ y arriver tout seul » de notre maman qui la détournaient de son devoir. A vrai dire, si ma sœur n’avait pas passé autant de temps chez la mémère, j’aurai marché au bout de huit jours au lieu de souffrir une bonne quinzaine. Tout cela remontait à trois ou quatre mois.

 

Enfin, notre papa apparut sur le trottoir.
- T’en as mis du temps (dit notre maman sur un ton qui frôlait la réprimande).
- J’suis passé voir la tante Agathe. T’sauras, j’ai rechargé le fourneau et j’ai vidé son seau. J’prendrai le pain en r’montant.
Tandis qu’il s’éloignait en se retournant de temps en temps pour nous adresser un signe en levant son solide panier, nous agitions régulièrement la main. A ses côtés, notre Fofo trottinait fièrement. Sa queue en l’air balançait au rythme de son pas. Ils arrivaient à la hauteur de la maison Kélère…
Ma sœur fut la première à le voir. Elle hurla.
Comme une furie, il venait de déboucher d’une maison vis-à-vis. D’un coup, il traversa la rue. Ne craint point qu’une voiture le heurtât. Elles étaient rares dans ces années 1950. Tu me diras : il en aurait suffit d’une. Quoique si une voiture l’avait écrabouillé… Le problème n’est point à l’endroit où tu l’imagines. C’est que la peûte bête avait aperçu le Fofo. Penses voir, costaud comme il l’était, il allait réduire notre pauvre Fofo en bouillie. De la fenêtre, nous beuglions. Je crois même que notre maman criait le plus fort.
Mais, cette peûte bête était vraiment bête. Elle n’avait pas imaginé ce qu’il allait lui arriver. « Ouâré de cabot ! » s’écria notre papa. Vlan ! Le solide panier en osier s’abattit sur sa gueûle. Chez nous, on dit « gueûle » en appuyant sur le « eu », nème ! Chaque coup de panier déclenchait de féroces aboiements accompagnés de vacarme métallique.

 

- R’garde, le Sotré déguisé en Grilou ! (s’effara ma sœur) Ah, la vache, il attaque not’ pauv’ Fofo.
Te crois, doutai-je. Pourquoi s’en prenait-il à notre Fofo ? Il ne lui avait rien fait de mal que je sache. Ma sœur ne pouvait l’expliquer. Mais, le fait était là, le Sotré attaquait notre pauvre Fofo. Jusqu’à présent, nous nous divertissions de ses farces. Le plus souvent, elles étaient drôles et sans méchanceté. Mais, là ! Aujourd’hui ! Le Sotré s’en prenait à notre Fofo. Inadmissible !
- C’est p’us mon copain !
A moi, non plus, acquiesçai-je. Il est trop méchant. Le panier rebondissait sur la tête du Sotré. Nous parvenaient de lugubres « kaïe-kaïe » entrecoupés d’épouvantables bruits de ferraille. Notre papa assénait de tels coups que le Sotré s’évanouit. Disparu.
Que je t’explique. Dans Notre rue, comme dans d’autres, on accédait aux caves par des double-portes couchées sur le trottoir, posées à l’horizontal si tu préfères. En fer ou en bois, ces double-portes empiétaient le trottoir sur trois ou quatre mètres carrés. Celle de la mère Kélère était en fer d’où ces bruits épouvantables. Les adultes évitaient de passer dessus, le trottoir était suffisamment large. Par contre, les enfants… Lorsqu’il attaquât notre Fofo, le Sotré se trouvait juste sur la double-porte de la mère Kélère. Et notre papa multipliait les coups de panier.
- T’as vu ! Le Sotré a disparu dans la cave de la mère Kélère.
J’âs vu… frémis-je. Notre maman secoua la tête de gauche à droite et vice-versa :
- Ah, t’en as de l’imagination. Le chien du Heûle est le Sotré, maintenant. Et il a pas disparu, il s’est carapété chez lui.
Elle déraillait notre maman. Elle ne se souvenait plus que le Sotré, sous la forme du Grilou, surgissait dans la côte de Delme pour effrayer les automobilistes. Tu me feras remarquer que surgir devant une automobile dans un virage, c’est plutôt vicieux. On aurait dû s’en douter : le Sotré n’était pas un gentil génie. Voilà pourquoi le Chanoire était couché sur l’appui de la fenêtre de la mère Kélère : le Sotré préparait son coup.

 

Alertée par nos hurlements, Fanny cria :
- C’est encore le chien de monsieur Heûle ! (Notre maman confirma. Fanny reprit) Je n’aime pas ce chien. Il a des yeux qui font peur. Quand il traîne dans la rue, je change de trottoir.
- Ça devrait pas être permis, ça !
Une automobile remontait la rue. Fanny la laissa passer et reprit :
- Fanfan lui a dressé une contravention l’autre jour. Mais, monsieur Heûle s’en fiche. Il a dit que son chien avait le droit de se promener comme tout le monde.
- L’a cas l’mettre en prison !
- Tu as raison Mikète (rigola Fanny) Je vais le dire à Fanfan.
- Un jour, cette peûte bête va dévorer un gosse.
Du rez-de-chaussée monta :
- Qu’est-ce passe ?
- C’est le chien du père Heûle, tante Agathe.
- Il a encore fait des misères à quelqu’un ?
- Il a sauté sur not’ Fofo.
- Il a rien ?
- Le Milou lui a collé de bons coups de charpagne.
Le car, venant de Nancy, ralenti, fit halte. Par sa fenêtre, le chauffeur cria :
- B’jour Oda. B’jour les Mioches. B’jour demoiselle Agathe (Notre maman lui conta l’événement du jour) C’est une saloperie cette kègne (tonna le chauffeur) Il m’a mordu une fois.
Le car redémarra au moment où : « Vinrats d’vinrats ! C’est animé par chez vous ». La Mélie redescendait de la Suisse des Morts. Et le couârail reprit de plus belle. La Mélie déversa tout son fiel sur le père Heûle et son vinrats de chien.

 

         Notre papa et le Fofo rentrèrent un peu après midi. Notre pauvre Fofo était bien fiâche. C’est comme qui dirait qu’il était tout barbouillé. Il s’affala dans un coin de la cuisine et n’en bougea plus. Notre papa nous dit qu’il fallait le laisser se reposer.
- Quelle peûte bête ! (grogna notre maman) Heureusement, il est repartit aussi vite, la queue entre les jambes.
- Ça, je l’ai cogné (fit notre papa en mimant la scène comme s’il y était encore) T’as entendu le père Heûle ? I criait que j’avais tué son chien-loup. Manque pas d’culot çui-là. J’en ai parlé à son fils. Il m’a dit que c’était pas la première fois qu’le chien d’son père attaquait un autre chien. C’est vraiment une ouète bête !
Si le Sotré veut la guerre, va l’avoir ! décréta ma sœur Les corbeaux auront bientôt sa peau. C’est p’us not’ copain, approuvai-je. Crac ! Le Sotré. On va lui tordre le cou. C’était affaire entendue, le Sotré était un esprit qui se matérialisait souvent en Grilou. Contrairement à ce que nous pensions, il n’était pas un bon génie, puisqu’il avait attaqué notre Fofo. Sans l’intervention de notre papa, le pauvre Fofo aurait été ratatiné. Nous comprenions mieux pourquoi les grandes personnes prétendaient que le Sotré, c’était la Légende. En fait, ils en avaient peur. Nous, non ! Nous étions prêts à l’affronter comme notre papa l’avait fait.

 
 
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Le Sotré (12) La Grotte
Une grotte sous haute surveillance..

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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