A la Moulinette

Le Sotré (3)

 
4 ca balance m
 

La porte s’ouvrit : « On a bien dormi ? ». Comme la veille, le couinement des gonds nous réveilla complètement. Comme la veille, l’ouverture des volets nous fit cligner des yeux.
- Bonjour madame Chlodère, ça va ?
Le chaleureux accent de Fanny s’engouffra dans la chambre tel un soleil d’été. Nous nous précipitâmes pour faire bonjour.
- Fait meilleur aujourd’hui (brailla notre maman).
- Tous les jeudis, il fait bon (que lui répondit Fanny) Alors les enfants, vous allez au marché tout à l’heure ?
Ma sœur cria un oui massif et le Fofo émit un joyeux jappement. Lui savait quel beau programme notre maman lui réservait. Les salutations réglées, notre maman nous entraîna vers la cuisine. Le petit déjeuner pouvait démarrer.

 

Et en avant ! Je me retrouvais dans les bras de notre maman tandis que ma sœur et le Fofo dégringolaient l’escalier. En un rien de temps, je me retrouvais dans mon véhicule, une superbe poussette. Ma sœur et le Fofo étaient déjà devant la porte de la tante Agathe. Dès l’ouverture, le Fofo se précipita à l’intérieur et alla se planter devant le buffet. Il tiendrait compagnie à la tante.
- J’viendrai dire bonjour quand on r’viendra (dit ma sœur).
- T’vâs chez la mémère ce midi (rectifia notre maman).
- Ah oui, j’me rappelle p’us. J’viendrai le soir.
A trois maisons de la nôtre, un chat noir était couché sur l’appui de la fenêtre de la mère Kélère. Son médaillon de poils blancs qui garnissait sa gorge. Son oreille droite trouée. Le chat noir de la Bianche-tète ! Il lui tenait compagnie autant qu’il lui servait de guetteur. Si le chat noir était là, c’est que la Bianche-tète trainait dans les parages. La mère Kélère serait-elle la Bianche-tète ? Impossible, nous la connaissions depuis longtemps et elle ne ressemblait en rien à la Bianche-tète… A notre approche, un éclair vert jaillit, le chat noir s’évapora. A partir de ce jour, nous décidâmes de nommer le Chanoire.
La descente vers le marché n’était guère longue, sauf que notre maman trouvait toujours une occasion pour bavarder avec l’un ou l’autre.

 

« Approchez… Venez découvrir l’appareil qui bouleversera votre vie ». Attroupées devant l’étal, quelques ménagères commentaient bruyamment la nouvelleté. Je parle d’étal, le mot est un peu pompeux pour la planche en bois vermoulu soutenue par deux tréteaux, juste derrière le fourgon. Les portes au large ouvert, on apercevait des piles de cartons de toutes dimensions et de diverses couleurs. Le bonimenteur, un petit maigre bien nerveux, venait de Pont-à-Mousson. Chaque semaine, il s’installait au premier rang si l’on peut dire. « Approchez… Venez découvrir l’appareil qui bouleversera votre vie ». Selon ma sœur, ce gars-là vendait des ustensiles que le Sotré avait fabriqués.
- Ah Oda, bonjour…
- Bonjour Mélie, coment qu’c’est ?
- Couci-couça. Qu’est-ce te veux Oda. Avec la vieillerie, on s’arrange pas. Et les Mioches, ça pousse ? Te connais le machin-là ? Avec, te foutras ta chtroupote au feu.
Il n’y avait pas foule au marché, mais trois bécasses étaient agglutinées devant l’étal. Non seulement elles jacassaient pour ne rien dire, mais elles empêchaient la Mélie de montrer le fameux machin à notre maman. Alors, sans ménagement, elle les bouscula :
- Vinrats ! Poussez-vous un peu.

 

La Mélie réussit, enfin, à approcher l’étal. Elle saisit un des machins en exposition et le mit presque sous le nez de notre maman. Cela ressemblait censément à une casserole évasée sur le haut avec une grande queue pour la tenir. Elle était toute brillante, toute rutilante. Une manivelle avec une belle boule rouge entrainait une sorte de demi-lune sur le fond percé d’une multitude de petits trous.
- Oda ! Te mets tes patates cuites là-dedans. Te tournes la manivelle. Ta purée tombe toute seule dans ton pot. T’es p’us à suer comme un bœuf avec ta chtroupote. C’est ça le progrès. Moulinex libère la femme qu’is disent dans la réclame, alors profites-en.
C’est vrai, notre maman s’éreintait avec sa chtroupote, ce pilon en bois qui lui servait pour écraser ses patates :
- La môman elle dit : c’est la dernière fois que j’fais d’la purée. La semaine d’après, elle refait d’la purée en grognant.
J’approuvai bruyamment ma sœur.
- Et l’autre bas-du-cul qui s’en mêle.
- Vâ finir par savoir parler, l’Dabo. Te vois même tes Mioches veulent un machin. J’en ai acheté deux, une pour moi et une pour ma fille aînée. I m’les a mis de côté, le temps que j’fais mes courses. Tiens, avec la grille là, te fais la compote de pommes. R’garde, les trous sont plus gros.
- J’vâs vous embaucher comme démonstratrice, m’dame Mélie.
- Au lieu d’me servir ton boniment, t’f’rais mieux d’me filer une bonne commission. Vinrats ! (la Mélie bataillait pour changer la grille. Plus elle s’escrimait, moins ça allait) Vinrats d’vinrats, l’est raide ton machin !
- L’Sotré veut pas (rigola ma sœur).
- Vinrats d’Sotré ! (tonna la Mélie) Le ressort est costaud (Le bonimenteur finit par lui prendre la moulinette des mains, changea la grille) Pouvait pas mettre un moins costaud, qu’on puisse l’enlever sans effort.
- C’est exprès pour plaquer la lame contre la grille et écraser vos pommes de terre. Vous vous y ferez au fil du temps.
- Dis-voir le Mussipontain, te la garanties combien de temps, ton machin ?
- A vie !
- Te dis ça pass’que j’vâs bientôt crever.
- M’dame Mélie…
- Arrête donc’ ton baratin. Tu lui fais combien, ta moulinette, à ma copine ?

 

Le bonimenteur fit semblant de réfléchir comme s’il calculait le meilleur prix.
- 900 francs !
- Baisse ! C’est la troisième que je te fais vendre.
- Non… Non…
- Ah m’dame Mélie, c’est pas avec vous que j’vâs faire fortune. Bon… 800…
- Oda, 800, c’est bien. Elle est à 950 francs à la quincaillerie. La même !
- Non… Non… (se débattait notre maman).
- T’diras au Milou qu’i fume pas pendant une s’maine, ça paiera ta moulinette (elle réfléchit un instant et eut une illumination) L’Milou l’a pas été payé la s’maine dernière, au moins ?
- Trois s’maines qu’il a rien touché.
- Vinrats ! Tous pareils ces patrons. A chaque fin d’semaine is trouvent une ritournelle pour pas donner l’enveloppe. J’vois ça avec mon Igor, chaque samedi, il réclame. Pourtant, le Mièsse, c’est pas l’argent qui lui manque, nème ! (puis s’adressant au bonimenteur) Dis-voir le Mussipontain, c’est un neuf camion qu’t’as ?
- Un fourgon Peugeot, m’dame Mélie. Avec, j’tomberais p’us en panne comme le mois dernier. Et y’a pluss’ de place dedans.
- T’l’as payé avec les sous qu’tu nous voles !
- Oh ! M’dame Mélie, j’es un commerçant honnête, moi.
- Alors, 750. Fais ta moulinette à 750 pour ma copine Oda.
- 780 !
- Tope là, mon fe. Ecris Chlodère sur la boîte. L’Oda viendra la chercher la s’maine prochaine.

 

Ravie de son négoce, la Mélie décida de poursuivre son tour de marché.
- J’ferais toujours mes achats avec vous (rigola notre maman).
- C’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire des grimaces, vâ ! La semaine dernière, j’me suis payé une nouvelle radio. Crois-moi si tu veux Oda, j’l’ai fait baisser de 2.000 francs et il l’a amené à la maison. Ils s’en foutent plein les poches sur not’ dos, non mais !
Notre maman s’arrêta chez le primeur, la Mélie lâcha « J’vâs m’acheter une robe » en s’éloignant de son pas nonchalant.

 

Totol, le marchand de primeurs était un vieux monsieur fort sympathique. Il avait toujours un mot pour nous et rajoutait un ou deux fruits en supplément. Ce jour-là, il nous proposa un jeu. Enfin, plutôt à ma sœur, parce que, elle, elle était plus grande. Il montra sa balance. Une balance à la mode d’aujourd’hui où on lit le poids :
- Te veux des pommes ? (Le vaillant « oui ! » de ma sœur l’encouragea) Regarde le cadran.
Il prit une pomme, la posa sur le grand plateau. Aussi sec, l’aiguille rouge se déplaça dans le cadran. Il en rajouta une autre, l’aiguille bougea encore. Et encore. C’était magique ! Not’ Sotré faisait bouger l’aiguille. Le Totol rigola un bon coup :
- Le Sotré, i mélange les légumes. Tiens, r’garde cette carotte au milieu des courgettes.
- C’est not’ Sotré qui l’a mis ?
- Hé oui ! (s’esclaffa le Totol) La balance c’est pas le Sotré, c’est la mécanique qui fait bouger l’aiguille.
- La mécanique, c’est un esprit comme not’ Sotré, nème ?
Nous ne comprîmes rien à ses explications où il était question de tiges et de je ne sais quoi. Il rajouta une pomme.
- T’as déjà vu l’Sotré ?
Le Totol se gratta la pouyate et finit par répondre :
- L’Sotré, on le voit pas. Il fait ses tours quand on s’y attend pas.
- Moi, je veux voir le Sotré !
Le Totol pinça les lèvres et secoua la tête comme s’il disait « causes toujours ». Mais, pour l’heure l’aiguille rouge fascinait ma sœur. Elle désigna le cadran :
- Quand l’aiguille arrive au bout, y’a quoi ?
Le Totol remplit le plateau jusqu’à temps que l’aiguille se bloque :
- Ça fait un kilo.
- Et si je veux pluss’ ? (fit malicieusement ma sœur en croyant coincer le marchand).
- J’mets un poids sur le petit plateau. Hopla ! (L’aiguille fila en sens inverse) Et j’en rajoute.
- Ça sert à quoi ?
Notre maman savait si elle avait assez de fruits et le marchand lui faisait payer les pommes en fonction de leur poids. De la parole aux actes, il prit son crayon coincé sur le haut de son oreille et fit son calcul sur une page de son cahier.

 

              Notre maman discutait avec une connaissance, ma sœur en profita pour revenir sur le Sotré. Ainsi, elle narra notre visite à la Bianche-tète et la présence du Chanoire. Contrairement aux autres grandes personnes, le Totol l’écouta religieusement, hochant la tête en signe d’approbation. Il finit par :
- A mon avis, ta Bianche-tète c’était le Sotré.
- La Bianche-tète… le Sotré… Comment te sais ? (sans laisser le temps au Totol de répondre, ma sœur enchaîna) Alôre, le Sotré, c’est pas un esprit ?
- Oh, tu sais, le Sotré est très malin. Il est magicien et, parfois, il se déguise pour faire ses blagues.
Et le Chanoire sur l’appui de la fenêtre de la mère Kélère, ah comment il allait expliquer ça le Totol ? Simple, répondit-il, le Sotré préparait un mauvais coup, il a envoyé le Chanoire pour repérer les lieux.
- Bâ, alôre ! (s’extasia ma sœur).
Le Totol était bien intéressant. Dorénavant, nous saurions où nous adresser pour en connaître plus. Comment n’y avions pas pensé plus tôt ? La Bianche-tète n’avait jamais existé. Tout simplement, c’était le Sotré qui avait pris son apparence pour mieux nous tromper. Il nous expliqua que le Sotré était une légende vivante.
- C’est quoi une légende vivante ?
Le Sotré avait traversé les siècles et, depuis toujours, il faisait des blagues.
- Et Dieu et le P’tit-Jésus, c’est une légende aussi ?
Là, ça coinça. Le Totol s’embourbait dans ses explications. Il finit par reconnaître :
- Dieu et le P’tit-Jésus, c’est la religion… Une légende de la religion (se reprit-il).
Notre maman était de retour avec nous, ce qui clôt la discussion. Elle commanda encore des poires, des poireaux, des navets, des carottes. Ma sœur repassa à l’action. Cela lui faisait grand plaisir de jouer à la marchande. Lorsque tout fut pesé, les prix calculés, l’addition effectuée sur la page du cahier, notre maman régla. Le Totol rajouta deux poires.

 
 
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La suite

Le Sotré (4) A la Moulinette
Rendez-moi ma monnaie.
C’est tout ce que j’vous d’mande !
Couârail infernal..

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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