La Grotte

Le Sotré (13)

 
14 l exploration m
 

Dès le lendemain, ma sœur était à pied d’œuvre, ou plutôt à pieds joints sur la double-porte en fer. Le père Choumake l’avait confirmé : « Le Sotré se cache dans des endroits secrets ». Ma sœur sautait en criant : « Sors de là, Sotré ! J’veux t’voir ». Pour sûr, nous étions devant la grotte du Sotré ! Arrête, t’vâs le mettre en colère. Mes implorations n’eurent aucun effet. Le boucan du Diable, lui, attira les foudres de la mère Kélère.
Il en fut ainsi plusieurs jours de suite et même plusieurs fois par jours. Surtout les matins, car la mémère venait souvent chercher ma sœur entre-midi. Bref, chaque matin, la double-porte recevait notre visite au plus grand plaisir de notre Fofo. D’autant plus que le Chanoire était couché tantôt sur l’appui de la fenêtre, tantôt sur la double-porte. Lui aussi protégeait l’entrée de la grotte. Le Fofo s’élançait. Un éclair vert jaillissait, le Chanoire s’évaporait.

 

La mère Kélère frisait la crise de nerfs : « Ces deux-là ont le Sotré dans l’corps ». Elle menaça nos parents des foudres du Ciel s’ils ne corrigeaient pas leurs satanés rejetons. Alors, la maman nous réprimanda. Alors, le papa s’en mêla. Sans résultat. Ma sœur multipliait ses interventions. Le Sotré finirait bien par pointer son museau. Jusqu’au jour où un lugubre couinement annonça le Fanfan. Il gara son vélo contre la bordure du trottoir :
- Vous d’vez pas sauter sur les portes de Madame Kélère (il agita un doigt menaçant en faisant les gros yeux) Si vous recommencez, j’vous mets en prison.
Sans demander mon reste, je m’enfuis en pleurant. Mais, ma sœur… Son regard s’assombrit, elle mit les mains sur ses hanches, le fixa dans les yeux :
- Te f’rais mieux de mettre l’Sotré en prison !
Le Fanfan était un homme d’une quarantaine d’années plutôt ventripotent. Ce qui lui donnait une allure débonnaire. Il réajusta son képi de sergent de ville, se força à prendre une grosse voix :
- T’vâs voir, si t’es pas gentille ! (…) Laisse-moi tranquille, toi !
Le Fofo s’était agrippé au bas de son pantalon et grognait. Il avait beau se débattre, le Fofo ne lâchait pas. A force de gesticuler, le képi roula sur le sol. Le Fanfan voulut le ramasser, le Fofo lui sauta sur le bras et s’accrocha à la manche : « La kègne ! ». Enfin, le Fanfan réussit à se libérer. Il effraya le Fofo en tapant violemment des pieds sur les portes. La fenêtre s’ouvrit. La mère Kélère devait être aux toilettes, car elle n’arrivait qu’à ce moment :
- Vous z’y mettez aussi, vous. Z’avez pas honte, fichez le camp ! (Le Fanfan tenta d’expliquer la situation. La mère Kélère ne s’en laissa pas conter) Fichez-le le camp ou j’vous colle un coup de balai. Sergent de ville que d’vant, vous allez voir !
- Rentre chez toi ! (s’énervait le Fanfan à l’adresse de ma sœur).
C’était ainsi, elle voulait toujours avoir le dernier mot. Elle lui tira la langue : « Lèche le cul du Sotré ! ». Le Fanfan ne savait plus où donner de la tête. Face à lui, une gamine le narguait. A un mètre, un cabot haut comme trois pommes le menaçait. Derrière lui, la mère Kélère… Tiens, elle n’était plus à sa fenêtre… Le Fanfan ramassa son képi. Il fit un bond lorsque le balai s’agita : « Fichez le camp. Voyou ! ».

 

Mon retour en pleurs, l’absence de ma sœur et du Fofo avaient alarmé notre maman. Persuadée qu’un malheur venait de se produire, elle dévala l’escalier. En cinq sec, elle rejoignit la scène du crime. Toujours en agitant son balai, la mère Kélère la cueillit :
- Vous v’là, vous. Débarrassez-moi de tout ça !
Notre maman essaya de faire reprendre le chemin de la maison au Fofo. Il n’en démordait pas. Alors elle s’en prit à ma sœur. Par un large détour, ma sœur l’évita et galopa jusque chez nous, le Fofo sur ses talons. Soufflant comme un phoque, le Fanfan se mit en marche. Arrivé à notre maison, notre maman le rappela à l’ordre :
- Votre vélo, Fanfan.
- Alors le Fanfan, vous perdez la boule ? (se moqua la tante Agathe depuis sa fenêtre).
- J’fais vraiment un métier pénible (complètement déboussolé, le Fanfan rebroussa chemin).
Moôn ! Quelle raclée, ma sœur prit au retour du papa. Dans la foulée, j’en pris une aussi. Nous étions enfin calmés ? Penses-tu.

 

Le jour s’était levé avec une pluie bien fournie. Nous passâmes la matinée en compagnie de la tante Agathe. Comme d’habitude, elle avait tiré trois chaises vers la fenêtre. Ma sœur s’était emparée d’une, moi d’une autre et le Fofo s’était hissé sur les genoux de la tante. Un monstre avançait vers mon bras posé sur l’appui de la fenêtre. Je me retirai d’un bond.
- Les araignées mangent pas les grosses bêtes (rigola la tante).
Les araignées offraient régulièrement un divertissement. Parfois la tante mettait un doigt sur leur passage juste pour voir comment elles allaient réagir. Elle avait demandé à la Catinète, la jeune femme qui faisait son ménage, de ne pas détruire leurs toiles. Sauf, lorsque trop de poussière s’y accumulait.
- Les araignées avec leurs toiles, elles empêchent le Sotré de faire des bêtises (affirma ma sœur).
- Tu crois ?
- Si ! L’père Choumake a dit, l’aut’ jour.
Le regard de la tante se perdait dans la rue bien déserte. Les pavés brillaient sous la pluie.
- Nous, on sait ousqu’il habite le Sotré.
- Ah oui. Dis-voir ?
- Dans la cave de la mère Kélère.
- Te crois…
- Si ! Même que la mère Kélère, elle gueûle quand on va sur sa cave. La mère Kélère, c’est la gardienne du Sotré.
- Te sauterais sur ma cave, moi aussi je gueûlerais.
- Oui ! (coupa ma sœur) Mais chez toi y’a pas l’Sotré, nème tante Agathe ? La cave de la mère Kélère, c’est la grotte du Sotré. J’le sais.
- Tu veux toujours avoir raison (rigola la tante) Un jour, le Fanfan va t’mettre dans sa prison.
Ma sœur éclata de rire :
- T’as vu l’aut’ jour (fit-elle en roulant de gros yeux rieurs) Même le Fofo l’a attaqué (Le Fofo leva la tête et approuva d’un court jappement) Même que le Fanfan l’a perdu son képi et qu’la mère Kélère voulait lui coller un coup de balai. C’était trop drôle.
La tante leva les yeux au ciel. Dehors, la pluie redoublait d’effort.

 

Le lendemain fut un jour de chance. Un camion stationnait devant la maison Kélère. Les portes en fer de la grotte étaient larges ouvertes. Tiens, le Chanoire n’était pas à son poste. Tiens, la mère Kélère n’était pas à sa fenêtre. La voie était libre. Nous approchâmes à pas de loup. De l’abime s’échappait un saisissant vacarme. Quelque chose roulait sur le sol… Ma sœur écarquilla ses yeux bruns, elle chuchota : « Le Sotré est là-dedans, j’vâs lui foutre une volée de coups ! ». Depuis le temps que nous le traquions. Ma sœur s’embrasait. Le Fanfan était chargé de faire respecter l’ordre. Il y a longtemps qu’il aurait dû appréhender le Sotré et le flanquer en prison. Ma sœur soupçonnait notre sergent de ville d’être son complice. Ne restait plus que nous.
Un long grognement voltigea vers notre position. Pour une fois, nous n’avions pas entraîné le Fofo avec nous : J’vâs le chercher ? proposai-je, plus pour me rassurer. « Pas l’temps ! Le Sotré va s’barrer. Suis-moi ». Elle fit un geste comme si l’affaire était faite. Elle s’accroupit Crac ! On allait lui tordre le cou. Ma sœur se tenait à joke comme si elle allait bondir pour attraper le Sotré. Je l’imitai. Un nouveau grognement se fit entendre, plus proche. Je retenais ma respiration. Sa main en visière au-dessus de ses yeux, ma sœur scrutait le trou noir. Le Sotré allait jaillir de là, d’un coup !

 

Déguisé en Bianche-tète, le Sotré nous avait fait visiter sa grotte. C’était un endroit lugubre, effrayant. Et le Sotré qui se déguisait en Grilou ces temps-ci. On avait vu avec quelle rapidité, il avait sauté sur notre pauvre Fofo. Sans l’intervention de notre papa, le Sotré l’aurait dévoré. Mais, aujourd’hui, notre papa armé de sa charpagne n’était pas là. Nous étions seuls face au danger.
Le père Choumake avait combattu le Sotré. Méthodiquement, il réparait les chaussures que le Sotré usait, il recollait les semelles que le Sotré arrachait des pieds des braves gens. Tel un guerrier, le père Choumake avait affronté le Sotré. Nous allions suivre son exemple. Un nouveau grognement résonna, encore plus proche. Ma sœur bandait ses muscles, sur le point de bondir. De lourds pas remontaient l’escalier… Je restais comme pétrifié… Un…
Je crayai des yeux comme un crapaud sous une motte de terre… Un… Malgré son courage, le père Choumake avait perdu la bataille. Le Sotré avait eu raison de lui, il avait détruit par le feu l’atelier du cordonnier. Un tremblement s’empara de mon corps. Ma sœur marqua un temps d’arrêt. Elle vacilla… J’eus l’impression qu’elle allait piquer du nez dans le trou noir. Se rétablissant brusquement, elle afficha une bouille déconfite.
- V’là les Mioches ! (s’exclama l’homme en guise de bonjour).
Remise de sa surprise, sans même le saluer, ma sœur l’interrogea :
- Quesqu’i’a là-dedans ?
Il n’était autre que le Claudi, un cousin de notre maman. Il tenait à la main un sac en toile, vide, noirci par la poussière. Semblables aux grognements, une nouvelle quinte de toux le secoua. Ayant retrouvé toutes ses facultés, il expliqua que c’était une cave.
- Je sais ! Qu’est-ce t’vâs faire ?
Le Claudi réajusta sa casquette, s’éclaircit la voix. De son camion, il prenait un sac remplit de charbon, le mettait sur son dos, le descendait à la cave et vidait le charbon. Ainsi, la mère Kélère pourrait se chauffer l’hiver. Le Claudi livrait le charbon, ça on le savait depuis longtemps puisqu’il le faisait régulièrement chez nous. Ma sœur voulut descendre pour vérifier ses dires. Penses voir, l’escalier était trop raide. Elle risquait de se fracasser les côtes si elle tombait. Cela ne la découragea pas pour autant.
- J’veux voir le Sotré !

 

Le Claudi fit semblant de ne pas comprendre. Nous racontâmes ce que nous savions. Il ponctuait notre discours de « hum » de mauvais augure. Etait-il de mèche avec le Sotré ? Il prit un air sérieux :
- Hou ! Le Sotré est bien trop méchant. Faut pas le déranger.
- Mais, toi, i t’fait pas de mal ?
Le Claudi souleva sa casquette, se gratta la poyate en grimaçant, il bafouilla :
- Non… non… Il me connaît…
- Bâ, alôre, si l’Sotré t’connais, i nous f’ra pas d’mal, nème !
Ma sœur insista tellement que le Claudi nous prit par la main. L’escalier était raide. L’endroit était froid, humide, ténébreux. Et ça puait. Une nouvelle quinte de toux du Claudi résonna lugubrement.
La lumière de la petite ampoule traçait une étrange figure sur le sol rocailleux sans parvenir à éclairer tous les recoins. Néanmoins, ma sœur exigea de visiter chacun d’eux. Moi, je restais planté juste en-dessous de l’ampoule. Incarné en Grilou, le Sotré était tapi dans l’un de ces sinistres recoins. Il allait jaillir. Il allait nous dévorer. Le Claudi arriverait-il à nous protéger ? Tous mes muscles étaient tendus. Je tressaillis. Ce n’était qu’une goutte d’eau tombée du plafond qui avait percuté mon front. Je n’avais qu’une envie : me barrer de cet endroit maléfique. J’en étais incapable, comme soudé au sol noirci. Défilait dans ma mémoire l’histoire de la Sotrée devenue le Sotré… Ma sœur et le Claudi s’approchaient du dernier recoin à explorer.

 

       Le Claudi fit un bond en arrière, effrayant du même coup ma sœur et moi encore plus.
- J’t’ai bien eu (rigola-t-il).
- Con !
- Hé ! Hé ! Pas de gros mots, nème !
- T’m’as fait peur !
- T’as crû que c’était le Sotré.
- L’Sotré, moi, j’lui tords le cou, crac !
- T’dis ça pass’que l’Sotré l’est pas là.
Le Sotré avait bel et bien disparu. Mis à part le gros tas de charbon, trois tonneaux en bois…
- Porte-moi que j’regarde dedans ! (Le Claudi s’exécuta sans discuter) Rien… Rien... Rien… (Les tonneaux étaient vides, désespérément vides) Pourquoi il est plus là l’Sotré ? (et ma sœur qui pleurnichait) Pourquoi il est plus là ? (un moment de réflexion, un tour de la cave du regard) J’sais pourquoi il est pas là, l’Sotré !
- Ah oui, dis-voir.
La cave était truffée de toiles d’araignées. Que les toiles soient pleines de poussière ne la dérangea pas, bien au contraire.
- Pasque les toiles d’araignées empêchent l’Sotré de faire des bêtises (Comme le Claudi affichait une mine dubitative, elle poursuivit) Si ! C’est le père Choumake qui l’a dit.
L’explication soulagea le Claudi, il en profita pour nous rapatrier sur le trottoir.

 

          Le Fanfan peinait en montant la côte, entre deux souffles :
- Mets ces deux garnements dans un sac !
- B’jour Fanfan. Je passe en fin de semaine chez vous.
Le Fanfan vacilla en agitant la main, il cria un « D’accord » et poursuivit son épuisant chemin. Pourtant, le plus dur était fait. A partir de là, la chaussée était presque plate.
- Vinrats ! Qu’est-ce qu’is z’ont les Mioches-là ?
La Mélie redescendait de la Suisse des Morts. Presque chaque jour, elle s’y rendait. Notre maman nous avait dit que son premier enfant et ses parents étaient enterrés là-haut. Le Claudi lui conta notre visite de la cave.
- La grotte du Sotré ! (s’esclaffa-t-elle en tapant sur le bras du Claudi et en pouffant de plus belle) Foutus bêtes qu’vous êtes ! M’en faites un beau de Sotré.
- Tu sais Mélie (se plaignit ma sœur) I veut nous mettre dans un sac, le Claudi !
- Vinrats d’vinrats, il a raison. Il va vous foutre dans un sac et vous jeter dans un trou.
- Il est trop p’tit son sac !
- T’vâs voir, le Claudi va faire comme le Peût’ôme.
Les deux grandes personnes rigolèrent. Pour sûr, elles se moquaient de nous. Quoique :
- I fait ça le Peût’ôme ?
- Bien sûr ! (affirma la Mélie) Feriez-mieux de r’monter chez vous avant qu’le Peût’ôme vous attrape. Vot’ môman vous appelle.
En effet, notre maman gesticulait à la fenêtre. Elle cria « Bonjour Claudi » et rajouta à notre intention « C’est l’heure de manger ».

 
 
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La suite

Le Sotré (14) Sorti du feu
Le Sotré jaillit du feu et s'empare de not' pauv' Fofo.

Date de dernière mise à jour : 23/02/2025

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