Sports d’hiver

Le Couârail (1)

 
 
 

              Le Sotré paraissait bien en forme ces temps-ci. Une semaine, il déclenchait le gel à en faire fendre les pierres. Une autre semaine, il amenait tellement de douceur qu’on croyait que le printemps était déjà là. Et de nouveau un temps glacial. Et de nouveau de la douceur. Et de nouveau un temps glacial. Et vlan, une mémorable tempête de neige. Poussés par un vent du Diable, des flocons gros comme ça s’agglutinaient à en recouvrir tout. Notre maman nous avait dit il y a quelque temps : « La Noël sans neige, c’est pas la Noël ! ». Eh bien ! Maintenant, elle était comblée. Bon, c’est vrai, la Noël était bien loin derrière nous.

 

Le petit déjeuner avalé, un débarbouillage sommaire et, hopla gaïsse, toute la famille se retrouva sur le trottoir. Enfin, nous étions passés dire bonjour à la tante Agathe.
- T’viens avec ?
- C’est p’us d’mon âge, je vous regarderai par la fenêtre.
Le Fofo se régala en essayant d’intercepter les boules de neige. Lorsqu’il y arrivait, ce qui était bien rare, il les croquait. Nos parents jouèrent un peu avec nous, mais ils avaient à faire. C’est que nos voisins, aussi bien à droite qu’à gauche, avaient dégagé leur portion de trottoir. Alors, au boulot. Avant l’hiver notre papa avait fabriqué une raclette avec un long manche et une planchette en bois. Madame Zeitung avait fini de nettoyer son trottoir. Histoire de tailler une bavette, elle se radina. Nous l’accueillîmes à coups de boules de neige jusqu’à temps que ses protestations nous fassent proclamer l’armistice.
- Alôre ! Et mon journal ? (rigola notre papa).
- Pas d’journal aujourd’hui. Ni d’Mès, ni d’Nânci. Il est resté dans la neiche. Y’en a une bonne couche.
- Au moins vint’-cinq centimètres (estima-t-il).
- C’est l’Sotré qu’a mis la neige (fit ma sœur sur un ton qui rejetait toute contestation).
- Dis à ton Sotré qu’il vienne nettoyer l’trottoir pass’que moi, j’en ai marre (répliqua madame Zeitung).
- J’parle p’us au Sotré passqu’il est méchant. R’garde ! (ma sœur montra la belle cicatrice près de sa bouche) I m’a lancé une bûche.
- En été, c’est les herbes qu’il faut enlever ! En hiver, c’est la neige (se plaignit notre maman en poussant sa raclette tandis que notre papa pelletait la neige et la jetait dans le caniveau).
- Ça suffit Oda, ils ont assez de place pour marcher (décréta la tante Agathe qui avait ouvert sa fenêtre pour participer au couârail).
Trop froid, bien trop froid, madame Zeitung rentra chez elle en grommelant un « J’vâs m’prendre un café ».

 

Débarrassées de leur corvée, Fanny et la Catinète traversaient la rue. Elles aussi eurent droit à un bombardement nourri. Même notre papa s’y mit. Voulant répliquer, la Catinète se baissa un peu trop rapidement. Vlan, le cul par terre. Elle riait tellement qu’elle ne parvenait pas à se relever. Crois-tu que nos parents ou Fanny l’aurait aidé ? A part un « vous êtes pas fait mal ? » de notre maman, ils ne bougèrent pas. Au contraire, ils se boyautaient. Seuls ma sœur et le Fofo se précipitèrent. Mais de quelle aide auraient-ils pu être ? D’ailleurs leur précipitation déclencha une crise de fou rire chez la Catinète et contamina toute l’assemblée.
- L’Sotré l’a foutu la Catinète par terre (se gondola ma sœur en lançant une nouvelle boule).
- Comment ça va, madame Oda ? (demanda la Catinète qui, enfin, avait réussi à se relever).
- C’est bien la neige, mais c’est chiant.
- Vous inquiétez pas Oda, si l’Fanfan trouve à redire, j’lui colle un coup de balai. Et moi, j’le raterai pas, l’Fanfan !
- Vous avez raison Demoiselle Agathe (gloussa Fanny) Comme madame Kélère…

 

Un peu plus bas, un cheval et sa remorque remontaient la rue. A leur côté, deux hommes. L’attelage s’arrêta devant la maison de madame Kélère. En le rattrapant, un des hommes tapa sur la ridelle de la remorque. L’attelage redémarra pour s’arrêter devant la maison de madame Zeitung. Les hommes le rattrapèrent, l’un d’eux tapa sur la ridelle. L’attelage redémarra et s’arrêta devant la maison de notre voisine. Tout en discutant, les deux hommes rattrapèrent l’attelage. En passant, l’homme, toujours le même, tapa sur la ridelle. Aussitôt, le cheval se remit en route. Sans qu’on le lui ordonne, il s’arrêta devant chez nous. Les deux hommes arrivaient à notre hauteur…
- Alôre le Zidôre (ironisa la tante) Vous avez perdu la boule ? On n’est pas mardi, ni vendredi.
- J’sais Demoiselle Agathe.
- Bâ, alôre, vous vous ennuyez ? Vous avez besoin d’exercice ?
Nous avions l’habitude de voir le Zidôre, son cheval et sa remorque passer deux fois par semaine. D’habitude, nous les voyions depuis notre fenêtre. Le Zidôre était un petit gros d’une soixantaine d’année. Une moustache bien fournie, il avait un air timide, réservé. L’autre homme n’était autre que le père Galate, le menuisier installé un peu plus bas. Coiffé de son éternelle casquette bleu foncé à courte visière. Une casquette bien semblable à celles des mariniers. Il racontait qu’il la gardait même lorsqu’il était à table.
- L’Mâre m’a réquisitionné pour déblayer la neiche d’vant la Mârie…
Tout le monde éclata de rire. Notre maman s’esclaffa :
- Monsieur Zidôre, la Mairie vous l’avez passée. C’est d’ousque vous v’nez.
Le pauvre affichait, il faut bien le dire, une mine consternée.
- L’est beûlou, l’Zidôre. L’a pas vu la Mairie… (rajouta le père Galate qui connaissait le fin mot de l’histoire puisque le Zidôre venait de lui raconter).
- J’sais Oda. J’sais.
- Bâ, alôre ?
- Bâ, alôre ! La manre bête a pas voulu traverser…

 

Pour une fois que nous étions sur le trottoir quand passaient le Zidôre et son attelage, nous n’allions pas rater l’occasion. A notre approche, le cheval baissa la tête, ma sœur avança la main pour caresser le museau. Le Fofo grogna. Lui, préférait se tenir à distance de cette grosse bestiole.
- Filez d’là, vous allez vous faire mordre (Le Fofo approuva notre maman d’un jappement agressif) Filez d’là !
- Penses-tu Oda. Il a jamais mordu personne. Et il aime bien les enfants…
« Comment t’appelles ? » Le cheval ne répondit pas. Ma sœur insista : « Comment t’appelles ? » sans plus de succès. Alors : « Zidôre, comment s’appelle ? ». Le Zidôre ne l’entendit même pas.
- Cette manre bête est juste obsédé par le travail. L’est réglé comme du papier à musique (rigola-t-il).
Le mercredi, la tournée commençait par la rue Saint-Nicolas. Tout naturellement, ce matin, le cheval se dirigea vers cette rue… La palabre dura au moins cinq minutes avant que le cheval accepte de prendre une autre direction. L’affaire était dans le sac, il suffisait de passer devant l’église en longeant le parvis, d’atteindre l’Esplanade du Monument aux Morts. La Mairie était juste en face. En un rien de temps, le Zidôre aurait déblayé la neige devant la Mairie, puis celle devant la Sous-préfecture… En un rien de temps ? Vite dit…
Ma sœur avait redemandé son nom au cheval. A par secouer sa tête en soufflant fort, rien n’était sorti de sa bouche. « Zidôre ! I veut pas dire son nom ! ». Cause toujours, tu m’intéresses.

 

Malgré les cris, les plaintes, les menaces, les supplications du Zidôre, le cheval s’était engagé sur la place du Marché. Il s’arrêta à la première maison, le Café du Qwâroye. Le patron était sur le pas de sa porte : « Oh ! Zidôre, c’est hier que t’as ramassé nos poubelles. C’est’i que t’perdrait la tête ? ». Le Zidôre lui expliqua de quoi il en retournait. Il voulut repartir, poursuivre son chemin… Rien à faire, le cheval ne bougea pas d’un poil. Ce fut le cafetier qui trouva la solution : « Fais comme si tu ramassais ma poubelle et que t’la vidais dans ta remorque ». Ce que fit le Zidôre. Et il tapa sur la ridelle de la remorque, comme il le faisait chaque fois pour indiquer au cheval qu’il pouvait redémarrer.
- I m’a fait faire toutes les maisons de la place. Une par une… (« Zidôre ! Comment s’appelle », insistait ma sœur en lui tirant la veste) …Après, j’avais pris le coup. Je ne faisais plus semblant de ramasser les poubelles, je tapais juste sur la ridelle…
- Si on vous a vu, ils ont dû vous prendre pour un fou.
- Y’en a sûrement…
- Nom de Dieu ! C’est pas l’Zidôre qui commande, c’est le cheval (se boyauta le père Galate en soulevant sa casquette pour recoiffer sa tignasse) Quand te vâs ramasser les poubelles de la rue Saint-Nicolas ?
- Cet après-midi… s’il fait pas encore des siennes.
- Zidôre ! Comment s’appelle le cheval ? (redemanda ma sœur, cette fois sur un ton plus ferme).
- Laisse donc’ monsieur Zidôre. Te vois bien qu’il cause.
- Quèce veut ?
- Comment s’appelle le cheval ?
Enfin, ma sœur obtenu sa réponse.

 

- Haretar ! Haretar ! Nom de Dieu ! C’est pass’qu’il travaille plusse que toi que t’l’as appelé comme ça ?
- Rigole pas Galate. C’est vrai que haretar désigne quelqu’un qui travaille dur. Ça vient d’une ancienne race de chevaux lorrains. Une race réputée pour les labours et tirer les chariots.
- Alors ton Haretar est un haretar (fit notre papa, s’imaginant faire un jeu de mots).
- Non, non, Milou. Mon Haretar est de race ardennais, certains disent ardennais-lorrain. Pass’que les chevaux ardennais ont remplacé nos haretars. Lui (dit-il en désignant son cheval) il est plus grand et plus beau que les haretars. R’garde sa robe est rouanne, un peu grise et juste au-dessus des sabots, t’as remarqué (notre papa fit oui de la tête) ses pattes sont noires sur le bas. Comme sa crinière et sa queue.
- Les ardennais sont brun (argumenta notre papa qui avait passé sa jeunesse dans une ferme).
- Baie, on appelle ça une robe baie. Roux marron, si tu préfères. C’est les plus répandu, je te l’accorde. Mais mon Haretar, c’est une autre variété d’ardennais. Moins répandu.
- Vous vous y connaissez en chevaux (admira la Catinète).
Le Zidôre avait toujours vécu avec les chevaux. Ses parents étaient fermiers. Depuis tout jeune, il conduisait un cheval. Pour les labours comme pour tirer la charrette de foin. Il avait fait son armée et la guerre de 14 aux écuries d’un régiment de cavalerie. Et lors de l’exil :
- Vous étiez chez Armand (dit Fanny) La grosse ferme en descendant vers la Dordogne. Ils avaient des chevaux. Quand j’étais petite, j’allais les voir avec mes copines.
- Que de bons souvenirs (le Zidôre prit un air rêveur) Des gens vraiment gentils. On était réfugiés chez eux, on se sentait comme chez nous. On a tous pleuré lorsqu’on est rentré d’exil. Depuis, je travaille à la Mairie pour ramasser vos poubelles avec mon Haretar. Et voilà.

 

- Alors, Milou t’es pas au boulot ? (railla le père Galate).
- Quand j’ai vu la neige…
- Nom de Dieu ! T’as bien raison. Un peu de repos, ça fait du bien. Même les Michelines ont refusé de bosser. Bloquées par la neige. Et les cars, pareil.
- C’est le Sotré qu’a jeté la neige pour embêter les gens. Passqu’il est méchant le Sotré. Il a fait du mal à not’ Fofo. Et l’a mis le feu chez nous. Il est méchant, nème père Galate ?
- Il a jeté la neige pass’que tu sautes sur la cave de la mère Kélère (rigola-t-il).
- Pas aujourd’hui ! J’ai pas sauté sur la cave de la mère Kélère, aujourd’hui !
- Oui, mais les aut’ jours, hein ?
Vexée, ma sœur retourna caresser le museau du Haretar. Ça lui plaisait puisque, lorsque nous arrêtions, il donnait un coup de museau dans notre direction.
- J’descendrai chez toi pour téléphoner à mon singe et lui dire que j’prends une semaine.
- Quand tu veux Milou. Je reste chez moi toute la journée.
- Vous avez prévenu vot’ patron (plaisanta notre maman).
- Bien sûr (que répondit le père Galate sur le même ton, tout en s’allumant une Gitane maïs) Et s’i veut pas, j’lui coupe le cou. Pas vrai Milou, c’est comme ça qu’i faut faire ?
Notre papa en rigola. C’est que le père Galate était à son compte. Son patron, si on peut dire, c’était lui-même. Là-dessus arriva l’homme de lettres.
- Vous êtes pas en avance.
- J’me demande pourquoi j’fais la tournée. J’ai à peine quinze lettres. Tu vois Galate avec ton « PTT, Petit Travail Tranquille ». Même quand y’a d’la neiche, on travaille.
- Oh, Pieuton ! C’est pour les fois où tu te la coules douce. Nom de Dieu ! Quèce a, çui là ?
Le cheval hennissait en secouant la tête. Prestement, nous nous éloignâmes craignant qu’il nous mordre.
- Zidôre, l’Sotré embête le cheval (s’écria ma sœur).
- La pause a assez durée, i veut continuer (rigola le Zidôre).
- Nom de Dieu ! L’a pas encore compris que tu ramassais pas les poubelles (renchérit le père Galate en tirant sur sa Gitane maïs alors qu’elle venait de s’éteindre).

 
 
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Le Couârail (2)

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Date de dernière mise à jour : 25/03/2025

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