Docteur Murphy

 

     C’était l’heure où habituellement le faubourg s’éveillait mais, ce matin-là, il était déjà en pleine activité car le tumulte n’avait pas cessé de la nuit. Dès qu’ils eurent franchi la grande porte médiévale de l’entrée de la ville, Gaélen se rendit compte avec étonnement que le marché à foin était désert. Il y avait déjà belle lurette que les cultivateurs n’osaient plus s’y aventurer. D’ailleurs, que seraient-ils venus y vendre ? La quasi-totalité des récoltes étaient réquisitionnés par les landlords. Les fermiers n’avaient plus rien a offrir aux citadins. Leurs propres provisions étaient épuisées. Ils n’avaient même plus de viande à dépecer pour nourrir leurs familles. Ils avaient espéré faire quelques sous en augmentant le prix du poisson et des œufs. Mais ceux qui s’étaient aventuré au marché à foin étaient rentrés chez eux avec leur butin. Pas d’acheteurs, à peine quelques passants désargentés et des pauvres. Beaucoup de pauvres.
  Cela ne semblait pas incommoder les marchands anglais qui continuaient à vendre leurs denrées à des prix inabordables. C’était à se demander comment ils arrivaient à survivre alors qu’autour d’eux les Irlandais tiraient le diable par la queue.
     Sur un trottoir, un peu plus loin, deux enfants au visage barbouillé de larmes ressemblaient à de petits animaux traqués. Blottis l’un contre l’autre, ils attendaient qu’on s’occupât d’eux. Plus ils avançaient dans la ville, plus le drame qui s’y jouait leur sautait aux yeux.
Gaélen, regarde… dit Margaret en le tirant par la manche.

    Elle pointait du doigt vers deux hommes qui chargeaient, dans une charrette, un corps enveloppé dans un linceul maculé. Il y avait déjà trois cercueils rudimentaires disposés symétriquement dans le corbillard improvisé. Elle grimaçait de dégoût. Elle baissa les yeux comme pour se donner contenance.

 

     Margaret Mitchell serrait les dents. Elle plia son mouchoir qu’elle avait chiffonné la minute d’avant. Elle le tenait collé à ses narines tant l’odeur était nauséabonde. À la vue de cadavres à demi-couverts qui jonchaient le sol de Kileely Road, elle réprima un haut le cœur. La panique s’était installée chez les citadins trop pressés de s’éloigner de la ville et l’on se bousculait pour se frayer un chemin. Partout des traces du funeste choléra morbus. Partout une foule remuante, le bruit incessant, les odeurs tenaces qui se répandaient jusqu’à la hauteur de leur siège. Partout l’entassement. La carriole avançait à pas de tortue. Gaélen avait beau faire claquer son fouet, rien ne bougeait. Des dizaines de familles épouvantées, à pied ou en carriole, fuyaient la ville tentant d’éviter la contagion qui s’intensifiait de jours en jours.
Ohé ! Par ici le corbillard, cria une voix de femme à la fenêtre de son logis, au-dessus de la boutique du charron dont la porte était cadenassée.
J’peux pas, m’dame, répondit le cocher de la voiture noire surmontée d’une croix. Vous voyez bien que c’est impossible,

     La caisse du corbillard était en effet si pleine que la portière arrière ne fermait pas. Au lieu d’un cercueil, il y en avait quatre, les uns empilés sur les autres. Et sur le banc du cocher, une toute petite boîte peinte en blanc, contenait les restes d’un bébé de quelques mois à peine.
Je vous en supplie, ma mère est morte cette nuit, insista la voix. Je ne peux pas la laisser comme ça!
Ma pauv` p’tite dame, faites comme les autres, transportez-là en brouette au cimetière.

 

     Tout était sans dessus-dessous dans le faubourg. On transportait des morts à la hâte sur des brancards de fortune. D’autres, abandonnés sur le trottoir de bois par leurs proches, qui craignaient la contagion, dégageaient une odeur de putréfaction.
Ouach ! Ça sent mauvais, fit Margaret grimaçant de dégout.

   Depuis une semaine déjà, les autorités tiraient du canon à tout moment, prétendument pour assainir l’air. Des commerçants faisaient aussi brûler du goudron dans de petites casseroles posées sur des réchauds le long des trottoirs, d’où jaillissaient une flamme rouge et une épaisse fumée noire. Le soir, c’était lugubre.
     À côté de Margaret, dans la voiture, Gaélen qui l’observait à la dérobée. Sa mince silhouette lui paraissait figée. Ses cheveux cannelle étaient séparé au milieu et descendaient de chaque côté du front et disparaissaient en un chignon derrière ses oreilles. La pâleur de son beau visage trahissait sa peur. Il lui dit doucement.
Ça va, Margie, tu tiens le coup ?
Ne t’inquiète pas, le rassura-t-elle.

    C’était une jeune femme forte, délicate dans son aspect, mais pas fragile. N’était-elle pas de sang Irlandais ? Affectée par la vue de tant de misère, seul son sourire, son merveilleux sourire refusait de réapparaître sur son visage satiné. Ce n’était surtout pas le moment de flancher.
    Au son des clochettes qui annonçaient le prêtre venu porter le viatique à un mourant, les voitures ralentirent et tout le monde se signa. Puis reprit sa marche tel un cortège funèbre. Et de nouveau le silence, pesant et résigné. Où qu’ils se dirigeaient, les Mitchell voyaient autant qu’ils sentaient cette misère qui rongeait les gens jusqu’à l’os.

 

L’épidémie

     Enfin on arriva au 29 Avondale Drive d’où sortit le docteur Murphy d’une modeste maison, trois petits enfants dépenaillés sur les talons. C’était un petit homme trapu, un véritable Irlandais avec les cheveux roux et une large figure rubiconde.
- Vous devez être Gaélen Mitchell, n’est-ce pas ? Mon cousin Gérald O’Hara m’a prévenu de votre arrivée aujourd’hui. La nouvelle de la mort violente de votre père est connue dans tout le comté, vous me voyez terriblement désolé, d’autant que je l’ai connu, j’avais été appelé au chevet de Martha lors d’un accouchement… d’une fille… peut-être était-ce vous, mademoiselle ?
- C’était bien moi, docteur, Margaret, à votre service.
- My God ! quelle merveilleuse jeune femme vous êtes devenue. Je me souviens qu’à votre naissance vous avez crié si fort que le hameau entier a dû vous entendre.
- Notre pauvre père n’a pas eu droit à une vieillesse paisible. Il n’a même pas eu le temps de penser à sa mort et à l’au-delà. Que Dieu ait son âme !
- Que Dieu ait son âme, répondirent Gaélen et le docteur en se signant.
     Gaélen sauta au bas de la voiture et serra la main du docteur. Gregory Murphy avait le dos courbé, ce qui n’était pas dans ses habitudes et ses cheveux, plus gris que roux désormais, trahissaient la fatigue. Sa redingote noire, boutonnée jusqu’en haut était poussiéreuse et ses lunettes sales. Pour tout dire, il était dans un état lamentable.

- Docteur Murphy, que se passe-t-il à Limerick ? L’épidémie m’apparait beaucoup plus importante qu’a Killaloe. Dans notre canton, nous n’avons eu qu’une vingtaine de mort dues au choléra, alors qu’ici les gens meurent sur les trottoirs.
     Il soupira en déposant sa trousse sur le sol et s’épongea le front avec son mouchoir. La chaleur était suffocante en ce matin lugubre du mois de juin.

 

- Il y a près de mille malades à Limerick, beaucoup plus encore à Dublin. Les villes sont plus touchées à cause de la concentration des habitants. Cork, Galway et autres villes importantes dénombre plus de cent morts par jour… c’est la catastrophe ! Je fais des journées de quinze heures. On m’appelle de jour comme de nuit…
Toujours les mêmes symptômes ? demanda Margie d’une voix qu’elle s’efforçait de contrôler.
Eh oui ! Ça commence par des diarrhées sévères, des vertiges ou des nausées. Quand j’arrive il est souvent trop tard.
En sauvez-vous ?
Parfois. Avec de petites doses d’opium ou des saignées par sangsues. L’ennui, c’est que les gens en abusent.
- C’est effroyable !
Il m’est arrivé, certains jours, de piquer une sainte colère contre les citoyens inconscients qui n’obéissent pas aux règles sanitaires les plus élémentaires. Malgré l’interdiction de jeter les ordures ménagères dans les décharges, les rues sont si malpropres que les rats y circulent librement de jour comme de nuit.

     Au plus creux de l’épidémie, le docteur Murphy avait eu maille à partir avec les responsables des hôpitaux de fortune installés dans des hangars où l’on entassait les malades. Certains d’entre eux ne recevaient pas les médicaments prescrits par les médecins. La nourriture disparaissait aussi des garde-manger, privant les plus démunis de l’essentiel, et l’on revendait ouvertement les objets personnels des victimes. La vue de ce commerce illicite et honteux, ajouté aux privations infligées aux pestiférés l’avait amené à réclamer la présence d’inspecteurs qui, par la suite, assurèrent une surveillance quasi policière.
Ce drame est en train de nous rendre fous. Et cette épidémie qui sème la terreur chez nous, n’arrange rien. On ne sait plus si on reverra son voisin le lendemain. Si on survivra soi-même. On n’en finit plus d’interroger ses intestins. Il n’est question que borborygmes, de diarrhées, de lavements, de morts. Comble de malheur, mon confrère, le docteur Monahan est mort hier après-midi. Il a été contaminé en soignant ses malades. Cela m’entraîne donc un surcroit de travail.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

La Toison d’Or

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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