Katie Malone

 
 
 

    Pendant que Martha et Margie s’affairaient à la toilette mortuaire d’Erin, Katie entra dans la maison et les aida à la terminer puis elle invita sa belle-sœur à la suivre chez elle où sa chambre était prête.
 
     Comme chez Charles Donnelly, l’intérieur était impeccable. Katie elle-même était impeccable, tant dans les manières que par l’habillement. C’était une belle femme, avec son long nez aquilin, ses pommettes saillantes et la courbe un peu boudeuse de ses lèvres. Sa robe, couleur bourgogne, était bordé de dizaines de petits boutons en argent, tous étincelants, et sa chevelure sombre était sagement relevée sous un charmant petit bonnet ajouré, agrémenté de rabats en dentelle. Elle offrit une joue, puis l’autre, aux baisers de Martha, puis exprima « mille vœux de bienvenue » dès que celle-ci eût franchit l’entrée.
Je suis tellement reconnaissante pour ta généreuse proposition de m’héberger dans ta charmante maison, babilla Martha.
Prends un siège près du feu, suggéra Katie, tu dois avoir un urgent besoin de calme et de repos, après cette atroce journée.

     Un petit feu de tourbe brûlait doucement dans l’âtre, directement sur le sol de pierre. La même pierre couvrait le sol entier de la cuisine. Elle brillait à force d’être récurée, et l’arôme piquant du savon se mêlait à celui de la tourbe.

 

     Katie n’était pas seulement une bonne épouse, qui sait bien tenir une maison, élever une famille. Katie est semblable à un phare, haute, lumineuse et fidèle. Elle sait se dresser au milieu de la nuit et de la tempête des êtres pour indiquer à chacun la bonne route. Elle ne se lamente pas sur les nombreux aléas de la vie. Au seuil même de la porte, à votre appel, elle interroge, anxieuse : « Vous avez besoin de moi ? »
     Martha se mit à sangloter par petits sanglots ramassés et drus. Katie la tint serrée contre elle, la berça tendrement, comme si elle eut veillé un enfant malade. Sous l’étreinte plus maternelle qu’amicale, la veuve se calma peu à peu, puis se mit à pleurer silencieusement.
Erin, c’est mon mari, cria-t-elle soudainement dans un sursaut de révolte. On me l’a enlevé… Je ne le reverrai plus jamais… Il était tellement bon !

Katie pleurait à son tour. De son tablier elle sortit un large mouchoir tout blanc et, avec la sollicitude qu’elle apportait à toutes choses, lui essuya le visage, d’ordinaire si serein, maintenant ruisselant de pleurs.
Écoute, Martha…

Longtemps elle parla, tâchant, de ses paroles toutes de patience et de sagesse, de dénouer les liens enserrant le cœur de sa belle-sœur.
Le mal est fait, rien, absolument rien ne pourra l’effacer. Il faut prier et se raisonner.
Me raisonner pour oublier Erin ? Jamais ! Tu sais bien que ce n’est pas possible.
Non, mais pour venir à bout de ta peine. Tu penseras encore à lui, toute ta vie, mais d’une meilleur manière. Pendant toutes ces années il t’a donné son cœur, son amour, vous vous êtes aimé avec passion. Et puis, il te reste deux merveilleux enfants qui ont plus que jamais besoin de toi et toi d’eux. Un jour, plus tard, tu comprendras : la peine, ma fille, ça meurt comme la joie. Tout fini par mourir à la longue. C’est dans l’ordre des choses. Ne reste surtout pas sans un accent de vie, penchée sur ton mal comme une plante morte dans son pot. Redresse-toi, fais face à la vie comme tu l’as toujours fait.

 

     Martha, le visage enchâssé dans ses mains, se recueillit. Dès lors, son sort elle l’acceptait, son sacrifice, elle l’accomplissait. Dans un geste de résignation, les mains de la pauvre femme s’ouvrirent ainsi que pour délivrer un oiseau captif. Ainsi, le ciel parfois s’irise au milieu de la pluie. Katie sourit, rassurée. Sa belle-sœur redevenait la femme qu’elle a toujours connue, elle reprendrait de la vigueur.
     Pendant ce temps, oncle Geoff et Gaélen, revenants de Killaloe avec un cercueil de pin à l’arrière de la carriole, arrivaient à la maison. Une délicieuse soupe aux champignons les attendait. Margie et Katie étaient allées ensemble chez Erin récupérer tout ce qui pouvait être utile, dont les vêtements de Martha. C’est alors qu’elles ont trouvé le panier de champignons intact sur la table de la cuisine. Après ces jeûnes successifs, les fortes émotions vécues, l’urgence des déplacements que cela impliquait, ce repas providentiel était bienvenu et des plus réconfortant.

 

La mendiante

Revenons un peu en arrière. Alors qu’ils étaient sur le chemin du retour à Gortmagee, Geoffroy et Gaélen parlaient de la violence que subissait le peuple Irlandais. La conversation  portait principalement sur les mauvais traitements que les soldats anglais infligeaient à la population, surtout aux plus démunis.
- Faut que j’te raconte, c’est pas d’hier, ça doit faire quatre ou cinq ans, avant la famine. Ça n’c’est pas passé à Dublin, ni à Limerick… mais ici même, à Killaloe, j’en ai été témoin avec Katie :

     Des rires éclatèrent. Katie se retourna pour voir ce qui en était la cause. Un groupe de soldats était arrivé sur la place par une petite rue. L’un d’eux taquinait une mendiante en lui tendant une pièce, mais sans la lui laisser atteindre. Quelle Brute ! Mais que peut-on espérer, si elle se donne ainsi en spectacle, en allant mendier dans la rue ? Et puis, des soldats ! On pouvait bien se douter qu’ils seraient grossiers. Le soldat finit par jeter la pièce dans une flaque de boue où flottait un peu d’écume, et se mit à rire de plus belle avec ses amis. Katie s’agrippa des deux mains au bras de Geoffroy. Il se dégagea et s’approcha des soldats et de la mendiante. Mon Dieu ! Il n’allait tout de même pas commencer à leur faire la leçon pour leur apprendre à agir en bons chrétiens ?
     Geoffroy retroussa ses manches, Katie retint son souffle. Il ressemble tellement à son père ! Va-t-il provoquer une bagarre ? Geoff s’agenouilla sur le pavé et repêcha la pièce dans le mare fétide. Sa femme exhala un long soupir de soulagement. Elle ne se serait pas fait le moindre soucis pour son mari s’il avait dû affronter l’un de ces soldats, mais les cinq à la fois, cela risquait d’être vraiment trop, même pour un Malone. Geoffroy se releva, tournant le dos aux soldats. Ils étaient visiblement gênés de voir ce qu’il advenait de leur plaisanterie.
     Lorsque Geoffroy prit la femme par le bras et qu’il s’éloigna avec elle, ils partirent et disparurent rapidement dans une direction opposée.
- Eh bien, voilà qui est bien fait, conclut Gaélen, et sans dégât cette fois, si ce n’est pour les genoux de vos pantalons. Bah ! je suppose qu’ils en ont vu d’autres.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

L'enterrement

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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