Limerick

 

     Lorsqu’ils furent arrivés devant l’auberge de la Toison d’Or, Margie n’avait qu’une envie en tête : se dégourdir un peu, marcher, chasser de son esprit les scènes affreuses qui l’on marquée. Pour sa toute première visite, Limerick n’a pas été à la hauteur de ses attentes.
Je suis un peu bouleversée, je vais prendre l’air et me détendre; ce que j’ai vu dans cette ville m’a laissé un bien mauvais goût. Seulement quelques minutes, je ne m’éloignerai pas, je te reviens sous peu.
Va, j’te comprends… Reviens vite, je vais avoir besoin de toi. Sois prudente, Limerick n’est pas aussi calme que Killaloe.
N’aies crainte, je l’ai bien remarqué.

     Il était bon de bouger, de détendre ses jambes. Elle avait passé trop de temps assise et voulait marcher jusqu’à l’entrée du port où elle avait remarqué la boutique du boulanger. L’envie de mordre dans un Barmbrack[1] encore tiède la faisait saliver.
     Il régnait une activité intense sur les quais, avec la foule, le vacarme, le va et vient menaçant des charriots et des porteurs qui chargeaient et déchargeaient des bariques, des caisses, des balles de marchandises. Ces hommes parlaient, criaient entre eux… juraient.
     Un juron grossier la fit sursauter de côté et elle dut attendre pour laisser passer deux énormes chevaux de trait aux flancs battants, couverts d’écume qui trainaient un charriot où s’entassaient des caisses de bois et des barils. Le cocher jura encore et fit claquer son fouet. Les chevaux redoublèrent d’effort et firent jaillir des étincelles de leurs sabots.


[1] Barmbrack (irlandais: bairín breac), également souvent abrégé en brack, est un pain à la levure avec des sultanines et des raisins secs ajoutés. Le pain est associé à Halloween en Irlande, où un objet (souvent un anneau) est placé à l’intérieur du pain, la personne qui le reçoit étant considérée comme chanceuse.

     Pour ne pas se trouver sur leur chemin, la jeune femme recula sans faire attention et se trouva parmi un petit groupe de soldats en permission qui flânaient. Elle les remarqua seulement quand elle entendit une voix avinée s’écrier :
Hé ! Regardez ça ! Une gonzesse bien roulée est arrivée en ville !

     La jeune Irlandaise se retourna et considéra mi-curieuse, mi-haineuse, le quatuor. Le plus jeune méritait à peine le nom d’homme, quant à l’aîné, après avoir passé une bouteille presque vide à un de ses camarades, s’avança, les jambes écartées, les pouces enfoncés dans son ceinturon. Il toisa la fille qui le regardait avec inquiétude.
Qu’est-ce que tu fiches ici, vilaine ? T’es venue voir les méchants chiens d’anglais ?
N’… non, m’sieu, balbutia la fille dont la voix cassait.

     Ne sachant que faire, affolée par cette confrontation inattendue, elle jeta un coup d’œil éperdu aux autres. Ils semblaient légèrement ivres et avaient surtout l’air de chercher à tromper leur ennui. La jeune femme se dit qu’il valait mieux être prudent et elle chercha à les apaiser.
Je dois retrouver mon père, il devrait être par ici…

Elle regarda autour d’elle comme si elle cherchait à apercevoir son père.
Dis donc, ricana le soldat. La gosse a son père par ici. Tiens, petite ! cria-t-il en la saisissant brutalement par l’épaule pour lui indiquer un attelage de mulets. Est-ce que ton père ne serait pas parmi eux ?
Ma foi, je crois bien avoir vu une mule plus jeune et aussi mal en point qui pourrait bien être sa sœur, ajouta un autre dans un fou rire.

     La fille que les éclats de rire des quatre soudards hérissaient, fit mine de s’éloigner, peu désireuse de servir de cible à l’humour plutôt douteux de l’anglais. Un soldat la rattrapa et la retint avec force par le bras. Mais cette fois elle en avait assez. Margaret éprouva un sentiment qui lui était devenu presque étranger : une colère folle, déchaînée. Grimpant sur un banc, elle posa les poings sur les hanches; il ne pouvait interpréter cela que comme de l’insolence et elle ne l’ignorait pas. Furieuse, elle serra les poings et un sifflement de rage fusa entre ses dents.
Espèce de bleu minable ! glapit-elle d’une voix de fausset. Assez rigolé, foutez-moi la paix ou je crie à l’aide !

 

Le gentleman

     Déjà quelques passants, attirés par la scène, s’étaient approchés, menaçants, prêts à intervenir. Parmi ces gens, un homme bien mis, redingote grise, chapeau haut-de-forme, une canne à pommeau d’argent tenue bien évidence, s’interposa entre Margaret et ses assaillants qu’il toisa sévèrement.
Soldats ! dit-il d’un ton cassant, je suis sûr que le sergent de la garde peut vous trouver des occupations plus dignes d’intérêts que de persécuter une jeune fille. Présentez-vous immédiatement à vos quartiers. Rompez…!

     Les exactions commises envers la population par le régime Anglais et particulièrement par la soldatesque, déclenchaient souvent des mouvements de révolte. Deux débardeurs qui voyaient poindre l’occasion rêvée d’une douce revanche se placèrent, sourire aux lèvres, aux côtés de l’homme à la canne, les poings sur les hanches, menaçants d’en venir aux coups. Non armé, se sentant inférieur en nombre devant des gens décidés, l’aîné sonna la retraite vivement  chahutés par les badauds qui suivaient, amusés, la fuite précipité des quatre soldats.  L’homme à la canne prit la main de Margie et la fit descendre de son banc.
Désolé, ma fille. Ces hommes sont loin de chez eux. Je crains que leurs manières n’aient rien à envier à leur jugement.

 

Le gentleman

     Encore étonnée par l’intervention inattendue de cet homme alliant prestance et assurance, elle ne sut que répondre.
Vous avez du cran, mademoiselle, j’ai admiré votre courage et votre sang froid. Toutefois il n’est pas sécuritaire pour une enfant de votre âge, et jolie en plus, de se promener seule dans un endroit aussi peu sûr.
Premièrement, monsieur, je ne suis plus une enfant. Je ne sais comment vous remercier, mais je suis en mesure de me défendre seule, bec et ongles, au risque d’en subir les conséquences, fit-elle, d’un ton où se mêlaient fierté et arrogance. J’allais tout simplement acheter un Barmbrack à la boulangerie et retourner à la Toison d’Or retrouver mon frère qui s’y trouve par affaires.
Quelle coïncidence, j’avais également affaire à la Toison d’Or. Je vous propose de vous accompagner à la boulangerie et ensuite nous irons ensemble à la Toison retrouver votre frère. Cela vous va ?
Vous me semblez quelqu’un en qui on peut avoir confiance; mais bas les pattes, je vais tout de même demeurer vigilante.
C’est bien, très bien, même, vous êtes en plus très sage, vos parents sont certainement fiers de vous. Permettez-moi de me présenter : Thomas Flynn. J’ajoute que j’ai une fille d’à peu près votre âge, vingt-ans, et je vous assure que je n’aurais pas plus apprécier d’apprendre qu’elle a été prise à partie par une bande de maraudeurs ivres comme vous l’avez été.

 

     Elle fit route avec cet homme aux yeux bleu azur et au visage tanné par le soleil. De longs favoris châtains accentuaient la maigreur des joues et le contour ferme de la mâchoire. Le nez était mince et légèrement aquilin, surmontant une bouche généreuse mais qui, pour l’instant, ne souriait pas. La tenue impeccable, le maintien austère, les manières cassantes dénonçaient l’homme de carrière. Ses yeux paraissaient capables de pénétrer les secrets les mieux gardés, ce qui fit frémir la jeune femme. Très droit, marchant sans l’aide de sa canne, il répondait d’un signe de tête aux saluts de ceux qui le croisait dans la rue, impossible pour Thomas Flynn de passer inaperçu et de se soustraire à sa popularité, c’était une personnalité connue dans tout Limerick. Tout le monde le saluait, voulait lui parler, lui demander un conseil ou tout simplement le toucher.

 

     Lorsqu’ils firent leur entrée au pub, Gaélen et Brandon Kennedy étaient plongés dans une discussion animée, un bock de stout[1] dans les mains. La stout irlandaise, cette bière brune, douce, au goût de caramel, qui enveloppe vos papilles et propulse votre âme au zénith. Il se leva, surpris de voir sa sœur entrer avec un étranger à l’allure d’un gentleman.
Nous t’attendions, Margie, je te présente Brandon Kennedy dont nous a parlé le docteur Murphy. Qui est ce monsieur ?
C’est le Lord maire de Limerick, dit Brandon qui l’avait reconnu. Bienvenue chez moi, monsieur Flynn, votre présence m’honore, que puis-je faire pour vous être agréable ?
Rectification, monsieur Kennedy, j’ai démissionné de ma charge de maire il y a deux mois. Les abus de pouvoir et les exactions du gouverneur anglais envers ma population ont eu le don de me mettre hors de moi. Ma fonction, avec le temps, était devenue de plus en plus honorifique, sans pouvoir et mal rémunérée. Le décès de mon épouse, peu de temps avant, a été l’agent déclencheur.
Gaélen, déclara Margie encore troublée, monsieur Flynn est un homme d’action, énergique et déterminé. Je me suis trouvée bien malgré moi dans une rixe avec des soldats anglais. Monsieur Flynn s’est interposé et les a fait déguerpir de belle façon. T’aurais dû voir… les malandrins sont reparti comme des chiens avec la queue entre les pattes.
Sapristi, jura Gaélen se levant d’un tel bon qu’il fit glisser sa chaise, j’ai manqué de jugement, je n’aurais pas dû te laisser aller seule dans cette ville.
Là-dessus, jeune homme, intervint Thomas Flynn en s’esclaffant, n’ayez la moindre inquiétude en ce qui concerne la sécurité de votre sœur, j’ai été témoin d’échanges d’acerbités qui vous aurait certes rassuré. Mademoiselle votre sœur a tout d’un petit coq arrogant, combatif et peu commode à dompter. Elle aurait pu s’en tirer seule.

[1] Stout est une bière brune de fermentation haute avec un certain nombre de variantes. Le nom porter a été utilisé pour la première fois en 1721 pour décrire une bière brun foncé. 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

Thomas Flynn

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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