Les champignons

 
 
 

     Martha Malone s’était attardée à chercher des champignons, mais elle ne le regretta pas. De toute façon, il n’était pas si tard que cela se disait-elle. Elle oubliait que dans l’euphorie de cette abondante récolte, elle n’avait pas entendu l’angélus du midi. Quand Erin verrait la cueillette, il oublierait de la gronder. Un plein panier de cèpes ! Et des girolles ! Avec toutes ces misères pour trouver de la nourriture, la soupe ce soir sera goûteuse, et Martha en huma d’avance le fumet relevé d’ail. Pourquoi donc ne pouvait-on cultiver des champignons dans le jardin ? Elle avait posé cette question à son père quand elle était petite fille curieuse et se mit à rire toute seule lorsqu’elle se rappela sa réponse :
- Les champignons, c’est des voyous. Peuvent pas pousser dans un potager. Ils naissent au hasard, comme les enfants de marins.

    Pourquoi les enfants de marins naissent-ils donc au hasard ? Mystère… Mais son père ayant été marin, il devait savoir. Un sourire d’enfant glissa sur ses lèvres en se rappelant ce souvenir du passé, le visage se fit lumineux.

 

     Elle revenait de la forêt de Ballycuggaran à la terre couverte de mousses et semée d’aiguilles rousses avec, par endroits, des chicots noirs. Le sentier descendait doucement entre les troncs sévères des mélèzes tandis qu’au-dessus, le ciel se chargeait de nuée. À l’orée du bois, elle franchit d’un saut le petit torrent coléreux, chercha instinctivement la maison des yeux et lécha sur ses lèvres le jus des quelques mûres qu’elle avait picorées au hasard des taillis. Tout-à-coup, elle fronça les sourcils : elle reconnut la silhouette d’Erin bousculé par un des trois hommes en habit rouge qui gesticulaient devant lui.  Rassemblant ses jupes, elle hâta le pas, au risque de trébucher dans les hautes herbes du pré, en criant :
     - Erin ? Erin ?

     Mais quand elle vit les soldats anglais – de la Grande-Bretagne comme on disait – un ressentiment avait pris corps, comme toujours chez les paysans que la soldatesque vient dévaster. Depuis que les premiers détachements anglais s’étaient installés dans le pays, la ronde des uniformes rouges dans les villes et villages, avait violemment modifié la perception que les habitants avaient de cette occupation : réquisitions, expulsions, arrestations, s’étaient multipliées.

     Ces soudards roux et blonds, venant de l’Albion – de la fière Albion comme eux disaient – arrivaient par bandes dans les villages, réclamant du vin et de la viande, rudoyaient les hommes et tentaient de forcer les femmes et les filles. Ils ne parlaient pas, ils aboyaient dans une langue souvent impénétrable comme le gallois ou le bas-saxon. Si on tardait à les servir, ils allaient directement aux poulaillers ou aux étables et égorgeaient la première volaille ou le premier quadrupède venu pour l’embrocher et faire ripaille en braillant. On se plaignait de leurs manières à leurs capitaines : ils se tenaient cois deux ou trois jours et revenaient se venger.
     On les appela donc « chiens »

 

L’expulsion

     Quand elle arriva à la hauteur de son mari, les soldats s’en allaient tout en marmonnant quelques grossièretés bien sentis à l’adresse d’Erin. Elle sentait monter en elle un sentiment nouveau qu’elle n’avait encore jamais ressentit et cela l’étonnait : la haine prenait la place de la peur.
- Que voulaient ces barbares, j’ai vu de loin qu’un d’eux te rudoyait. Ne peuvent-ils pas nous laisser en paix ?
- Ils sont venus nous signifier l’expulsion de notre terre, de notre maison. Une décision du landlord. On nous somme de quitter immédiatement, avant la nuit. Je ne sais que faire, ils n’entendaient pas à rire.

   Expulsion… À ce mot elle se signa hâtivement. En elle, l’horreur remplaça la colère. Elle posa son poing droit contre sa bouche, en mordit les articulations pour contenir sa douleur, s’avança vers son mari et se mit à pleurer bruyamment. Erin la prit dans ses bras, lui tapota le dos et la laissa sangloter contre sa poitrine.

     Expulsion… ce mot qui l’obnubilait à force de l’avoir entendu maintes et maintes fois ces derniers mois, aujourd’hui lui fait l’effet d’un coup de couteau au cœur. Tout à coup, ce malheur n’était plus celui des autres, même si elle s’est toujours sentie solidaire au malheur de ses compatriotes dans ces circonstances pénibles. Voilà que le sol se dérobe sous ses pieds; ce sort cruel lui tombe dessus sans crier gare !
- Je ne comprends pas, Erin, es-tu sûr d’avoir bien entendu ? Qu’avons-nous fait pour mériter ce sort si injuste ? Pourquoi… ?
- Pourquoi, ajouta-t-elle après une courte pause, les landlords ne laissent-ils pas une terre à chacun et aussi une maison autant qu’ils en voudraient. Surtout aux jeunes gens afin qu’ils puissent se marier ?

 

     Elle trouvait terrible de voir tous ces jeunes garçons et ces jeunes filles dans l’incapacité de fonder une famille parce qu’ils n’avaient pas de terre ni d’argent pour en acheter. Les landlords étaient vraiment sans cœur de maintenir la terre Irlandaise écrasée sous leurs bottes. C’était les Irlandais qui faisaient tout le travail de culture et d’élevage pour être ensuite obligé de vendre le produit de leurs peines aux anglais, aux prix fixés par ces derniers, qu’ils revendaient ensuite eux-mêmes en Angleterre moyennant des bénéfices considérables. Il était inévitable que les Irlandais en viennent à haïr les Anglais.
- Je vais chez Charles Donnelly réunir le conseil du hameau, qui sait, ensemble peut-être trouverons-nous une solution, si petite soit-elle.
- Sois prudent, et ne tarde pas trop, cet évènement me rend nerveuse.
- Sois sans crainte, il n’y a même pas un quart de mile d’ici la maison de Charles par la cavée.

   La « cavée » Quel joli nom il employait… Parlons plutôt d’un étroit sentier sinueux permettant d’éviter les rues et qui menait chez Charles Donnelly en traversant par le milieu une petite pommeraie. Il pressa le pas, déjà le crépuscule teintait de mauve l’arrière plus sombre du ciel. Il n’en doutait pas, une averse se préparait.

 

     Il déboucha dans une clairière. Devant lui se trouvait un cottage au toit de chaume, dont les murs blancs et les petites fenêtres, aux montants bleus, semblaient fraîchement repeints. Une petite fumée traçait une fine ligne pâle en travers du ciel; un chat tigré se prélassait sur le rebord d’une fenêtre ouverte.
   Son raccourci donnait à l’arrière de la maison, Erin en fit le tour afin d’entrer par devant. La porte bleue était ouverte, mais il ne voyait rien à l’intérieur, si ce n’est des ombres. Du seuil de la maison, Erin cria, selon les coutumes ancestrales Irlandaises : « Dieu vous bénisse » à quoi une voix forte et bourrue répondit : « Venez vous asseoir près du feu ». Il franchit la porte en cillant des yeux pour s’accoutumer à la pénombre.

     À l’intérieur, tout respirait la propreté. Les sièges rembourrés de crin s’ornaient de têtières, chaque table, grande ou petite, était couverte d’un napperon en dentelle empesée et, dans l’âtre en cuivre admirablement astiqué, un feu dont la seule lumière éclairait la pièce. Il y régnait une curieuse odeur : quelque chose de terreux, avec un arrière-goût aigre : c’est l’odeur du feu de tourbe, une étrange odeur, comme de la fumée mais pas vraiment. Vous humez là le vrai cœur chaud de l’Irlande. C’est le feu de tourbe qui symbolise le vrai foyer. Le feu de charbon n’est rien d’autre qu’une coutume anglaise.
- Erin, mon ami, que puis-je faire pour toi ? Entre donc !

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

Réunion du conseil

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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