Erin Mitchell junior se souvient du jour où son père lui a raconté la raison ayant poussé ses parents à quitter leur terre natale. C’était en juin 1847. Pendant quatre ans, une grande famine sévissait en Irlande. Le mildiou détruisait presque intégralement les cultures locales de pommes de terre qui constituaient la nourriture de base de l’immense majorité de la population, la paysannerie irlandaise. Cette catastrophe fut en grande partie le résultat de cinquante années d’interactions désastreuses entre la politique économique impériale britannique, des méthodes agricoles inappropriées et l’apparition du mildiou sur l’île.
Contrairement à ce qui s’était passé pendant la famine de 1780, les ports irlandais restèrent ouverts en 1845-46 sous la pression des négociants protestants et, en dépit de la famine, l’Irlande continua à exporter de la nourriture. Alors que dans les régions de l’île des familles entières mourraient de faim, des convois de nourriture appartenant aux « landlords », escortés par l’armée, partaient vers l’Angleterre. Certains propriétaires expulsèrent même leurs paysans, y compris s’ils étaient en mesure de payer leur loyer. Malgré tout, en 1845, la pénurie ne fut pas de plus grande ampleur que d’autres crises régionales précédentes qui n’étaient pas restées dans les mémoires. Ce fut l’anéantissement de la récolte de pomme de terre de trois des quatre années qui suivirent qui entraîna une famine et des épidémies telles que les institutions de secours des indigents, qu’elles soient gouvernementales ou privées, se révélèrent incapables d’y faire face.
Refusant de mourir de faim ou du choléra qui faisait de plus en plus de victimes en Irlande, Gaélen Mitchell, son grand-père, et sa femme Ophélia Flynn ont décidé de fuir leur pays dévasté. Les pages qui vont suivre vous feront connaître l’extraordinaire aventure de Gaélen, des conditions de vie difficiles en son pays, son périlleux voyage en mer jusqu’à son arrivée au Québec où enfin le bonheur l’attendait.
Plus tard, beaucoup plus tard, à l’âge où l’on n’a plus rien à prouver, qu’on est satisfait de ce que l’on a vécu, alors que les vieilles cicatrices, infligées par les évènements passés, sont moins visibles, moins sensibles, Gaélen a réuni ses enfants et petits-enfants dans sa grande maison de Chavigny-sur-Vairon.
Assis confortablement dans sa chaise berçante, il se balançait d’avant en arrière, il se sentit replongé dans les douloureux souvenirs de sa patrie d’origine : l’Irlande. Les bras croisés sur sa poitrine, ses lèvres laissèrent échapper un petit cri de douleur. Il leur parlerait de l’oppression de l’Irlande sous la botte anglaise, énumérerait les martyrs de la cause irlandaise, dont son frère et son père et nombre d’autres. Des souvenirs navrants resurgissaient, son cœur se serra. Il ferma les yeux et les années défilaient, comme les aiguilles d’une horloge qui tournaient à l’envers. Et comme par les yeux d’un autre, il se voyait rajeunir.
Vous devez savoir, leur a-t-il dit : « Il y a cinquante ans, dans mon pays natal, les Irlandais n’avaient à manger que des pommes de terre, voyez-vous. Ils devaient tout vendre, le blé qu’il cultivait, les vaches qu’ils élevaient, le lait et le beurre qu’ils produisaient. Oui, tout était vendu d’avance pour payer les fermages. Il ne leur restait qu’un peu de beurre, du lait écrémé, parfois quelques poules pour avoir des œufs le dimanche, mais ils se nourrissaient essentiellement de pommes de terre et ils devaient s’en contenter. »
« Et puis, quand les pommes de terre se sont misent à pourrir en terre, ils n’ont plus rien eu. Plus rien… Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’est de n’avoir rien à manger, ajouta-t-il la voix étranglée. »
Gaélen se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce. Lorsqu’il reprit le fil de son récit, ses efforts pour maîtriser sa voix lui donnait un timbre dur, presque métallique.
« La faim vint, avec son cortège de souffrances et de morts, mais l’Irlande a survécu, ajouta-t-il, tel un arbre immense aux racines profondes jusqu’au cœur même de la terre. »
Il dépeignait son désespoir, les mois interminables où lui et sa famille et tous les gens du pays avaient connu la faim qui tenaille l’estomac, la faim qui fait défaillir. Des centaines de milliers de ses compatriotes en sont morts.