L’embarquement

L’attente à l’embarquement

au quai de Limerick.

 

     Les passagers avaient déjà rassemblé leurs maigres bagages et se pressaient sur le quai attendant l’heure de l’embarquement. Chacun d’eux paraissait avoir un but précis vers lequel ils se dirigeaient avec détermination, sans qu’on puisse comprendre à quoi tendait, en fin de compte, toute cette agitation.
     Quand la passerelle s’abattit, il se mirent en branle comme un seul homme, jouant des coudes et des épaules. La panique s’était installée chez les gens qui se bousculaient pour embarquer les premiers et obtenir ainsi les meilleurs places à bord. Il y eut quelques murmures de colère, mais à la vue d’une file de soldat armés arrivant au pas de course, sur un brusque commandement du lieutenant, la foule se calma et put enfin embarquer dans un ordre relatif. Sur les ponts, les équipages se démenaient. Les derniers passagers montaient, plusieurs d’entre eux avec pour seuls bagages les vêtements qu’ils portaient. Il fallait se dépêcher.
  
   Gaélen se chargea de son bagage et de celui de sa mère et commença à monter, suivi de Martha, Margie, Ophélia et de Thomas. C’était un objet encombrant qui, sans arrêt se cognait à ses jambes. Il se débattait comme il pouvait avec son fardeau et avançait tant bien que mal au milieu de la foule en essayant de se soustraire aux regards furieux qu’on lui lançait.

 

     Le Jane Black, voilier aux trois mats, était un vieux rafiot qui avait à son actif un nombre impressionnant de traversées de l’Atlantique. On lui attribuait près de vingt transports d’esclaves Noirs d’Afrique vers les Caraïbes, la Floride et la Virginie. Certains documents font état de trois cents Noirs entassés dans ses cales alors qu’il n’y avait d’espace vitale que pour la moitié de ce nombre. Peu après l’arrivée d’Abraham Lincoln à la présidence du pays, ce genre de commerce fut interdit dans les ports Américain. Cette contrainte à amener l’armateur Anglais à se tourner vers l’immigration irlandaise alors en pleine croissance et sensiblement plus rentable. En ce jour, le Jane Black en était à son troisième voyage vers le Canada.

 

     Brandon Kennedy ne les avait pas trompés. Un marin avait conduit nos amis à leur cabine respective, tel que convenu, à proximité du grand escalier qui donne sur le pont supérieur. Il y régnait une atmosphère peu réjouissante. La structure de bois était imprégnée de l’odeur désagréable dégagée des corps de ces malheureux passagers entassés au fil des ans dans un espace restreint et mal ventilé.
     C’est la bouche et le nez couvert de leur mouchoir que nos amis ont pris possession de leur cabine. En fait de cabine, on leur avait réservé une suite d’étroites cellules séparées les unes des autres par un simple mur de planche alors que les passagers de la cale sous-jacente n’avaient leurs espaces séparés que par des rideaux.
     À mesure qu’ils avaient ranger leur cellule, les immigrants remontaient sur le pont respirer plus librement et pour se mêler, au moins par la pensée, à ce mouvement, à cette vie de la terre qu’une longue navigation allait suspendre. Nos cinq amis et nombre d’autres passagers s’étaient postés au bastingage pour adresser un dernier salut et envoyer des baisers aux parents et amis. Ils n’avaient eu le temps de procéder qu’à des adieux hâtifs sur le quai, car le Jane Black ne devait pas manquer la marée descendante.
     La dernière amarre larguée, tout le bateau se mit à frémir, tiré par deux remorqueurs à vapeur battants l’eau, s’écarta du quai pour gagner le milieu du fleuve. Les immigrants, accoudés sur la lisse, regardaient sans rien dire les quais, les maisons, la foule qui semblaient se retirer lentement et s’éloigner d’eux.
     Par un soleil couchant des plus beau, le navire s’éloigna de la rade et se dirigea, par l’estuaire de la Shannon, vers la haute mer. Parvenu à l’océan Atlantique, il saluait d’un coup de sifflet le départ des remorqueurs et déploya son immense voilure. Des exclamations retentirent parmi les passagers accoudés au bastingage quand l’étrave du bateau fendit les flots gris vert à la sortie de l’estuaire. Côte à côte, les Mitchell et les Flynn regardèrent le littoral s’estomper rapidement en une brume d’un vert doux, puis disparaître, conscients que jamais ils ne reverraient leur terre natale.

 
 
 

Entends le vent souffler

     Les premiers jours de navigation sont toujours difficiles pour ceux qui n’ont pas l’habitude de la mer. Qu’il suffise d’imaginer la souffrance que cause aux passagers inexpérimentés les mouvements du navire, joint au bruit monotone des flots soulevés par la brise, personne n’y avait été préparé.
     Un coup de vent brutal balaya le pont, le fit pencher selon un angle si alarmant qu’Ophélia, le souffle coupé, dut se retenir des deux mains à la rambarde. Dans un équilibre précaire, elle se retrouva écrasée contre des boîtes et des barils de Dieu sait quoi sur ce navire minable qui, de plus, puait à cent lieues. Elle s’était cogné le coude, une douleur la fit grimacer et quelques mots lui échappèrent, que son père n’aurait certainement pas approuvés s’il les avait entendus.
     Cette même bourrasque frappa Martha de plein fouet l’aspergeant de gouttes d’eau glacée. Parcourue de frissons, elle se blottit dans les plis de sa houppelande, méditant sur les évènements qui l’avaient amenée jusqu’ici. Elle écarta sur son front la mèche de cheveux que le vent faisait aller et venir devant ses yeux, puis elle chanta la berceuse que jouaient deux musiciens, un violoniste et un accordéoniste, installés tout près d’elle. Cette chanson était vraiment de circonstance :

 

Sur les ailes du vent sur la mer houleuse
Des anges veillent sur ton sommeil
Des anges viennent te protéger
Alors écoute voler le vent sur la mer
Entends le vent souffler l’amour, entends souffler le vent
Penche la tête, entends le vent souffler,
Les barques volent au loin sur les flots bleus
Pourchassant le hareng bleu argent
D’argent le hareng et d’argent la mer
Bientôt ils seront d’argent pour mon amour et moi
Entends le vent souffler l’amour, entends souffler le vent
Penche la tête et entends souffler le vent.

 

Il y eut un moment de silence, puis Margie la voix enrouée d’émotion murmura :
Encore, maman, s’il vous plait !
Oh oui, madame, je vous en prie, chantez encore.

     Ils levèrent tous les yeux surpris sur le jeune homme qui avait parlé. De ses mains rudes et sales, il tenait une casquette misérable devant sa veste rapiécée. On l’aurait cru âgé d’une douzaine d’années s’il n’avait le menton mal rasé.
Je vous demande pardon, m’sieurs-dames, reprit-il avec ferveur. Je sais que c’est bien hardi de m’introduire ainsi parmi vous. Mais mon père chantait cette chanson-là à mes sœurs et moi. Et quand je l’ai entendue, ça m’a chaviré le cœur.
Assieds-toi, mon gars, dit Martha. Il reste un morceau de Barmbrack dans le panier. Comment t’appelles-tu, et d’où viens-tu ?
Seamus O’Brien, madame, répondit le jeune homme en s’asseyant près d’elle.

Il écarta une mèche noire qui lui retombait sur le front, puis s’essuya la main sur sa manche avant de la tendre pour recevoir le pain que Martha avait sorti du panier.
Chez moi c’est Kilcornan, quand j’y suis.

 

Il mordit à pleines dents dans le pain. L’homme reprit son accordéon, et le garçon affamé, se hâta d’avaler sa bouchée pour chanter avec elle.
Entends souffler le vent, terminèrent-ils après trois reprises de la chanson entière. Les yeux noirs de Seamus O’Brien brillaient comme des joyaux.
Allons, mange, Seamus, dit Martha. Tu auras bien besoin de toutes tes forces. Ta voix d’ange est un vrai don du ciel.
     Les musiciens continuèrent jusqu’à ce que le soleil disparût derrière l’horizon et que le vent commençât à fraîchir. Pour Martha, sa capote noire et la houppelande qu’elle s’était taillée à la maison dans un simple drap gris, si elles ne la paraient d’aucune grâce particulière, avaient au moins le mérite de la protéger du vent et de l’humidité. Dès lors, il était temps de regagner les cabines. À cette heure, quel que soit l’endroit où on porta le regard, d’un horizon à l’autre, il n’y avait que de l’eau agitée par des vagues faisant danser le voilier. Gaélen prit sa mère par les épaules.
- Nous voilà flottant comme un bouchon, suspendus entre deux continents.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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