Tu t'en remettras.

 
 
 

     Quand elle fut prête, Margaret la prit par le bras et l'emmena s'asseoir près du feu en lui couvrant les épaules et le buste d'un châle d'épaisse laine bleu marine, dont les franges s'étalaient sur ses genoux.
Vous devriez manger quelque chose, maintenant, ne serait-ce que boire une tasse de lait. Avec une goutte de whisky dedans, peut-être. 1l faut que vous dormiez. Vous devez entretenir vos forces, pour votre bien et le nôtre.
Oui, c'est promis. Je vais prendre le plus grand soin de moi-même.

    Elle paraissait un peu plus calme, mais c’était encore très précaire. Elle s’assurerait elle-même que sa mère boirait son lait additionné de whisky. Pauvre créature, décidément, un sort injuste s’est abattu sur elle. La chaleur du feu la détendit bientôt, au point que Margie la surprit à bailler.

   Elle alla s’asseoir dans le fauteuil de chintz de sa nouvelle chambre et regarda autour d’elle. Dans sa douleur, il lui vint à l’esprit que cela fera vingt-six ans en septembre qu’ils étaient mariés. Plus d’un quart de siècle d’amour sans cachettes ni mensonges. Un mariage heureux. Erin… Martha se demandait alors comment continuer sans lui, ce qu’elle allait devenir, ce qu’elle fera demain… Elle resta là, immobile, à chercher comment lui dire, comment reprendre cette conversation qu’ils n’avaient jamais cessé d’avoir, même dans leurs plus grandes discordes.

     Elle n’arrive pas à se convaincre qu’il ne reviendra pas, qu’il est parti pour toujours. Comment accepter que ce soit terminé, que ça s’arrête là, qu’elle devra faire le reste de sa vie en solitaire. L’espace est vierge devant elle, elle est simplement assise et pensive.

    Elle est seule maintenant, dans le silence de la nuit, au creux de ce grand lit anonyme, sans mémoire, sans espoir, que l'absence d'Erin rendait inhospitalier. Elle vit, elle respire, elle aimerait mieux pas. Rien ! Voilà comment elle se sent. Katie a beau dire qu’elle revient de loin, elle en est revenue vide. Vide et démolie. Si elle a une volonté, un désir, s’est celui d’être aux côtés d’Erin dans la mort, dans l’état ouaté, sourd, aveugle où il est. Le suivre dans ce néant, ce rien dont on lui a affirmé que tout était beau, harmonieux. Elle veut flotter et ne pas être.

 

     Tout-à-coup, quelque chose s’est mis à bouger au-dedans d’elle : l’état animal, l’instinct de survie. L’état animal en elle a décidé de revenir sans la consulter. Un filet de conscience l’a traversée. Elle voudrait le tordre et le faire reculer jusqu’aux limbes qui libèrent. Mais l’instinct de survie est plus fort que sa volonté affaiblie par la douleur. Elle se reprend en main. Elle a une famille, des liens avec des gens qui importent. Des visages s’imposent à sa mémoire. Dans les ténèbres de cette chambre inconnue, sans éclairage, elle se posait des questions rêvait de choses impossibles, tragiques, pleurait tant elle désirait Erin. Éreintée de fatigue, brisée par tant d’émotions, le sommeil finit par la gagner. Un sommeil agité, peu réparateur. Elle fit un rêve, plein de mouvements et d'une agitation anxieuse.

 

    Elle était dans sa maison, sa chère maison. Le grand escalier s'élevait à nouveau, comme suspendu par magie, et elle gravissait les marches d'un pied agile et léger. Erin la précédait sans entendre qu'elle l'appelait, l'implorant de l'attendre. « Erin », criait-elle. « Erin, attends-moi ! » et elle courait pour le rattraper.
    Cet escalier n'en finissait plus. Elle ne se souvenait pas qu'il fût si haut. Erin la distançait, il fallait qu'elle le rejoigne. Elle ignorait pourquoi, mais il le fallait, et elle courait de plus en plus vite, à s'en faire éclater le cœur. « Erin ! Appela-t-elle, Erin ! » 1l s'arrêtait, et elle trouvait en elle-même une force dont elle ne se serait pas crue capable, elle se remettait à courir de plus belle pour arriver en haut.
  Un immense soulagement l'envahissait, corps et âme, lorsqu'elle touchât enfin sa manche. 1l se tournait vers elle et elle hurlait silencieusement. 1l n'avait pas de visage, elle ne voyait qu'une sorte de brume indistincte et pâle. Elle tombait alors, sombrait dans un gouffre, ses yeux terrorisés, fixés sur cet être au-dessus d'elle, et s'efforçait de faire jaillir un cri du fond de sa gorge. Mais elle n'entendait d'autre son qu'un rire, venu d'en bas, qui s'élevait comme un nuage pour l'assaillir et railler son mutisme. « Je vais mourir, songeait-elle. Une souffrance terrible va m'écraser et j'en mourrai. »

 

    Martha reprit brutalement conscience, fuyant 1'horreur, et elle ouvrit les yeux. L'obscurité 1'enveloppait, une obscurité impénétrable. La lampe s'était éteinte. Elle entendait la respiration de Margie qui dormait dans le fauteuil, invisible, dans un coin de la chambre. L'angoisse lui serra la gorge. Malgré tout, elle se sentait seule, perdue dans la nuit. « Arrête ! » Son esprit refoula la panique et la força à se ressaisir. « Quelle nigaude tu fais, Martha Malone », se dit-elle, tandis que des larmes de soulagement lui coulaient sur les joues. « Tout va bien, ce n'était qu'un cauchemar. Les dernières heures ont été terribles, tu t'en remettras avec le temps, tu t'en remettras »

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

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A suivre :

Le projet 

Date de dernière mise à jour : 23/12/2024

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