Killaloe

 
 
 

     La cinquantaine à peine amorcée, Erin Mitchell[1] était un gaillard bien charpenté qui paraissait plus jeune que son âge. Le visage buriné et garni d’une courte barbe, le regard intense, des yeux hardis, bruns sombre où brillait une lueur de malice et des mains longues, carrées, énergiques, avec des veines saillantes qui hachaient l’air à grands gestes. Ses longues journées de travail au champ, beau temps, mauvais temps, avaient brunit son visage. Il avait trimé dur toute sa vie, il en avait acquis la vivacité, mais aussi cette nonchalance souvent pleine de grâce, des gens de la campagne. 
     Il n’y a guère plus d’un an ou deux, la famille d’Erin Mitchell, sa femme Martha et deux de ses trois enfants, vivait au hameau Gortmagee[2], qui ne comptait pas plus de huit feux, à environ deux kilomètres du village de Killaloe. Cill Dalua[3] en gaélique, qui signifie « Église de Dalua » est un village du comté de Claire en République d’Irlande. Ce village se trouve sur le fleuve Shannon, sur la rive Ouest du Lough Derg.
     Les maisons du hameau s’enfonçaient de tout leur poids dans le sol, comme par crainte de glisser plus bas dans la pente douce menant à Killaloe. Des toits de lauzes superposées, probablement extraites de la carrière d’ardoises grise sise au pied du mont Moylussa, descendaient en visière sur de minuscules fenêtres sans vie. Ces gens n’étaient pas riches, et à cette époque, à peine parvenait-on à survivre. On mangeait chichement, mais parfois on trouvait de quoi satisfaire en partie son estomac pour une journée. La plupart du temps il n’y avait rien ou presque à se mettre sous la dent. Un jeûne d’une journée ou deux. On s’efforçait de ne pas trop penser à cette faim qui tiraillait le corps. Mais elle se défendait, tenace, implacable; elle se faisait durement sentir : nouait les estomacs et enténébrait les cerveaux. On vivait de soupe d’orties ou de choux, de fèves. Parfois, lorsque la chance lui souriait, d’un lapin qu’Erin piégeait dans la forêt de Ballycuggaran ou, à l’occasion, de jeunes corbeaux que lui tirait à l’arc son fils Gaélen. Survivre, coûte que coûte, était la principale occupation de tous.

[1]  Mistaél en gaélique

[2]  Se prononce Gortmaguy

[3]  Se prononce Kill Dalua

     La maison d’Erin, bien enracinée dans la terre d’Irlande, était la troisième du hameau, à gauche du chemin descendant vers Killaloe. À l’arrière, plus loin, des champs s’étendaient jusqu’à des halliers de sureaux, de sumacs et de cerisiers sauvages. Au-delà commençait la majestueuse forêt de Ballycuggaran[1], avec ses hêtres, ses chênes et ses mélèzes qui habillaient, jusqu’au sommet, les pentes du mont Moylussa dont la masse sombre fermait l’horizon. La sauvagerie de ces lieux pouvait faire naître, à la tombée de la nuit, un délicieux frisson de peur, pour peu que l’on s’imaginât entrer dans le repaire des nombreuses fées irlandaises ou, pire, des farfadets prêts à vous déposséder de votre or.
     Erin lui-même, qui connait bien ce mythe irlandais vous le dira : le Leprechaun (ou farfadet irlandais) est décrit comme un personnage cynique très solitaire et asocial, tout le temps de mauvaise humeur et adepte de la dudeens (une liqueur faite maison). C’est un peu le grincheux des sept nains mais à l’irlandaise et en beaucoup plus filou, car ses passe-temps ne sont pas très recommandables. Il considère que les humains sont cupides et imbéciles, il n’hésite donc pas à se jouer d’eux en leur faisant des mauvais tours ou en volant leur or et leurs objets de valeur (c’est en quelques sortes, le SOTRÉ des Lorrains).

[1] Ballycuggaran (Baile Ni Chogarain en irlandais) Patrie des O’Cuggarans, une famille importante à la cour de Brian Boru.

Brian Boru (en vieil irlandais : Brian Mac Cenneidigh), né vers 941 dans le Thomond en Irlande et mort en 1014, à Clontarf, est un roi irlandais qui règne sur l’ensemble de l’île d'Irlande au début du xie siècle. Vainqueur des Scandinaves (Vikings) de Limerick en 976, il soumet ensuite le Munster, le Leinster et le royaume de Dublin, et tente une unification de l'Irlande.  Voir :  Brian Boru — Wikipédia (wikipedia.org)

Martha Malone

     Le logis d’Erin offrait un air de fermeté et d’agrément. Le rez-de-chaussée, en pierres brutes liées à la chaux, était surmonté d’un étage en encorbellement construit en poutres de mélèze. Des blocs de schiste chargeaient le large toit pentu et coiffant, fait d’ancelles de bois gris, grossièrement agencées. La cheminée haussait dans le ciel son corps robuste. L’étable, une cabane carrée, en madriers noircis par le temps, avait été bâtie à quelques mètres de la maison, à cause des risques d’incendie. À l’intérieur, outre la stalle de Dunky, l’âne, et le tombereau d’âne, avait été aménagé un espace pour entasser le foin mais aussi les légumes du jardin en prévision de l’hiver : sacs d’avoine, de seigle, d’haricots secs et autres denrées, tant pour la consommation humaine qu’animale. Il y avait un établi de bois écaillé avec un étau et un assortiment d’outils qu’on utilisaient sans doute pour l’entretien des instruments aratoires et tout un assortiment de reliques irremplaçables, accumulés au fils des ans, voire des générations. Contre le mur, dans le coin, une boîte de bois pleine de vieux jouets. Deux chats, parfaits chasseurs à l’affût, s’occupaient de maintenir la vermine à distance.

     Martha Malone, l’épouse d’Erin, était fille de paysan, née à Finlea, un hameau voisin de Gortmagee. Au moment où se déroule cette histoire, elle se disait âgée de cinquante ans. Elle avait le teint clair et velouté. Aucune ombre, aucune poche ne venait ternir l’éclat de ses yeux bleus. De légères pattes d’oie, mais pas une seule ride qui méritait ce nom si ce n’est, peut-être, entre le nez et la bouche. Martha devait certainement se tromper, elle ne pouvait pas avoir atteint la cinquantaine.

     Toujours impeccablement coiffée, ses mains blanches toujours occupées à quelques ouvrages de dames, la voix douce en toute circonstance, occupée à tout moment par le travail incessant nécessaire. Martha était une femme très ordonnée. Elle gardait sa chère maison propre en dedans comme en dehors. Le parquet luisait comme un sou neuf. Il n’était pas d’endroit de la maison qu’elle embellit d’un ouvrage de ses mains. Tapis tissés ou tressés à partir de chutes de tissus, bougies de couleur qu’elle avait appris à fabriquer avec de la cire d’abeille qu’elle parfumait d’essences naturelles. Martha aimait le beau, le propre, l’ordonné, tout autant que sa mère et sa grand’mère. Après la lessive et le repassage, elle prenait plaisir à glisser dans le linge des brins de basilic, de thym ou de lavande. Avec des morceaux de tissus, elle fabriquait de petits sachets qu’elle remplissait de pétales de rose séchées et qu’elle enfouissait au fond des tiroirs ou d’armoires. Ainsi, toute la famille avait le plaisir d’endosser des vêtements d’une discrète senteur. 

     Sur le grand bahut de chêne, quelques vases en porcelaine, un chandelier en étain et au-dessus du meuble, une horloge à carillon qui sonnait les heures, apportée de France et héritée de son père lors d’une escale à La Rochelle lorsqu’il était marin. La table était élégamment mise et fort colorée. À son mariage avec Erin, elle avait reçu, en cadeau de ses parents, un service de vaisselle de Limoges bleu, blanc et or. Les dimanches, avant que ne survienne la famine, elle dressait toujours les couverts sur une nappe brodée, d’un blanc immaculé qu’elle avait acquis à la naissance de Sean, son premier enfant. Les coupes en cristal dataient de son mariage et venaient aussi de France.
     Erin passa son bras autour de ses épaules et la serra contre lui :
- Ne change rien à tes habitudes, Martha, cet affreux contretemps ne durera pas éternellement. Les beaux jours d’autrefois reviendront, soyons positifs et patients.

 

Gaélen Mitchell

     Le second fils de la famille Mitchell, Gaélen, était âgé de presque vingt-et-un ans. Un jeune homme de bonne taille, bien charpenté, des épaules larges et solides soudées à un torse d’athlète d’où pendaient une paire de bras poilus et musclés. Un cou trapu sur lequel trônait une tête ronde aux yeux effilés dont les sourcils épais accusaient une apparence féline. Le tout coiffé d’une chevelure drue et sombre pareille à une crinière. Un genre d’homme qui intrigue et fascine. Il avait en sus, des principes et des convictions, des idées, de grandes ambitions, le regard vif et froid et de grandes mains burinées par le feu qu’il agitait tout le temps quand il parlait. Comme son père et son grand-père avant lui, il était typiquement irlandais, fier et entêté comme les plus dignes représentants de cette race particulière d’humanité.

    On était nationaliste et patriote jusqu’au bout des doigts dans la famille Mitchell. Son père avait été baptisé Erin, comme pour souligner son appartenance à ce pays qu’est l’Éire, cette terre d’Irlande et ce dernier perpétua cet attachement en faisant baptiser son second fils du prénom de Gaélen, faisant référence au gaélique qui, hélas, est inexorablement en voie d’extinction, remplacée par l’anglais.     

     Depuis bientôt trois ans, il travaillait à la forge d’Amos Hall à Killaloe, établie sur la rive Ouest du Lough Derg où il allait pêcher l’anguille lorsque son emploi du temps le lui permettait. Sa maison natale était sise au hameau Gortmagee, à plus ou moins trois kilomètres de la forge. Aussi, pour lui éviter cet aller-retour quotidien, Amos Hall lui avait-il donné, outre un petit salaire, le gîte et le couvert selon, bien sûr, les disponibilités d’approvisionnements en nourriture dont la rareté se faisait durement sentir.

 

   Gaélen avait également une sœur : Margaret, (plus familièrement surnommée Margie dans la famille), dix-sept an et demi, troisième enfant et cadette de la famille. Elle avait les cheveux cannelle et tous bouclés de son père qui jaillissaient autour de son visage comme des fils de fer rouillés et emmêlés. Margie avait été une petite fille sensible que sa mère ne pouvait gronder sans qu’elle fonde en larmes, mais qui, pourtant, n’en faisait qu'à sa tête.  Maintenant qu’elle avait constaté que ses parents vivaient dans une quasi-indigence, elle ne pouvait accepter qu’ils lui fassent la charité et elle était résolue à gagner sa vie. 

     Dans sa quatorzième année, Margie demanda à sa mère de l’aider à lui trouver du travail. Mais voilà le dilemme, qui, dans ce village, avait les moyens de payer des gages supplémentaires ? Or, un matin de septembre, sa mère la prit par la main pour l’emmener où elle avait été engagée comme aide-cuisinière. Margie était restée un long moment devant la porte de la cuisine de la grande maison de Robert Donohue, un homme cossu, propriétaire d’une ferme prospère couvrant plus de cinquante hectares.  C’était ce que les Irlandais appelaient un « solide fermier ». 
    Une femme en était sortie et après s’être salué d’un signe de tête les fit entrer dans un petit salon aux murs tendus de tapisserie à petits motifs géométriques. Les deux femmes avaient échangé quelques mots entre elles puis, aussitôt après, Martha s’était levée pour partir. Margie la suivie jusqu’au portail.
-    Voilà, ma fille. Tu es dans une bonne maison. Conduis-toi bien et fais-nous honneur.
     Sa mère l’avait serrée contre elle un bon moment, puis elle avait franchi les grilles. Margie s’était retrouvée seule. Une main s’était alors posée sur son épaule, celle d’une femme en blouse bleue, coiffée d’un bonnet blanc, qui lui avait dit simplement :
-    Je m’appelle Kathleen. Viens avec moi.
     Elle l’avait suivie vers les cuisines; c’est ainsi qu’avait commencé sa nouvelle vie. Elle travailla beaucoup, mais sans regretter sa peine. Elle faisait la cuisine, les chambres et parfois quelques menus travaux de couture. La nourriture était rare, mais bonne, elle ne manquait de rien. Elle voyait ses parents tous les dimanches à l’église, et s’habituait à vivre chez les autres puisqu’il le fallait bien. 
     La maison des Donohue était bâtie tout près de la forge. Gaélen y était fréquemment appelé pour réparer l’outillage agricole, changer ou réparer une roue et autres travaux de sa compétence. Il en profitait pour parler avec sa sœur, prendre un repas avec elle et les employés de la ferme. Ces rencontres fraternelles étaient un petit bonheur recherché et apprécié.
     Trois ans et demi passèrent, qui la virent grandir, devenir femme, et sensible au regard des hommes qu’elles croisaient journellement. Elle s’en méfiait, prévenue qu’elle avait été par Kathleen, la cuisinière, mais aussi par sa mère, qui la mettait en garde contre les hommes et leurs vaines promesses.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

La kermesse

Date de dernière mise à jour : 22/01/2025

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