On dormit peu cette nuit-là. On pensait, on rêvait, on avait peur. On essayait d’imaginer les étendues d’eau infinie, l’inconnu, et, surtout, l’abîme qu’il fallait traverser pour parvenir à cette terre lointaine. Ils avaient tous le cœur battant comme cela arrive au moment d’une séparation ou d’un changement. Le bond gigantesque qu’ils allaient accomplir devait en effet les séparer de leur patrie dont leur entreprise signifiait la fin. Quant au changement auquel ils s’attendaient, ils étaient vraiment sur le point de changer de monde.
Oncle Geoff et tante Katie s’étaient offerts, en ce lundi jour du départ, à reconduire Martha et ses enfants au port de Limerick. La veille, une bonne partie de la communauté de Killaloe s’étaient réunie après la messe. Certains adieux avaient été difficiles, chargés d’émotions. Ce sont les yeux mouillés et le cœur bien gros que les séparations se sont faites, sachant qu’on ne se reverra probablement plus jamais.
Les préparatifs n’avaient présenté aucune difficulté. Les Irlandais voulant s’expatrier au Canada, terre Britannique, n’avaient nul besoin de passeport, les autorités d’occupation étaient trop heureuses de les voir s’exiler de leur plein gré. Ils n’avaient même pas besoin de lettres de crédit, de toute façon inutiles puisque ces gens étaient trop démunis; leur sort n’avait pas d’importance.
On s’était donné rendez-vous à la Toison d’Or. Au petit trio de l’autre jour, s’ajoutait deux nouvelles personnes : Martha et Ophélia, la fille de Thomas Flynn qui vivait dans la hâte de rencontrer cette nouvelle famille dont lui avait tant parlé son père. Quand ce dernier lui présenta Gaélen, beau jeune homme, grand et bien bâti, la jeune fille le contempla d’un air radieux, son visage et ses yeux rayonnaient.
Ils se regardèrent avec intensité, bien loin au-delà des limites de la raison… quelque part dans le grand mystère de l’insondable. Il aperçut la jeune femme, alors le cœur du jeune homme se mit à battre la chamade. Il avait le cœur plein d’idées et la tête pleine de folies. Il parvint à sortir de sa torpeur et répondit à son sourire timide par des mots inquisitifs :
Mademoiselle Flynn… ?
Elle mit sa tête en biais sur un fin sourire, ce qui exprimait un demi-acquiescement. Un sentiment de bonheur se déversa dans le cœur de Gaélen pour le remplir et l’empêcher de se déchirer. En Ophélia, il coula un sentiment de liberté et d’éternité. Deux rêves, fait de lumière vive et d’or éclatant, se fondaient en un seul, l’espace d’un instant fugitif, mais immortel.
Elle avait espéré aller à la rencontre de ce garçon avec au moins un semblant de dignité, alors que là, elle avait l’impression qu’elle était bien loin de paraître à son avantage. Elle avait même peur qu’il la prenne pour une parente pauvre. Mais son sang Irlandais lui interdisait de sacrifier, pour une question de fierté, une tenue plus élégante