33- Ophélia Flynn

 

     On dormit peu cette nuit-là. On pensait, on rêvait, on avait peur. On essayait d’imaginer les étendues d’eau infinie, l’inconnu, et, surtout, l’abîme qu’il fallait traverser pour parvenir à cette terre lointaine. Ils avaient tous le cœur battant comme cela arrive au moment d’une séparation ou d’un changement. Le bond gigantesque qu’ils allaient accomplir devait en effet les séparer de leur patrie dont leur entreprise signifiait la fin. Quant au changement auquel ils s’attendaient, ils étaient vraiment sur le point de changer de monde.
    Oncle Geoff et tante Katie s’étaient offerts, en ce lundi jour du départ, à reconduire Martha et ses enfants au port de Limerick. La veille, une bonne partie de la communauté de Killaloe s’étaient réunie après la messe. Certains adieux avaient été difficiles, chargés d’émotions. Ce sont les yeux mouillés et le cœur bien gros que les séparations se sont faites, sachant qu’on ne se reverra probablement plus jamais.
     Les préparatifs n’avaient présenté aucune difficulté. Les Irlandais voulant s’expatrier au Canada, terre Britannique, n’avaient nul besoin de passeport, les autorités d’occupation étaient trop heureuses de les voir s’exiler de leur plein gré. Ils n’avaient même pas besoin de lettres de crédit, de toute façon inutiles puisque ces gens étaient trop démunis; leur sort n’avait pas d’importance.
    On s’était donné rendez-vous à la Toison d’Or. Au petit trio de l’autre jour, s’ajoutait deux nouvelles personnes : Martha et Ophélia, la fille de Thomas Flynn qui vivait dans la hâte de rencontrer cette nouvelle famille dont lui avait tant parlé son père. Quand ce dernier lui présenta Gaélen, beau jeune homme, grand et bien bâti, la jeune fille le contempla d’un air radieux, son visage et ses yeux rayonnaient.

     Ils se regardèrent avec intensité, bien loin au-delà des limites de la raison… quelque part dans le grand mystère de l’insondable. Il aperçut la jeune femme, alors le cœur du jeune homme se mit à battre la chamade. Il avait le cœur plein d’idées et la tête pleine de folies. Il parvint à sortir de sa torpeur et répondit à son sourire timide par des mots inquisitifs :

Mademoiselle Flynn… ?

     Elle mit sa tête en biais sur un fin sourire, ce qui exprimait un demi-acquiescement. Un sentiment de bonheur se déversa dans le cœur de Gaélen pour le remplir et l’empêcher de se déchirer. En Ophélia, il coula un sentiment de liberté et d’éternité. Deux rêves, fait de lumière vive et d’or éclatant, se fondaient en un seul, l’espace d’un instant fugitif, mais immortel.

    Elle avait espéré aller à la rencontre de ce garçon avec au moins un semblant de dignité, alors que là, elle avait l’impression qu’elle était bien loin de paraître à son avantage. Elle avait même peur qu’il la prenne pour une parente pauvre. Mais son sang Irlandais lui interdisait de sacrifier, pour une question de fierté, une tenue plus élégante

 

     Ophélia avait une peau ferme, bien tendue sur une chair rose. Son visage légèrement basané, aux pommettes roses, aux lèvres minces et féminines, ses beaux yeux noirs, larges et mélancoliques, avaient un éclat fascinant. Une bouche magnifique, un buste harmonieux. Il émanait d’elle une sorte d’heureux rayonnement sensuel. Elle glissait plus qu’elle ne marchait dans ses déplacements avec la force tranquille d’une athlète.
     Avec le temps, on se rendit compte qu’elle était tout le portrait de son père. Elle avait les mêmes yeux, les mêmes cheveux noirs, les mêmes dents blanches, mais ce n’était pas cela qui les rapprochait. C’était plutôt la façon dont… dont elle prenait les choses en main, comme lui.
     Fasciné, Gaélen la contemplait en se demandant s’il devait la considérer comme un garçon ou une déesse. Elle plaisantait puérilement avec son père mais sans rien perdre de son extraordinaire grâce. Elle avait un grand sourire un peu asymétrique. L’ensemble, toutefois, était harmonieux et Gaélen se disait qu’il n’avait encore jamais rencontré de plus belle fille.

 

     Les vagues de l’océan clapotaient contre la berge avec un air de paresse auquel on pouvait se laisser prendre, tandis qu’un voilier aux grands mats, arborant le drapeau anglais, lourdement chargé, se frayait un passage parmi la cohorte de petits bateaux de pêcheurs. Une brume jaunâtre planait sur le port et l’air était moite. Le bateau s’approcha de plus en plus près, jusqu’à toucher précautionneusement le quai, à quelques mètres, là où la rivière entrait dans le port et se serra contre la jetée. Le grincement des poulies et des cabestans recouvrait à peine les cris des dockers et l’on vit se dérouler les câbles comme d’immenses antennes.
     La présence oppressante des uniformes rouges était partout sensible. Sur les quais l’animation était encore plus grande qu’elle ne l’a jamais été. Des dockers transportaient des vivres, des bariques, des ballots dans les bateaux amarrés ou dans les entrepôts. Des charrettes lourdement chargées et tirées par des chevaux faisaient résonner leurs roues de fer ou de bois sur les pavés dans un tintamarre incessant. Il y avait de nombreuses équipes de travailleurs qui ruisselaient de sueur dans cette chaleur humide.

 

Le viol

     Il y avait près de deux cents passagers du Jane Black faisant le pied de grue au quai de la Cunar. Les deux familles s’étaient rassemblées sur la grande place Brian Boru[1], attenante au quai, sous le mat au sommet duquel flottait l’étendard vert arborant la harpe celtique dorée. Assis sur leurs malles comme de vrais migrants, les Mitchell et les Flynn sentaient grandir leur impatience. Pendant quatre heures ils attendaient de monter à bord. N’y pouvant plus, Ophélia se leva et sans un mot se dirigea vers la Toison d’Or, à moins de cent mètres, satisfaire un besoin naturel urgent.
     Lorsqu’elle eut satisfait son besoin, elle sortit par la porte voisine de la salle d’aisance, grande ouverte, qui donnait sur la cour arrière du pub. Éblouie par la lumière du jour, elle descendit avec précaution les deux marches sans voir le soldat anglais adossé au mur, une pipe entre les dents. L’odeur de la fumée lui fit en chercher la provenance; c’est à ce moment qu’elle vit une forme s’approcher d’elle subrepticement par derrière. Elle chercha à prendre le large avant qu’il ne la rejoigne.
   L’homme en uniforme rouge couru et attrapa la jeune femme brutalement par le bras et l’attira contre lui. Comme elle se débattait, il lui tira la tête en arrière en la saisissant par les cheveux pour l’obliger à le regarder dans les yeux.
Lâche-moi ! Laisse-moi tranquille ! Je te hais, chien d’anglais, crie-t-elle les dents serrées et se débattant avec fougue des bras et des jambes.

     Fou de rage, le soldat lui envoya une gifle avec une telle force que, s’il ne l’avait pas retenue de l’autre main, elle aurait été projetée contre le mur. Encore étourdie, Ophélia se redressa lentement, un goût de sang sans la bouche. L’homme l’attrapa alors par le bras en enfonçant cruellement ses doigts dans sa chair et la traîna derrière lui, sur le pavé de la rue St-Alphonsus, jusqu’à un endroit plus discret où il la fit basculer.
 

[1] Brian Boru était le plus grand conquérant d’Irlande et le premier homme à unir l’île d’Émeraude en un seul royaume, s’élevant au-dessus des divisions de l’élite irlandaise qui se chamaillait et de leur 150 rois. Il est l’Irlandais le plus célèbre avant l’ère moderne qui, après des débuts assez modestes, est devenu roi d’Irlande.

     Pendant ce temps, sur le quai, sous l’étendard vert, on se rendit compte de l’absence d’Ophélia. Un petit vent de panique s’empara du groupe. Martha affirmait qu’elle l’avait vue se diriger et entrer à la Toison d’Or sans s’en faire outre mesure. Se rappelant  l’aventure de Margie, Gaélen s’y rendit en toute hâte, peu désireux qu’elle se répète.
     À l’intérieur du pub, on l’assura que la « p’tite dame » s’y était bien présentée, et dirigée vers les toilettes, mais que personne ne l’avait vue sortir. Il s’y rendit d’un pas énergique. La pièce était vide, mais la porte voisine, grande ouverte, l’attira. Il l’appela à tue têt :
Ophélia… Ophélia… ?

     Attiré par les cris à l’aide d’Ophélia, Gaélen, courut comme un fauve, prêt à bondir comme un chat sauvage. En même temps lui parvenait des bruits d’étoffe déchirée et les cris étouffés de la pauvre femme. Éperonné par ces cris, envahit d’une fureur froide et impitoyable, il arriva au moment où la jeune femme luttait de toutes ses forces pour échapper aux baisers de l’agresseur étendu sur elle. Sans ralentir sa course, Gaélen donna un violent coup de pied aux hanches de l’homme qui roula sur le côté, le faisant tourner à demi sur lui-même dans un grognement de douleur et de rage.

     Gaélen s’approcha de l’homme qui gisait à ses pieds, plié en deux par la douleur, mais ce dernier dans un sursaut d’énergie, lui lança son pied dans le ventre, se releva en grognant, et l’irlandais le vit soudainement fondre sur lui. Par un saut de côté, il réussit à esquiver l’assaillant, se défendant de ses poings, l’atteignant au visage. L’anglais se défendait bien, on l’aurait cru insensible aux coups qu’il recevait. Les deux antagonistes se martelaient à coups de tête, de genou, se griffant, visant les yeux.

     Tremblante et pleurant de soulagement, Ophélia s’enveloppa tant bien que mal dans sa chemise déchirée et s’adossa contre le mur pour éviter de recevoir quelques-uns des coups que se donnaient les deux hommes engagés dans un combat sans merci. L’anglais avait le visage convulsé de haine et soufflait une haleine empuantie par l’alcool. Nerveux, il tirait sa force de la rage folle de s’être si bêtement laissé surprendre. Il parvint à se redresser, la douleur lui fit pousser un juron. Il pivota, fixa l’irlandais de face, un long couteau brillait dans son poing. Stupéfait, Gaélen recula de quelques pas et planta un regard d’acier sur la longue lame mince qui le menaçait.
Maudit sois-tu, cochon de cul-terreux, vermine ! Je vais te crever !

 

     Les yeux de l’irlandais flamboyèrent sous l’insulte et il pinça ses lèvres devenues pâles. Il avait bien compris cette allusion à sa naissance et il brûlait de renvoyer l’injure à son adversaire. Mais il n’avait pas le choix. Subir ou se défendre. Dans de telles circonstances, c’est le corps qui réfléchit presque spontanément. Il recula de deux pas. La voix de son père résonna à ses oreilles, se rappelant que, lorsqu’il était petit, il lui apprenait à manier un arc : « Du calme et un bon équilibre ».
     Toujours adossée au mur, la jeune femme assistait terrifiée à une lutte inégale. Elle sentait sa nuque se raidir. Elle avait le sentiment d’être à la place de cet homme, de lutter avec lui contre cet abominable soldat.
Oh, mon Dieu, je vous en prie, je vous en supplie, ne le faites pas mourir !

     Elle se signa à plusieurs reprises, dans un élan confus où se mêlaient la peur et la supplication. À quelques pas d’elle, elle aperçut et ramassa un bout de branche d’un bon calibre, d’une soixantaine de centimètres de longueur et le lança a Gaélen qui l’attrapa au vol. Mieux armé il attendit l’assaillant, il était prêt.
     Persuadé que sa formation militaire mettait son adversaire à sa merci, il fonça droit sur l’Irlandais sans se méfier, la pointe du couteau bien en vue. Mal lui en prit, il reçut un violent coup dans le ventre de la pointe du bâton, bien plus long que la lame. Sur le coup, sa gueule s’ouvrit, de stupeur, de douleur… qu’importait ! Il oscilla, penché vers la gauche, tentant de reprendre son souffle. Saisissant ces secondes de répit, l’Irlandais lui fracassa le crâne d’un coup de son gourdin. Entraîné par le feu de l’action et sa rage, il arracha le couteau des mains du soldat et lui enfonça la lame en plein cœur. Un hoquet de mort. L’Anglais n’était plus !
     Gaélen avait l’impression de se remettre à respirer après plusieurs minutes de plongée en apnée. Mais l’horreur de la réalité se fit jour : il venait d’accomplir un meurtre ! En état de légitime défense certes, mais d’un meurtre quand même ! Cet homme à ses pieds était bel et bien mort; mais il se ressaisit :
Je suis désolé, c’était lui ou moi… et dans les circonstances, je préfère que ce soit lui !

 

     Ophélia, tremblante et en pleur mais dès lors délivrée et rassurée, se jeta en toute confiance dans les bras de son sauveur encore haletant.
C’n’est pas tout, mademoiselle, maintenant il va falloir se débarrasser du corps sinon nous allons avoir tous les chiens d’habits rouge sur le dos. Dans ce cas, procès  sentence et potence ne seront que courtes formalités.

     Ce qui venait de se passer défiait le bon sens. Il regarda autour de lui. Tout paraissait calme. Aucun témoin. L’endroit n’abritait qu’une entreprise de transport fermée à cette heure et un hangar abandonné. À deux pas de là, de l’autre côté de la rue, il traîna le cadavre par les pieds le long du mur d’un bâtiment où il se rappelait avoir vu un soupirail percé à quelques pouces du sol qui devait donner dans une cave puisqu’une poussière de charbon trahissait son utilité.
C’est l’été, souhaitons que personne n’ait besoin de charbon avant un bon bout de temps. L’endroit me parait idéal. Il n’y a pas de temps à perdre, agissons sur le champ ! Faites le guet, avertissez-moi dès que vous voyez quelqu’un.

    Aidé de son bâton, Gaélen força le vantail qui céda et s’abattit à l’intérieur laissant, à première vue, suffisamment d’espace libre pour y faire passer le corps. Il y plaça les jambes d’abord. Lentement, poussé par l’Irlandais, le corps glissa jusqu’au moment où le ceinturon coinça le ventre. Il n’eut d’autre choix que de le défaire et retirer la tunique rouge. Une dernière poussée, plus musclée, fit tomber le corps sur le tas de charbon. Avant de lancer tunique et ceinturon à l’intérieur, Gaélen fouilla dans les goussets du soldat et en sortit poignée de pièces de monnaies : des shillings, des pennies et quatre livres sterling en billet. Une petite fortune pour qui n’avait jamais vu autant d’argent à la fois. Il les enfouit au fond de sa poche, sans l’ombre d’une hésitation, d’une mauvaise conscience, d’un remords. Le monde est une jungle. Il est un chat sauvage.
Ça peut servir, sait-on jamais ! Et bon débarra ! Puis, prenant le bras d’Ophélia : Vite, éloignons-nous de ce sinistre endroit. Retournons sur le quai.
Ils contournèrent une masse compacte de tonneaux, dépassèrent une charrette très lente et arrivèrent juste à temps au quai d’embarquement essoufflés d’avoir tant couru et d’éviter, du mieux qu’ils le pouvaient, de bousculer des gens dans leur hâte. Le tumulte, la bousculade et le chaos se révélèrent encore plus exaltants que la course folle pour y parvenir.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

L’embarquement

Date de dernière mise à jour : 23/12/2024

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