Réunion du conseil

 
 
 

     Charles Donnelly était un homme d’âge mur, lourdement bâti, aux cheveux blancs. Malgré son allure de colosse, le dos droit, les épaules carrées, il était humain et raisonné. Il avait l’appui et le respect de tous les habitants du hameau qui le considérait comme leur maire. On venait le consulter sur des tas de sujets. Ses conseils étaient très sages.
- Charles, trois de ces chiens d’habits rouges sont venu cet après-midi me signifier mon expulsion. Ces bandits font exactement ce qu’ils veulent, dit-il un peu sèchement. Il devient vital de le savoir et de s’en méfier maintenant. Bien que je sache qu’il me faudra obtempérer, je tenais à t’en parler.
- Dieu du ciel ! ne peuvent-ils pas nous laisser en paix sur nos terres ? Tu me vois profondément désolé, Erin. Tu le sais, nous le savons tous, te voilà le onzième dans le canton à être évincé ces deux derniers mois; paraitrait qu’il y a des milliers des nôtres qui ont été expulsés de leur terre dans toute l’Irlande. Un jour, bientôt, qui sait, ce sera mon tour ou celui d’un autre. Nos journées s'étendent dans une ombre glacée, où ne luit nul espoir. Expulsions, brutalités, soumissions, silence. Les landlords font peu de cas de notre dignité. Ils procèdent à ce qu’ils appellent le « remembrement » de leurs terres. Ils mettent tout en pâturage et envoient le bétail engraissé au marché. C’est pour ça qu’ils augmentent tous les loyers, de manière à ce que personne ne puisse payer. Rappelle-toi le sort de ce pauvre Jim Daly du hameau de Finlea, il a voulu empêcher les soldats de l’expulser, ils l’ont emprisonné, détruit et brûlé sa maison.
- Quel cruel destin pour ce pauvre Jim, son lopin de terre, sa maison, sa famille, le faisaient sentir un homme digne de ce nom, ajouta Erin. Pour quiconque a une goutte de sang irlandais dans ses veines, la terre sur laquelle il vit est comme une mère. C’est la seule chose qui dure, la seule qui mérite qu’on travaille, qu’on se bat pour elle…
- Paddy[1], dit Charles s’adressant à un jeune homme: réunion du conseil !

   Le garçon sortit en courant du cottage, chassant les poules qui se dispersèrent battant follement des ailes en criant leur désarroi et leur mécontentement.

 


[1]  Paddy : Diminutif familier de Patrick en Irlande.

     Il ne fallut guère plus de vingt minutes pour voir arriver ensemble Gérald O’Hara et Geoffroy Malone, le frère de Martha.
- Dieu vous bénisse ! Clamèrent les voix de Geoff et de Gérald.
- Venez vous asseoir près du feu ! répondit Charles.

   Mis au courant des faits, Geoff  Malone, un petit homme mince, fin quarantaine, frissonna, ressentit une profonde tristesse démoralisante. Une lueur d’affolement traversa ses pupilles. Il semblait beaucoup plus vieux à cause d’un début de calvitie qui haussait de façon significative son front et de son visage parcheminé par de longues expositions au soleil et aux intempéries. Il fronça les sourcils et les rides de son front projetèrent une ombre sur ses yeux bruns.
- Par tous les diables de l’enfer, ces chiens d’habits rouges sont déterminés à nous affamer pour de bon. On nous destine aux coups et aux mauvais traitements, au mépris de tout le monde, à la pitié de personne. Erin, connaissant ton tempérament, tu le sais, ces chiens sont sans pitié, ne sois pas téméraire. Martha et toi serez les bienvenus chez moi. Nous serons heureux de vous accueillir tout le temps qu’il faudra.

 

Gérald O’Hara se leva, le visage empourpré de colère :
- Étrangers sur nos propres terres, voilà ce que nous sommes. Nous travaillons entièrement pour d’autres et dans notre sol à nous ! Nous travaillons, mais ce sont les landlords qui emportent le résultat du travail. Le bruit courre qu’un grand nombre de bateaux partent des ports de Galway et de Limerick emportant des centaines, voire des milliers des nôtres vers les Amériques. Les gens n’en peuvent plus de souffrir de la faim et des mauvais traitements que nous infligent l’Angleterre. Partout on compte les morts par centaines. J’envisage un avenir sombre : ou l’Irlande se laisse agoniser à petit feu, ou on se révolte les armes à la main. Quand la faim fait sortir le loup du bois, on peut pas empêcher ses petits de le suivre !
- Les armes, les armes ! Allons-nous combattre ces chiens d’anglais avec nos fourches et nos faux… ? Nous ne sommes que de pauvres paysans qui savons très bien manœuvrer la houe mais qui ne connaissons rien à la guerre, réplica Charles. Je reconnais, toutefois, qu’on ne peut pas rester comme ça, les bras croisés à attendre passivement un avenir meilleur de la part des Britanniques. Une révolte armée fera d’autres victimes, comme Sean Mitchell… Mais mourir de faim n’est guère mieux !
- C’est ça, être vaincus, laissa échapper Erin, amer. Je connais peu de chose au maniement des armes, c’est vrai, mais les journaux rapportent chaque jour les ripostes armées, parfois cinglantes que les Fenians[1] infligent aux anglais. Soyez assuré que si ça se présente, je me joindrai à eux, je ne resterai certainement pas passif.

   Il était disposé à opposer au destin la force brute et têtue du roc sur lequel demeurait campé une race à qui personne n’avait fait de cadeau, mais qui luttait pour vivre avec acharnement   

[1]  Les fenians étaient membres d’un mouvement du milieu du 19e siècle visant à assurer l’indépendance de l’Irlande vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Disciplinés et dangereux, financés depuis l’Amérique, les fenians ne tardèrent pas à être connus dans toute l’Irlande. Héroïques aux yeux des paysans, véritables bêtes noires des propriétaires anglais, ils n’étaient pour l’armée anglaise que des révolutionnaires tout juste bons à pendre.

     Il se fit une pause, un silence glacial s’abattit dans la pièce. Geoff avait l’air dégouté d’un homme qui vient d’avaler accidentellement une bouchée d’un plat gâté. Puis il reprit :
- Ils ont des inspecteurs à ce qu’ils appellent « l’unité de sécurité » de la brigade criminelle de Dublin. Elle a pour  mission de surveiller les leaders Fenians et autres agitateurs éventuels. Ils sont partout dans le pays. Ne vaudrait-il pas mieux se conformer volontiers au proverbe latin : Quieta non movere, « Ne réveillez pas le chat qui dort ». Erin, je réitère mon offre, fit Geoff insistant. Viens t’installer chez moi, ne fais rien qui pourrait t’attirer des ennuis.
- Je vais retourner chez moi avant que Martha ne s’inquiète. N’ayez crainte, je sais bien que je n’ai d’autre choix que de plier bagage, bien malgré moi, ce que je ferai dès la levée du jour. Toutes ces émotions m’ont bouleversées, je voudrais que Paddy m’accompagne, je l’enverrai à Killaloe avec Dunky attelé chercher Gaélen et Margie : je dois les mettre au courant.

     En approchant de sa maison, Erin avait cru voir une ombre se faufiler discrètement au travers les troncs d’un boqueteau voisin et s’évanouir dans le noir, tel un loup en maraude. Il se demandait s’il ne s’agissait pas de quelque malandrin en quête d’un mauvais coup Mais ne s’en soucia pas outre mesure.
     On attela donc Dunky et Paddy fila vers le village.

 

Jim Daly

     Jim Daly était cousin issu de germain avec Martha, tous deux nés à Finlea. Voici, tel que raconté par son voisin, témoin de la scène, le triste sort qu’il a vécu, lui et sa jeune famille.
    Debout dans l’encadrement de la porte grande ouverte, un officier Britannique en uniforme noir à brandebourgs doré, brandissait un parchemin roulé au bout de ses bras. À gauche de l’entrée, à une dizaine de mètres de la maison, un autre soldat en uniforme rouge se tenait sur un cheval bai nerveux et à sa droite se trouvait une femme éplorée dont la chevelure rousse lui pendait sur les joues et les épaules, sous son châle noir qui avait glissé. Elle tenait un bébé dans ses bras. Une petite fille sanglotait dans le tablier de la mère. La femme et l’enfant étaient nu-pieds.
    Un groupe de soldats occupaient le milieu de la route, près d’un énorme trépied fait de troncs d’arbres. Un quatrième tronc oscillait, suspendu à des cordes fixées au sommet du trépied. Le spectacle qui s’en suivit la figea sur place, et elle poussa un cri d’horreur. Le tronc suspendu alla s’abattre sur les murs du cottage, et un pan de façade s’effondra, tandis que les vitres se brisaient, projetant partout des morceaux de verre. Des montants de fenêtre tombaient dans la poussière soulevée par la chute des pierres chaulées. Le bruit était atroce – un grincement… un craquement…– le hurlement d’une créature vivante.
     Le silence se fit, puis un autre bruit – un crépitement, qui se mua vite en grondement – s’éleva accompagné d’une acre odeur de fumée. C’est alors que le voisin vit les torches que brandissaient trois soldats, et les flammes qui dévoraient le chaume du toit. La fumée chargée d’étincelles tourbillonnait vers le ciel.

 

     Comme bien d’autres, Jim n’avait pas l’argent pour payer son loyer. Le plus terrible, c’est qu’il a essayé d’empêcher la milice d’agir, quand ils sont venus la première fois. Il a frappé un soldat, il a été arrêté et mis en prison, laissant la femme toute seule avec les petits, et morte d’inquiétude à son sujet.
    Pauvre femme. Elle a été accueillie par sa sœur qui demeurait tout près, mais rien dans sa propre vie mouvementée n’avait atteint une telle horreur. Elle n’avait jamais connu de douleur comparable à celle qu’elle à ressenti et qu’elle devait encore ressentir cent fois par jour en voyant les ruines de sa maison. Il ne restait que des vestiges chaotiques de fragments de murs, de cheminée et de pierres brûlées et enfumées témoignant de l’abomination perpétrée par les « diables rouges ».
    Pour cette pauvre femme, frappée d’horreur et de stupeur, il était encore trop tôt pour qu’elle puisse se pénétrer de la réalité de la scène qui se déroulait sous ses yeux. Trop tôt pour qu’elle puisse mesurer l’étendue des dégâts et en faire le compte en termes de couettes, d’oreillers, de tables, de chaises, de vêtements, d’été comme d’hiver, disparus dans les flammes. Cela viendrait plus tard, l’important était qu’elle et ses enfants fussent en vie.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

Le meurtre

Date de dernière mise à jour : 23/12/2024

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