Le projet

 

     Gérald O’Hara lui raconta ce qu’il savait sur l’Amérique. Pas ou peu de chose, en fait. Il ne faisait que répéter ce que son cousin de Limerick, qui n’y avait jamais mis les pieds non plus, lui avait décrit. Ce cousin, Gregory Murphy, médecin à Limerick, tenait ses informations de ses patients qui lui lisaient des lettres de parents ou d’amis qui avaient fuis l’Irlande pour le « Nouveau-Monde » et qui en faisaient l’éloge.
- Tu es jeune, en bonne santé, ce serait peut-être l’occasion rêvée de vivre une vie meilleure. Au train où vont les choses, l’avenir de notre peuple n’est vraiment pas réjouissant : notre économie est en ruine et l’épidémie tue les gens par milliers. L’Histoire le dira : on assiste à un génocide systémique orchestré ouvertement par les Britanniques. Pense sérieusement à ma proposition, et si tu crois qu’elle a du sens, va voir mon cousin à Limerick et discutes-en avec lui, il t’aidera.
- Vous n’y pensez pas, Monsieur O’Hara… Jamais, au grand jamais je n’abandonnerai maman ni Margie. Plus que jamais elles ont besoin de moi !
- Qui te dit de les abandonner ? Ce qui est bon pour toi l’est aussi pour elles. Tu les emmènes avec toi, un point c’est tout !
- Pour Margie, ce serait probablement gagné, mais maman… elle est tellement enracinée dans ce coin de pays qu’elle ne voudra jamais le quitter.
- Commençons par le commencement : parles en d’abords avec elles, et si tu sens une réticence de la part de ta mère, parles m’en, je tâcherai de la convaincre, même si je dois faire intervenir le curé.

 

     Il avait plu toute la nuit. Lorsque Gaélen se leva, un soleil oblique illuminait les fenêtres baignées de pluie, métamorphosant les gouttes en miettes d’arc-en-ciel. Il y a quelque chose de surnaturel, en ce pays, à voir la pluie et le soleil se succéder ainsi sans arrêt d’une minute à l’autre.
     Toute la maisonnée était debout, sauf Martha, qui, après une nuit agitée, avait enfin sombrée dans un sommeil plus réparateur. Katie et Margie avaient réchauffé ce qui restait de la soupe aux champignons qui fut servie en guise de petit déjeuner.
     À leur sortie de la maison, avant de retourner à Killaloe pour leur travail, un son étrange leur fit lever la tête en passant devant l’étable de l’oncle Geoffroy, – Un braiement – Dunky…?
     Gaélen se dirigea vers la porte à pas de loup suivit de Margie.
- Dunky !

     Debout dans la stalle où on l’avait installé, juste à côté de l’immense hongre qui ruminait son foin, l’âne hocha la tête, brait à nouveau, comme pour dire « viens me voir ». Le jeune homme s’avança vers lui et lui entoura le cou de ses bras. Comme à un ami intime, il lui exprima sa détresse infinie : on l’avait amputé de son passé. De son avenir. De lui-même. L’animal l’écoutait attentivement, massé près de lui et mordillait l’herbe sèche. Il sentait sur son visage le regard de ses prunelles vagues. Il respirait sa chaleur, son parfum. L’âne semblait le comprendre. Il le regardait de ses grands yeux bons et tristes.
- J’ai bien cru un instant qu’une Pooka[1] avait pris l’apparence de Dunky, avoua Margie que les histoires de fées et de lutins obnubilaient depuis sa plus tendre enfance.

[1] Le Puca ou Pooka (Irlandais pour lutin) est une créature du folklore Celtique, en particulier en Irlande, dans l'Ouest de l'Écosse et au Pays de Galles. Il fait partie de la myriade de fées du folklore et comme beaucoup de fées du folklore, il est à la fois respecté et craint par ceux qui y croient.

Besoin de vivre

     On attela Dunky à son tombereau et prit le chemin de Killaloe. Chemin faisant, Gaélen lui raconta l’entretient d’hier soir avec Gérald O’Hara : sa suggestion de quitter le pays et d’aller s’établir au Nouveau-Monde.
- À première vue, sa proposition me plait. Sûr que c’est s’aventurer vers l’inconnu, mais aussi, sans doute, vers un avenir meilleur. Regardons les choses en face, l’avenir en Irlande m’apparait plutôt très sombre. Il y a trop d’incertitudes, trop de douleurs, trop de morts. Qu’en penses-tu ? Ne crois-tu pas que maman, toi et moi avons besoin de vie, de gaieté, de stabilité ?
- Il n’y a pas si longtemps, deux employés de la ferme Donohue ont quitté l’Irlande avec leur famille pour les Amériques. C’est Robert Donohue lui-même qui a payé leurs frais de voyage. On nous a lu la lettre que l’un d’eux a écrite, il y était très heureux. Gaélen, si tu peux convaincre maman, je suis partante !
- Je suis confiant, petite sœur. À bien y penser, qu’est-ce qui retient le plus maman ici, maintenant que papa n’est plus, sinon nous deux… ? Dès ce matin j’en parle avec Amos Hall, fais de même avec ton patron… commençons à placer nos pions.

 

     Les comportements hostiles des soldats Britanniques envers la population étaient connus dans toutes les contrées de l’Irlande et faisaient constamment l’objet de commentaires haineux sur tout ce qui représente l’Angleterre. C’est ainsi que Margaret à appris, des conversations de Robert Donohue et des employés de la ferme, que les violences contre les propriétaires terriens se multipliaient dans toute l’Irlande. Les champs étaient incendiés, les vaches abattues; le représentant d’un grand domaine près de Galway avait été victime d’une embuscade et taillé en pièce. On parlait avec angoisse, à voix basse, de la réapparition des Whiteboys[1], une bande de maraudeurs qui avaient terrifié les landlords, il y avait quelques années de cela.
    Ce climat d’incertitude, de violences, de meurtres gratuits, dont elle entendait parler et vivait tous les jours, l’avait amenée à accepter et désirer fuir ce pays qui devenait chaque un peu plus invivable. Le jour même, elle parla de son projet de migrer en Amérique. Robert Donohue la prise par les épaules et la fit asseoir. Poussant un soupir de lassitude, Robert se laissa choir sur une chaise. Il s’accorda quelques secondes de répits, les mains croisées sur ses genoux, avant de parler.
Comment te dire… ? Mon cerveau s’embrouille… je ne m’attendais pas à une telle surprise. Tu es une jeune femme efficace, intelligente et vaillante. Depuis près de deux ans, maintenant, que tu travailles à la ferme, tu es devenue indispensable. Comment vais-je pouvoir te remplacer ? D’un autre côté, la conjoncture actuelle en ce pays n’est guère reluisante. Tu es jeune, pleine d’espoirs et d’ambitions, tu mérites toute ma considération et mon appui; et à cet effet, je t’offre, en guise de reconnaissance, de payer ce voyage vers un avenir meilleur.
     Saisie d’émotions, elle le regarda avec de grands yeux étonnés. Pendant un court instant elle demeura silencieuse, estomaquée. Puis, le visage se fit lumineux, les yeux étincelants de larmes, un immense sourire fleurit sur ses lèvres. Transportée par sa joie, elle lui sauta au cou et le serra si fort qu’il en eut le souffle coupé. Elle ne cessait de lui exprimer sa vive gratitude.

[1]  Whiteboys : Les Whiteboys, une organisation agraire irlandaise secrète dans l’Irlande du 18ème siècle, ont pris des mesures d’autodéfense pour défendre les droits fonciers des locataires à l’agriculture de subsistance.  Voir : ireland-whiteboys

L’entretient

     À son arrivée à la forge, Gaélen fut surpris de trouver Amos, qui l’attendait dans la grande cour, et plus encore de découvrir en quelle compagnie. Une demi-douzaine de chevaux piaffait attachés devant l’abreuvoir.
- Voici Matt Ryan, Gaélen.

     Matt était un homme massif, aussi massif que Charles O’Hara – Amos Hall excepté – et il arborait l’uniforme vert de la Police Royale Irlandaise. Comment diable Amos avait-il pu se lier avec un tel individu ? s’étonna-t-il. Les hommes de la police paramilitaire étaient encore plus méprisés que ceux de la milice anglaise, car s’étaient leurs propres frères qu’ils opprimaient, arrêtaient et punissaient sous les ordres des Anglais.
     Dans ce pays on apprend jeune à détester les soldats. Ils rendaient bien quelques services, à l’occasion, mais les mauvais traitements et les sanctions dont ils faisaient preuve quotidiennement, les rendaient méprisables aux yeux de la population. On les fuyait comme de la peste.
- Nous allons avoir du travail, mon garçon, Matt nous a amené six chevaux à ferrer à neuf, il les lui faut pour demain matin.

      Après ce qui venait d’arriver à son père, Gaélen demeurait craintif à la vue de ces miliciens dont on n’espérait rien de bon. Ne dit-on pas qu’un chat échaudé craint l’eau froide ? À tout le moins ils payaient bien et Amos en profitait pour compenser certains travaux fait gratuitement à un paysan démuni. Dans cette période pénible, où tous ont peine à survivre, la solidarité était de mise. Personne ne savait ce que lui réservait demain, on ne pouvait l’imaginer et n’en avait cure. Demain…! Autant dire l’éternité…

 

     Au souper, (comme les Québécois, en Irlande les Irlandais soupent le soir, tandis que les Anglais dînent), Gaélen fit part de son projet de s’exiler aux Amériques. Pendant un court instant, sous le choc de l’annonce, Amos demeura silencieux, figé, plongé dans des pensées lointaines. Ce qu’il ressentait le dépassait et il cherchait à taire le sentiment qui l’envahissait. Le jeune homme enchaîna :
- Je veux refaire ma vie sous des cieux plus prometteur, dit-il. Je veux de la gaieté. Ici il y a trop de douleur, trop de morts… J’ai besoin de vie pour moi, pour ma mère et ma sœur.

     Amos était très troublé, il se tordait nerveusement les mains en évitant de regarder le jeune homme en face. La perte de ce bon employé, qu’il considère comme son fils puisqu’ils vivaient ensemble, dans la même maison, travaillant ensemble jours après jours, il avait l’impression de perdre une partie de lui-même. Mais doué d’un heureux naturel, il s’est sentit profondément sensible aux désirs de Gaélen et lentement, son cerveau en vint à accepter le verdict.
- Je comprends ta décision. Mon cœur t’approuve, mais pas ma tête. Tu es un employé modèle, comment vais-je trouver des bras aussi habiles qui vont te remplacer ? L’Amérique à ce que j’en ai entendu dire est une terre d’espoir et d’avenir alors qu’ici… Je ne peux que t’encourager dans cette voie. Tu iras loin dans la vie, je sens que tu y feras ta marque. Va, et que Dieu vous accompagne tous les trois.

    Comme Margie, l’entretient qu’il eut avec Amos Hall s’était déroulé de manière semblable à celui de sa sœur : il défrayait les dépenses de son voyage et de Martha. Ce voyage n’était encore qu’à l’état embryonnaire; demain il irait avec sa sœur rencontrer le docteur Murphy, cousin de Gérald O’Hara à Limerick, qui pouvait les aider à planifier cet exode. Martha n’était pas encore au courant. Pour l’heure, Gaélen voulait, comme il l’avait mentionné, « placer ses pions ».

 

En route

     De très bonne heure le lendemain matin, Gaélen se rendit à la ferme Donohue. L’aube enveloppait encore le petit village d’une légère brume bleutée qui estompait le paysage. Un plâtre gris, tout humide, murait le ciel d’un bord à l’autre. Une volée de pluie crépita dans les herbes sèches qui lui fit accélérer le pas.
     La veille de son départ pour Limerick, Robert Donohue l’avait chargé « tant qu’à aller en ville » de quelques commissions, qui s’ajoutaient à celles d’Amos. À cet effet, il lui avait confié son cheval Toby, sa plus fine jument qui trottait à belle allure et qui avait les oreilles dans le crin dès que quelqu’un ou quelque chose tentait de la doubler. « Dix-sept kilomètres, elle te les fera en un peu plus d’une heure ! » l’avait-il assuré.
     À l’écurie, il interrompit les longs mâchonnements pensifs de Toby et l’attela au petit charriot aux roues peintes en rouge. Margaret était prête, fébrile à la pensée d’aller « en ville », elle qui n’était jamais sorti du canton de Killaloe.
J’espère que tu n’as pas peur de voyager sur un banc de bois, Margie ? Amos Hall et Robert Donohue m’ont chargé de quelques commissions, tant que j’allais en ville.
Ça m’est tout à fait égal, dit-elle sincèrement. Allez, en route !

 

     Bientôt on longea la Shannon et Margie s’étonna qu’une rivière put être aussi grande, elle qui ne connaissait que les ruisseaux de Gortmagee. Le petit charriot, dont les hautes roues s’enfonçaient parfois dans les profondes ornières de boue, les secouait de côté et d’autre. Margaret faillit tomber de la banquette. Son coude heurta les accoudoirs, une douleur aiguë lui parcouru tout le bras. Une douleur physique, elle pouvait y faire face. C’était l’autre douleur, la douleur ajournée, niée, rejetée dans l’ombre qu’elle ne pouvait supporter. Pas encore, pas maintenant, elle était trop aigrie pour accepter ce deuil.
     Elle demeura aussi silencieuse que son frère tout au long de la route de Limerick. Elle buvait le calme de la campagne, cela la réconfortait. L’air était lavé, après l’averse nocturne et le soleil lui chauffait les épaules, elle se détendit. Ici et là, une ferme cossue, une maison enveloppée dans les lilas odorants et des tapis de muguet à profusion. Nulle part ailleurs le paysage n’était empreint de cette douceur. Et pourtant, derrière cette apparente sérénité, couvaient le drame, la pauvreté, la mort.
     Une heure plus tard, elle regarda avec stupeur les faubourgs et les murailles de Limerick. Tant de maisons… Et si grandes…

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre

Docteur Murphy

Date de dernière mise à jour : 21/08/2024

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