L'enterrement

 
 
 

     Tué par ces chiens d'anglais... Une nouvelle comme celle-là, voyage à la vitesse de la lumière. De tout temps dans ces petits cantons, tout le monde connait tout le monde et les affaires de chacun, mais en plus petit, en plus intime, en plus confortable somme toute. Lorsque les gens du village et des environs ont appris le triste destin d'Erin, un élan de sympathie et de solidarité a gagné les cœurs.
 
   La jeune comme la vieille génération du canton de Killaloe était présente : les Mitchell, bien sûr, les Malone, les O'Hara, les Daly, les Hall et tant d'autres. On aurait dit que la moitié du comté de Claire était là. La foule avait envahi l'église, et à présent elle s'étendait en un cercle sombre et irrégulier autour de la fosse, creusée dans cette terre d'Irlande, pour accueillir le corps d'Erin sous la pluie grise.

     Une haute aiguille de granit, flèche de pierre grise striée de pluie, rappelait sombrement un monde révolu à jamais. Ce monument surmontait le caveau familial et se dressait à la mémoire de tant de vies disparues : des ancêtres dont la plus vieille date encore lisible indiquait 1535. Trois cents ans de générations gisaient là, sous cette pierre. Gaélen se tenait seul, à quelques pas de ceux qui étaient venus comme lui, sous la pluie, enterrer son père. Hommes et femmes, vêtus de noir, avaient ouvert des parapluies noirs au-dessus de leurs têtes et s'appuyaient les uns aux autres; les femmes en pleur partageant l'abri comme la peine.

 

    Gaélen ne partageait pas son parapluie, ni sa peine avec quiconque. Le vent rabattait, en rafales cinglantes sous le parapluie, une eau glacée qui ruisselait ensuite le long de son cou, mais n'en avait cure. Engourdit par la perte qu'il venait de subir, les yeux fixes, il semblait ne rien voir. Il se tenait droit, comme pour un salut, immobile, insensible, semblait ne rien comprendre.
    Le glas sonna au clocher, régulier, comme il le fallait : un coup toutes les quinze secondes. Margaret avait beau essayer de réconforter sa mère  d’une main affectueuse, elle devait à chaque fois presser un large mouchoir contre ses yeux, et étouffer ses propres sanglots. Elle s'avança tout près de la fosse. Elle prie. Ses lèvres remuent à peine. Elle enchaîne toutes les prières qu’elle connait. Elle en invente d’autres. Des mots sans suite où reviennent le nom de Jésus, de Marie et de tous les saints. Le nom de ses morts les plus chers, aussi. Puis, tout-à-coup, elle trouva les mots qu'elle voulait en guise de prière :
Seigneur Jésus-Christ, Seigneur Dieu et votre Saint-Esprit, vous avez laissé tuer votre serviteur sans défense par des brigands. C'est le diable qui a triomphé hier. Nous vous supplions de le venger au nom de la foi que nous vous apportons. C'était un brave humain, il n'avait pas mérité ce sort. Amen !

    Tous écoutèrent bouche bée, plusieurs l'ont approuvé en joignant leur « amen ». Elle est bien consciente que ce n’est pas là la pratique religieuse comme l’entend l’Église, mais c’est le mieux qu’elle puisse offrir. Elle n’arrive pas à croire en un Dieu qui laisse les méchants faire du mal en toute impunité contre ses ouailles les plus vulnérables. L'abbé Godefroy la prit par les épaules et l'attira contre lui, il respectait sa douleur. Il était prêtre et pardonnait la faiblesse humaine. Tant que les humains n'étaient pas anglais.
Calme-toi, supplia-t-il, calme-toi, nous sommes là avec toi, tu pourras toujours compter sur nous. La douleur n’est pas toujours bonne conseillère. Laisses à tes sentiments le temps de s’apaiser. Rappelle-toi que la vengeance est une maîtresse exigeante et cruelle, vaut mieux s'en remettre à Dieu, aies confiance.

 

     « Nous… Nous… Lui et qui ? Lui et Dieu ? Où était-il, ce Dieu tant respecté qui n’a pas daigné empêcher ce tueur fou d’assassiner son si fidèle allier ? Il n’a pas été très gentil son bon Dieu qui vient de nous faucher notre père sans même lui laisser le temps de dire au revoir ! Et puis, il n’avait pas l’âge de partir… Cinquante-deux ans… Nous allions fêter son anniversaire dans trois semaines. Cinquante-deux ans… si tôt, beaucoup trop tôt ».
Maintenant il est en paix ! avait dit une voix près d’elle.
Parce qu’il ne l’était pas avant ? avait-elle répondu.

     Le prêtre traça un signe de la croix au-dessus de la tête de Margaret, la toucha et posa ses mains sur l'épaule de Martha debout à sa droite.
Le Seigneur vous a envoyez un lourd fardeau et vous l'avez porté. Ça ne sert à rien de se demander pourquoi 1L vous l'a envoyé ni ce qu'il vous a fallu faire pour le porter.

     Puis, il lut à haute voix le livre des morts :
    « ...tu n'es que cendres et poussière et tu retourneras à la poussière... »
    La voix du prêtre pénétra l'engouement de Gaélen qui détourna la tête en un sursaut, niant le trou béant et le cercueil de pin qu'on y faisait descendre. Le curé n'arrêtait pas de parler. Bien sûr, lui et Erin, le défunt, étaient de bons amis qui se connaissaient depuis leur enfance. D’une voix pleine d’émotion, il fit l’éloge de son ami, vanta sa générosité, son amour de la vie. 1l n'avait que de bons mots pour lui : « ... un homme exceptionnel, un grand ami, animé d'une grande foi. »

 

Deuil difficile

     Non, son père n'était pas un homme comme les autres. C'était son idole, dévoué à sa famille, dévoué à ses concitoyens, un homme qui avait soif de vivre et de justice. Pourquoi l'avoir si sauvagement assassiné alors qu'il ne représentait aucune menace pour qui que ce soit ? Les « diables-rouges », comme il se plaisait à nommer les soldats britanniques, s'étaient présentés chez lui, hier, pour lui signifier la décision de son « landlord » de l'expulser de son lopin de terre : « pour non-paiement du fermage dû au landlord ». 1l s'était défendu tant bien que mal, malgré l'état de faiblesse que lui avait causé la famine qui sévissait partout au pays.
    Celui qui se trouvait là, dans ce cercueil, n’avait qu’une faiblesse. Il faisait confiance. Il ne se croyait pas d’ennemis. Sans doute ignorait-il que la Bible, comme la vie, est pleine d’histoires de confiances trahies.
     La cérémonie tirait à sa fin. L'horrible bruit creux de la terre frappant le bois le ramena à la réalité et lui fit serrer les poings, Geoff Malone s'était approché et lui secoua doucement les épaules, lui témoignant ainsi sa solidarité, sa sympathie et sa douleur. On les dirait tous les deux fait du même bois et leur attitude froide et compassée faisait contraste avec la figure défaite de Martha.
Non seulement les anglais nous affament, mais ils nous assassinent, fit Gaélen, Jamais je n'oublierai.

- Mourir bêtement sous les balles anglaises ! Dit Geoff haussant un peu plus le ton. Assassiné dans son pays… par des ivrognes. Mais combien d'horreurs et d'humiliations faudra-t-il supporter ? Et en passant, dès que tu auras un peu de temps, ce soir, peut-être, nous irons chez Gérald O'Hara, il aurait quelque chose d'important à te dire. Je me souviens qu'il parlait d'Amérique . . .

 

     La cérémonie terminée, ils regagnèrent la carriole. Toujours prévenant comme à son habitude, Geoff aida les dames à monter à bord. Martha s'assit entre Katie et Margie et se couvrit les genoux d'un plaid de laine. Elle se sentait transie jusqu'aux os. Katie l'entoura de sas bras, elle partageait sa peine et l'aiderait à la supporter. Arrivé à la maison des Malone, Katie ordonna :
Débarrasse-toi de tes vêtements trempés, nous avons transporté tous tes vêtements dans l'armoire de ta chambre, et viens t'installer près du feu, il ne faudrait pas, qu'en plus, tu prennes froid.

    Elle regarda son armoire ouverte : laine noire, soie noire, coton noir, serge noire, velours noir. Elle serait en deuil le reste de ses jours : celui de sa mère, de son père, l'ancien marin, peu de temps après le décès de son épouse. « ...il a eu tellement de chagrin, pauvre papa, qu'il l'a suivie dans la tombe un mois après ». On avait retrouvé son corps noyé, accroché par ses vêtements à un des piliers du pont enjambant la Shannon. Accident ou suicide ? Le doute subsiste. Puis, plus récemment, son fils Sean et maintenant son mari. Mais il lui reste deux enfants qu'elle adore et qui font sa fierté. Elle ne les abandonnera pas.

 

     Le temps et l’espace se mêlaient et son esprit dérivait entre les ombres. Pendant un court moment, tout s'embrouillait dans sa tête, elle se sentait fatiguée. Elle frissonna soudain effrayée par ce sentiment de faiblesse. Se rappelant que tout récemment encore, elle avait dû écumer la campagne en quête de nourriture, alors que ses jambes et ses bras lui semblaient des poids morts que devait traîner son corps, elle n'avait pas renoncé. Quand elle avait dû récolter les pommes de terre jusqu'à ce que ses mains soient en sang. Quand elle a dû s'atteler à la charrue comme une mule, trouver la force de continuer en dépit de tout, elle n'avait pas renoncé sous prétexte qu'elle était fatiguée. Elle ne renoncerait pas maintenant. Renoncer n'était pas dans sa nature. Elle avait besoin de toute sa force et de toute sa détermination pour survivre et protéger sa famille.

 

LE PRIX DE LA LIBERTÉ
(1e partie) :

1- Avant-propos
2- Erin Mitchell Junior
3- La révolte
4- Killaloe
5- Martha Malone
6- Gaélen Mitchell
7- La kermesse.
8- Les champignons
9- L’expulsion
10- Réunion du conseil
11- Jim Daly
12- Le meurtre
13- Déchirement
14- Toilette mortuaire.
15- La sacristie
16- Katie Malone
17- La mendiante
18- L'enterrement
19- Deuil difficile
20- Tu t'en remettras
21- Le projet
22- Besoin de vivre
23- L’entretient
24- En route
25- Docteur Murphy
26- L’épidémie
27- La Toison d’Or
28- Brandon Kennedy
29- Limerick
30- Le gentleman
31- Thomas Flynn
32- Retour à Killaloe
33- Ophélia Flynn
34- Le viol
35- L’embarquement
36- Entends le vent souffler
(2e partie)

Flech cyrarr

A suivre :

Tu t'en remettras

Date de dernière mise à jour : 23/12/2024

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
4 votes. Moyenne 4.8 sur 5.

Ajouter un commentaire