La Cacate

Le Couârail (15)

 
 
 

Notre maman filait à une telle vitesse qu’on aurait crû qu’elle avait le feu aux fesses. Nous croisâmes quelques personnes… Les salua-t-elle ? Peut-être, peut-être pas…
- Hé ! J’ai des piates jambes, moi !
- Qu’est-ce t’as à grogner ? T’veux des chaussures ? Vous z’allez pas m’emmerder longtemps !
Nous atteignions presque le magasin des Schuh. Le Chanoire était couché juste devant la porte… Mais, point de vélo. Sans crier gare, notre maman retraversa la rue.
- Ousque te vas ? (ronchonna ma sœur).
- T’es pas à cinq minutes près !
- Si ! (grogna-t-elle tout en suivant le mouvement).

 

Juste en face, le Claudi s’apprêtait à grimper dans son camion. Il s’immobilisa en nous voyants. Notre maman embrassa son cousin.
- Alors, la Mikète, te cherches p’us l’Sotré ?
- Oh ! Claudi, m’en parle pas. Qu’est-ce qu’elle peut me bassiner avec ça.
- Et toi, tu l’as vu ? (interrogea ma sœur).
- Hé, il se cache bien.
- Il a volé un neuf vélo au Jano. Et il l’a mis là (ma sœur désignait la vitrine vis-à-vis. Tiens, le Chanoire qui dormait à l’entrée s’était volatilisé...).
- J’ai entendu dire ça…
- Ça fait le tour de la ville (compléta notre maman) Y’en a même qui raconte que le Fanfan s’est fait renversé, qu’on l’a emmené à l’hôpital et je ne sais quoi. Fanny m’a dit tout à l’heure qu’il n’en était rien de tout ça (et elle répéta tout ce que Fanny lui avait appris).
- Il y a bien un cycliste qui s’est fait renversé. C’est là, juste au coin (dit-il en montrant le cabinet du dentiste) C’est un gars de Morville qui travaille à la scierie d’après ce qu’on m’a dit.
- Je comprends mieux. Et chez toi, coment qu’c’est ? (demanda notre maman).
- Bien… L’aîné est toujours en Dordogne, il s’y plaît bien… Il en est à son cinquième…
- Une fille qu’m’a dit la tante Agathe.
- Oui. Fille, garçon, fille, garçon, fille… Et le sixième, ce sera un garçon (s’esclaffa le Claudi).
Et blablabla… Les adultes, ils étaient intarissables.

 

Le patron du Claudi sortit de sa quincaillerie et relança le couârail. Il allait avoir un nouveau voisin. Des gens de Nancy. La femme allait ouvrir une bonneterie. Le mari était musicien, il jouait dans l’orchestre de radio Lorraine-Champagne. Nous commencions à en avoir marre :
- Bon, on y va ! (grogna ma sœur).
- Minute papillon (lui rétorqua notre maman) Les chaussures vont pas s’envoler.
Elle expliqua au quincailler pourquoi ses enfants, enfin surtout sa fille, voulaient aller chez les Schuh.
- Oda, tes Mioches vont te faire tourner en bourrique (rigola le Claudi).
- M’en parle pas.
Elle exposa de long en large tous les bruits qui couraient sur l’événement du jour. Le quincailler confirma les dires du Claudi : le cycliste renversé l’avait bien été là, juste à l’angle devant chez le dentiste, par une automobile conduite par un homme de Sotzeling qui se rendait à la Lorraine Agricole. Non, l’automobiliste n’avait pas pris la fuite puisque c’était lui qui avait transporté le cycliste blessé à l’hôpital.
- Si te veux, j’dépose tes sacs chez toi. J’les mettrais chez la tante Agathe.
- Oh, j’veux bien. Ça commence à faire lourd. Attends, j’récupère ma boîte… Faut encore que j’passe chez la Dédée.
- Ça arrive souvent (rigola le Claudi en voyant notre maman enfourner la boîte dans son filet) J’vâs plus chez la Dédée, j’préfère aller au Spar. Au moins là, j’ai pas d’invités surprises… Et y’a plusse de choix. Pour le pain, j’vâs chez les Bolinjé. L’ pain noir ça me dégoûte.
- Elle en fait p’us depuis l’année dernière. Le Milou est pareil qu’toi…
Lorsque nos parents étaient fiancés, notre papa qui n’aimait pas ce pain noir, avait dit : « La s’maine prochaine, j’vous ramène du pain blanc. Vous verrez qu’c’est du bon pain. Pas comme le vôtre ». Ses futurs beaux-parents avaient eu beau protester qu’ils connaissaient le pain blanc lorsqu’ils étaient à Albi et qu’ils préféraient le pain de chez eux, notre papa venait chaque fois avec son « bon pain ».

 

Vint à passer monsieur Stène.
- Alors, sur le départ ? (lui lança le quincailler).
- A la fin du mois, nous sommes envolés.
- On va regretter vos bonnes pâtisseries (dit notre maman).
- Elles étaient succulentes (renchérit le quincailler).
- Mon remplaçant vous en fera d’aussi bonnes. Il est de votre famille, je crois.
- Oui (répondit notre maman) Enfin, un petit-cousin de mon beau-frère. Il s’installe au début de la rue du Graouli. Il ouvre la semaine prochaine, je crois.
- Et vous avez trouvé un acheteur ? (demanda le quincailler).
- Oui, oui, ça y est. On a signé vendredi dernier chez le notaire. C’est le fils Metzger qui rachète. Il va ouvrir une boucherie comme l’avait avant la guerre son père.
- Il revient chez nous ? (s’étonna notre maman).
- Les temps ont changé…
Une partie de la famille Metzger vivait en Sarre. Au rattachement de la région à l’Allemagne nazie, ils s’étaient expatriés en Algérie. Vu l’ambiance qui régnait en Allemagne, nos Metzger avaient quitté notre ville en mai 1939, bien avant que la barbarie nazie ne déferle. C’est qu’il ne faisait pas bon d’être Juif à cette époque.
- Et vous allez où ?
- Dans le Sud, à Apt. Ma fille habite là-bas depuis trois ans. Elle nous a trouvé une maison.
Et monsieur Stène poursuivit son chemin en souhaitant une bonne journée.
- C’est pas le tout, j’vâs p’t être travailler. C’est que j’ai des livraisons. Et avant, je voudrai manger.
- T’vâs livrer du charbon ? (persifla ma sœur).
- Non, des cloches de gaz, une machine à laver et un frigo…
Le Claudi grimpa dans son camion. Le quincailler réintégra son magasin. Notre maman retraversa la rue à notre plus grande satisfaction.

 

Le Chanoire qui dormait à l’entrée s’était bel et bien volatilisé... Et pas de vélo devant la vitrine. Dès que nous franchîmes la porte du commerce et descendirent les deux marches, l’accent hachepaille de l’Alsacienne charma nos oreilles. Passons sur les civilités d’usage, sur la discussion vaseuse entre notre maman et Madame Schuh : « Il fait meilleur aujourd’hui…. ».
- Not’ Louise parle soufent de fous (dit madame Schuh sur un ton un triste) Ah, afant…
Notre maman bafouillait, s’emmêlait, s’excusait sans clairement s’excuser. Les bla-bla-bla cornaient nos oreilles. Passons également sur la présentation des différentes chaussures, leur essayage, le difficile choix, le paiement. Ma sœur amena sur le tapis ce qui la motivait :
- Et le vélo ousqu’i l’est ?
- Kel félo ?
- Bâ, çui qu’on a volé au Jano.
On l’avait bien déposé devant la vitrine, mais le Fanfan l’avait récupéré ce matin. C’était affaire entendue, le Sotré l’avait déposé là. Madame Schuh l’approuva en riant, tandis que notre maman soupirait :
- Ah ! Celle-là avec ses histouères !
- Faut mieux k’ell’ kauze du Sotré ke d’maladies. N’èche pas ?

 

En dépit de ce qu’en disaient les grandes personnes, ma sœur avait raison. D’autant que le soir même… Madame Schuh raconta qu’alors, elle et son mari étaient en train de manger, un barouf du tonnerre avait chambardé la réserve. Son mari était descendu, histoire de voir si, par hasard, quelque galvaudeux ne se chaussait pas à neuf sur leur dos. Mais non, rien.
- Ça defait être un rat (rigola madame Schuh).
Un rat ? Mon œil ! C’est le Sotré ! affirma ma sœur en exigeant :
- J’veux voir la réserve !
- Dis-donc Mikète, t’vâs calmer, oui ! T’es pas chez toi.
- Kèce t’feux faire à la rézerfe ?
- Voir le Sotré !
- Y’a longtemps k’il est parti (badina Madame Schuh).
- J’veux aller à la réserve !
- Mikète, ça suffit !
- Laissez madame Schlôdère. Ça déranche pas. Hoplà geiss, j’vâs te faire fiziter ma rézerfe. Viel Glìck (rigola-t-elle de plus belle).
Madame Schuh prit ma sœur par la main. Je préférais rester avec notre maman. Dolorès avait mis en garde ma sœur : elle devait être prudente parce que c’était dangereux. La cave de la mère Kélère m’avait suffit, nul besoin d’en rajouter.

 

Les chaussures dans leur belle boîte sous le bras… « J’commence à en avoir marre de celle-là. Les mêmes qu’au marché et 100 F plus cher ! » maugréait notre maman en tournant en rond dans le magasin. Bien dix minutes plus tard :
- Pas d’Sotré (geignit ma sœur) Mais, alors, y’a plein de chaussures… Des boîtes partout. Ohlala (s’extasia-t-elle) Et pi’s, j’ai vu monsieur Schuh raccommoder des souliers.
Le Sotré décollait les semelles, les trouait, abimait les chaussures à un tel point que les braves gens avaient bien de la peine à marcher. Monsieur Schuh réparait les chaussures, tout comme le père Choumake autrefois. Ce qui contrariait le Sotré. Ainsi, il avait volé le vélo au Jano et l’avait déposé devant le magasin pour faire accuser monsieur Schuh du vol. Voilà le fin mot de l’histoire. Une fois encore, le Sotré s’était évanoui. Nous n’avions rien appris de plus… En avant pour de nouvelles aventures.

 
 
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Le Couârail (16)
La Cacate

 

Date de dernière mise à jour : 26/03/2025

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