Tandis que ma sœur mettait les carottes dans un cornet, je grimpai sur la caisse. Hopla gaïsse. C’était marrant ce jeu.
- Tu dois mettre un poids passque l’aiguille est bloquée (Je l’ignorai et ajoutai des abricots, et encore…) T’en as mis d’trop !
- Bâ, alôre ! Ça s’ra le bonus. Nème ?
Le marchand approuva, mais trouvant le bonus un peu trop important, il préleva cinq abricots. Notre maman avait fini son couârail. Elle commanda encore des légumes.
- Et eux, t’les pèses pas ? (protesta ma sœur).
- J’les vends à l’unité…
- A l’unité ?
- Un par un, si tu préfères.
- Montre comment on fait l’addition.
- Je commence par ce que vous avez pesé (il s’empara d’un cornet) Abricots 1 kg (et le Totol écrivit sur son cahier) 105 F ; carottes 1 kg, 15 F ; courgettes, c’est 50 F le kilo, mais ta môman n’en a pris que la moitié, je divise par deux, 25 F. R’garde, je mets les chiffres en-dessous pour faire mon addition. Aubergines 1 kg, 60 F. Le concombre, c’est à l’unité, 90 F ; le chou-fleur, c’est à l’unité, 70 F. Voilà… (le Totol fit l’addition) 365 F. Demande 365 F à ta môman.
- Tu m’apprendras l’addition ?
- Vaut mieux que tu demandes à ta môman. Moi, je prends ma retraite, je ne serai plus là.
- Comment vâ faire pour la marchande (pleurnicha ma sœur).
- Vous prenez vot’ retraite ? (s’exclamèrent notre maman et sa copine dans un ensemble parfait).
- Je vous présente un futur retraité (Le Totol désignait de l’index son poitrail) Ça fait plus de cinquante ans que j’viens chaque jeudi… Septembre, ce sera mon fils.
- J’vâs vous regretter. Vous m’serviez toujours bien. Et les Mioches aussi vont vous regretter.
- Ils me manqueront…
- T’as pas l’droit ! (scanda ma sœur).
- Faut qu’tu r’vienne ! (renchéris-je).
- Et vous prenez votre retraite à Brin ? C’est bien Brin qu’vous habitez.
- Oui. De l’autre côté d’la Seille, en France (s’esclaffa-t-il).
- Attention (fit madame Bolinjé sur le même ton) A vot’ retraite, ils ne vous donneront plus de laissez-passer.
- Ausweis ! J’ai connu ça quand j’étais jeune.
- En 40 ? (interrogea notre maman).
- En 40, la frontière était fermée. Et après, vous étiez tous partis. Alors, je ne venais plus… La première fois, c’était en septembre 1899. J’avais à peine treize ans…