Le Marché

Le Couârail (13)

 
 
 

Tandis que ma sœur mettait les carottes dans un cornet, je grimpai sur la caisse. Hopla gaïsse. C’était marrant ce jeu.
- Tu dois mettre un poids passque l’aiguille est bloquée (Je l’ignorai et ajoutai des abricots, et encore…) T’en as mis d’trop !
- Bâ, alôre ! Ça s’ra le bonus. Nème ?
Le marchand approuva, mais trouvant le bonus un peu trop important, il préleva cinq abricots. Notre maman avait fini son couârail. Elle commanda encore des légumes.
- Et eux, t’les pèses pas ? (protesta ma sœur).
- J’les vends à l’unité…
- A l’unité ?
- Un par un, si tu préfères.
- Montre comment on fait l’addition.
- Je commence par ce que vous avez pesé (il s’empara d’un cornet) Abricots 1 kg (et le Totol écrivit sur son cahier) 105 F ; carottes 1 kg, 15 F ; courgettes, c’est 50 F le kilo, mais ta môman n’en a pris que la moitié, je divise par deux, 25 F. R’garde, je mets les chiffres en-dessous pour faire mon addition. Aubergines 1 kg, 60 F. Le concombre, c’est à l’unité, 90 F ; le chou-fleur, c’est à l’unité, 70 F. Voilà… (le Totol fit l’addition) 365 F. Demande 365 F à ta môman.
- Tu m’apprendras l’addition ?
- Vaut mieux que tu demandes à ta môman. Moi, je prends ma retraite, je ne serai plus là.
- Comment vâ faire pour la marchande (pleurnicha ma sœur).
- Vous prenez vot’ retraite ? (s’exclamèrent notre maman et sa copine dans un ensemble parfait).
- Je vous présente un futur retraité (Le Totol désignait de l’index son poitrail) Ça fait plus de cinquante ans que j’viens chaque jeudi… Septembre, ce sera mon fils.
- J’vâs vous regretter. Vous m’serviez toujours bien. Et les Mioches aussi vont vous regretter.
- Ils me manqueront…
- T’as pas l’droit ! (scanda ma sœur).
- Faut qu’tu r’vienne ! (renchéris-je).
- Et vous prenez votre retraite à Brin ? C’est bien Brin qu’vous habitez.
- Oui. De l’autre côté d’la Seille, en France (s’esclaffa-t-il).
- Attention (fit madame Bolinjé sur le même ton) A vot’ retraite, ils ne vous donneront plus de laissez-passer.
- Ausweis ! J’ai connu ça quand j’étais jeune.
- En 40 ? (interrogea notre maman).
- En 40, la frontière était fermée. Et après, vous étiez tous partis. Alors, je ne venais plus… La première fois, c’était en septembre 1899. J’avais à peine treize ans…

 

Le Totol marqua une pause pour saluer une dame qui passait dans l’allée, puis il reprit le fil de son histoire :
- A l’époque, on venait avec une charrette. On mettait plus d’une heure. Faut dire que notre cheval, c’était pas un cheval, c’était un âne…
- T’avais un âne ? (s’enthousiasma ma sœur).
- C’était un cheval qui se prenait pour un âne. Ça le toquait comme ça, il quittait le chemin et il broutait. Mon père avait beau gueûler, le cheval n’avançait plus.
- Qu’est-ce t’faisais (demanda ma sœur).
- Bâ, on attendait qu’il ait plus faim et qu’il reparte. Vous savez c’était un ardennais-lorrain. C’est costaud ! On avait beau le pousser, lui filer des coups de baguette…
- Comment s’appelait ? (demanda ma sœur).
- Tête de Boc ! (Tout le monde rigola) C’était vraiment une tête de boc.
- J’me rappelle pas d’vot’ cheval (fit notre maman).
- Moi, non plus. Par contre, du camion (renchérit madame Bolinjé).
- On l’a acheté en 1924 ou 25, enfin par là. Vous voyiez, autant mon père ne voulait pas que je conduise le cheval, jamais il n’a voulu conduire le camion. Il avait peur. Même comme passager. Il s’accrochait à la poignée tout le trajet. Des fois, je faisais exprès des écarts…
- Oh ! (protesta notre maman).
- Vous savez, c’était mon père. Un père c’est tout. Mais, c’était un drôle de type.
- Il avait sa réputation (ricana madame Bolinjé en faisant un sous-entendu coquin).
- Vous pouvez le dire, c’était un chnâilleur. Même le roi des chnâilleurs.
- Comment tu sais ça ? (demanda notre maman à sa copine).
- Mon père m’a raconté. Il a eu une histoire avec la Nanète.
- Tiens, j’me rappelais p’us de son nom. C’est ça, Nanète…

 

La Nanète faisait les chambres à l’hôtel de la Couronne. Son mari était un grand gaillard qui travaillait à l’usine à gaz. Un jour, il surprit son épouse en train de batifoler. Le mari avait coursé le père du Totol jusqu’au marché. Il avait eu juste le temps de grimper dans le camion et de presser son fils à démarrer. Tout leur étal était resté sur le marché…
- C’est pas pour rien qu’il m’emmenait avec lui. A peine, on arrivait qu’il disparaissait. Des fois, il revenait, le marché était fini depuis longtemps. C’est comme ça que j’ai rencontré ma femme. Au café des parents d’la Lolotte (rajouta-t-il).
- Elle est d’ici ?
- Non, non, de Moncel… Ah, il était spécial. J’avais pas intérêt à la ramener. Il m’aurait filé une rouste, même quand j’avais trente ans.
- Te dégoises sur ton père, au moins. Un vinrats de coco çui-là.
- Oh, Mélie, t’es en retard aujourd’hui.
- Tu t’ennuyais après moi, mon chéri ? (elle fila un coup sur le bras de notre maman) T’sais Oda, on aurait pu être marié tous les deux. Si j’avais voulu ! Pas vrai Totol ? (elle donna un coup de menton pour mieux affirmer ses dires. Le marchand approuva en souriant) La première fois qu’il m’a vue, il avait un cheval. Tête de Hans qu’i s’appelait. Nème !
- Tête de Boc ! (rectifia le Totol).
- Vinrats, t’es sûr ?
- C’était le cheval de mon père quand même !
- Bâ… Passons. Il était là à me regarder, la bouche ouverte, sans pouvoir ni parler, ni bouger… Pas vrai Totol ? (le marchand l’encouragea d’un hochement de tête) Pendant ce temps, sa Tête de machin a bouffé toute une caisse de carottes. Vinrats d’vinrats !
- Il a fait ça ! (s’émerveilla ma sœur).
- Quand j’te dis que c’était un âne, j’mens pas (confirma le Totol).
- Oda ! (la Mélie tapa une nouvelle fois sur son bras) T’me vois marié avec l’engin-là ? Vinrats ! J’aurai été sur le marché en train de gueûler : v’nez voir mes belles carottes !

 

Le sujet du jour remonta à la surface :
- Alors, parait que le Fanfan a pas été renversé et qu’il a toujours son vieux vélo.
- Qui t’a raconté ces âneries ?
- La Lolotte ! La Lolotte l’a vu entrer à la Mairie avec son vélo.
- La Lolotte a des visions (s’exclama la Mélie) J’te garantis qu’le Fanfan a p’us de vélo.
- Moi aussi, j’ai vu le Fanfan sur son vélo (confirma madame Bolinjé).
- Vinrats ! T’as rêvé. Moi, j’te dis qu’le Fanfan s’est fait renverser et qu’on lui a volé son vélo. Vinrats d’vinrats !
- Le Sotré a volé le vélo du Fanfan.
- Tu crois ça, toi ! (se moqua la Mélie).
- Si ! Dolorès, elle a dit que c’est moi qui vâs le r’trouver.
- Voler le Jano en plein jour. Et ils ont cassé sa vitrine (affirma madame Bolinjé).
- Vinrats ! Quelle époque on vit. Y’a toujours eu des vols. Mais, depuis la guerre, j’trouve qu’il en a de plus en plus. Nème, Oda ?
- La guerre, ça a tourné la tête à beaucoup.
- Si ! C’est l’Sotré ! Le père Choumake l’a dit : le Sotré a volé le vélo (insista ma sœur).
- C’est vrai (confirmai-je) L’Sotré l’a volé le vélo pour embêter l’Fanfan.
- Le père Choumake n’a pas tout à l’endroit (ricana la Mélie en s’adressant à notre maman).
- Oh… (protesta faiblement notre maman).
- Vinrats ! Les chats font pas des chiens. Pas étonnant qu’il ait un fils comme ça.
- Oh, le Robi, il est gentil.
- Gentil ! Gentil ! J’le foutrais à Lorquin, moi.
Notre maman n’en dit pas plus. Ce n’était pas la première fois que la Mélie, ou d’autres personnes, lui disait que le Robi devait aller chez les fous. Et plutôt que de se disputer, elle coupait court et parlait d’autres choses.

 

- Pas de nouvelles du Bernard ?
- Il est là, au Qwâroye (ricana la Mélie) Vinrats ! Il est juste sur la terrasse, les jambes écartées pour aérer son machin.
- Quel Bernard ? Le Bernard de la Lorraine Agricole ? (demanda madame Bolinjé) Il lui est arrivé quoi ?
- T’y es pas ! Vinrats, c’est le jeune qui était chez la Marie. L’aut’ soir, elle lui a bouffé la bitte en lui faisant une pipe.
La réponse sidéra madame Bolinjé qui ne sut que lâcher un « Oh » horrifié tandis que le Totol éclatait de rire.
- Qu’est-ce qu’i fait au Qwâroye ? (s’étonna notre maman).
- Vinrats d’vinrats, il attend son car pour rentrer chez lui. Il a dû avoir un arrêt de travail, vâ.
Madame Lèspiyone s’arrêta à l’étal en articulant un faible « Bonjour messieurs-dames ». Seul le marchand répondit. La Mélie maugréa : « J’parle pas à la Boche », tandis que notre maman et madame Bolinjé s’en allèrent en disant, seulement, au-revoir au Totol. Nous criâmes :
- Et t’vâs pas à la retraite !
- Pas tout de suite. Vous avez le temps. Je serai là la semaine prochaine et encore d’autres…

 
 
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La suite :

Le Couârail (14)
Le Marché

 

Date de dernière mise à jour : 26/03/2025

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