La Descente

Le Couârail (10)

 
 
 

Toujours vêtu avec un soin méticuleux, Monsieur Goupil portait une chemise jaune citron assortie d’une longue cravate brune, avec un costume presque de cette même teinte brune. Ses chaussures rutilantes produisaient un effet bœuf. Monsieur Goupil était devant sa boutique. C’était sa principale occupation. Au moins, les jours de marché, il voyait des gens passer. Une bonne occasion pour entamer un couârail :
- B’jour M’sieû Goupil.
- Bonjour Oda, bonjour les Mioches. Belle journée !
- Que c’est agréable. C’est calme aujourd’hui…
Son mètre autour du cou, il attendait l’éventuel client. Il y en aurait bien un qui, venu d’un village pour le marché, monterait jusque chez lui pour se faire tailler un costume ou une chemise. Ah, avant la guerre, sa boutique ne désemplissait pas. Ni celles de ses concurrents. De nos jours, les gens préféraient le « prêt à porter » confectionné industriellement.
- Même pour les femmes. Regardez votre tante Luluce. Elle a pris sa retraite et personne n’a reprit son atelier. Moi, j’arrête dans trois ou quatre ans, cela sera pareil... C’est une brave fille et bien courageuse (fit-il à brûle-pourpoint et en désignant la jeune femme qui s’apprêtait à traverser la rue pour aller au marché).
- Oh, oui ! (approuva notre maman) Quatre ou cinq frères et sœurs qu’elle a. Et c’est elle qui les a élevés toute seule.
- Vous savez, le Roger est un bon gars. Et un bon père. On ne le voit jamais au bistrot.
- Il a bien du mal, allez. Perdre sa femme à l’accouchement…
- Et nous étions en exil. J’étais logé à deux maisons d’eux.
Le Roger avait un bon métier et il était un ouvrier sérieux. Monsieur Goupil avait eu à faire deux fois. Une fois parce qu’il avait oublié de couper l’eau du robinet de sa cour. A la première gelée, la canalisation avait explosé. La seconde fois pour l’installation d’une douche. Ah, la douche ! Qu’est-ce que c’était bien, qu’est-ce que c’était pratique. Bien mieux qu’une baignoire affirma-t-il. Notre maman l’approuva. Et, pourtant, elle n’avait ni l’une, ni l’autre.
- Un travail soigné. Et pas cher avec ça. Et quand vous avez un problème, il fait le maximum pour venir. Pas comme l’autre de la rue de la Gare. Lui, il promet monts et merveilles et il vient une semaine après. Vous avez le temps d’être inondé.

 

Monsieur Goupil poursuivit l’éloge du Roger et de sa fille aînée. Le fracas d’un camion aux couleurs de la SANAL le distrait quelques instants. Il commenta : « Rien que quatre supérettes chez nous. Je me demande où on va ». Bientôt les petits magasins fermeraient et les gens iraient faire leurs achats dans un seul magasin, suffisamment grand pour offrir tout ce que le chaland avait besoin. Même le marché finirait par disparaître. La SANAL, Les Coop, Les Ecos et autres Spar n’étaient qu’un embryon. Notre maman n’y croyait pas : il faudra toujours des boucheries, des boulangeries, des magasins de vêtements, etc.
- Vous verrez, Oda. Moi, je serai sans doute mort, mais vous, vous connaîtrez cela. Un grand, très grand magasin où on trouve de tout et qui impose ses prix… Encore plus grand que le Prisunic de Nânci. On aura cela chez nous… Le monde change, Oda.

 

Mais, notre maman avait une autre préoccupation :
- Z’avez vu, hier : un chauffard a renversé le Fanfan et a tout écrabouillé son vélo.
Cette histoire de vélo intriguait les grandes personnes et alimentait abondamment leur couârail. Pour nous, à n’en pas douter, c’était encore un méfait du Sotré.
- Le Fanfan s’est fait renversé, oui. Mais, je n’ai point entendu dire que son vélo était écrabouillé. La voiture roulait trop vite, il a pris son virage un peu trop serré et a renversé le Fanfan.
- L’est pas blessé, au moins, le Fanfan ?
- Pas à ma connaissance. Le chauffard s’est enfui.
- Y’a de plus en plus de voitures. Avant, on était plus tranquille.
- Vous savez Oda, au temps des chevaux, il y en avait aussi des accidents.
- Moins…
- Je n’en suis point sûr. Et vous verrez, il y aura de plus en plus d’automobiles. Et de plus en plus d’accidents.
- Ça coûte cher quand même.
- Ils baisseront les prix pour en vendre. Beaucoup même.
- Vous croyez ?
- J’en suis sûr. Vous-même aurez une automobile.
- On a déjà eu du mal pour acheter un vélo. Alors une voiture…
- Il n’y a plus de respect. Même les vieux s’en moquent… (se lamenta-t-il).
Monsieur Goupil sautait d’un sujet à l’autre sans transition. Il n’y avait même pas dix minutes, il avait vu l’« espèce de loup » du père Heûle entrer dans la cour de la Sous-préfecture.
- C’est une wète bête. Il m’a déjà mordu une fois à la jambe. Je suis allé trouver le père Heûle… Vous savez ce qu’il m’a répondu ? (Elle fit non de la tête) Que c’était moi qui avais hinsé son espèce de loup ! Rien que ça ! Et il a refusé de me rembourser mon pantalon déchiré.
- C’est pas vrai ! (s’exclama-t-elle en ouvrant en grand la bouche) Il manque pas de culot.
- Vous savez Oda, je n’ai jamais aimé cet homme…
Un jour le père Heûle faisait de grands bonjours, discutait, riait, plaisantait. Le lendemain, c’était tout juste s’il ne marchait pas sur les pieds des gens qu’il croisait, grognait, rouspétait, insultait.

 

La maison de la Mélie et de Igor était marrante. Une maison toute étroite, encore plus étroite que ses voisines. Elle n’avait qu’une pièce par étage. Enfin une qui donnait sur la rue et une autre qui donnait sur la cour. Toute étroite et bien haute. Avec ses trois étages, c’était même la plus haute de la rue si l’on faisait abstraction de la côte et de la Sous-préfecture. Père de ses deux filles et de son défunt fils, son premier mari était décédé à la guerre, là-haut sur le front russe, en 1915. La Mélie s’était remariée avec Igor en 1923.
Autrefois, la Mélie était couturière. Elle travaillait chez elle pour le compte de Monsieur Goupil. Et la guerre était arrivée. Au retour d’exil, la Mélie criait sur tous les toits qu’elle avait jeté sa machine à coudre à la ferraille. Que maintenant, elle « prenait sa retraite ». Comme d’habitude, la Mélie exagérait. Sa machine à coudre avait disparut lors de l’exil en Dordogne « Un vinrats d’Boche m’la voler » tonnait-elle quelquefois.
Elle s’était rachetée une machine à coudre à Nancy. Une Singer toute moderne. Mais l’atelier de Monsieur Goupil avait bien régressé. Monsieur Goupil avait juste de quoi s’occuper. Oh ! Il n’était pas à plaindre. Lui-même ne s’en plaignait guère. Mais le fait était là : « Les gens préfèrent le prêt à porter confectionné dans les usines ». Alors, à l’occasion, la Mélie cousait pour l’une ou l’autre, histoire de faire un petit bonus à sa retraite.

 

- B’jour Oda. B’jour les Mioches. Comment qu’c’est le père Goupil ? (la Mélie sortait de chez elle).
- T’vâs pas à la Suisse aujourd’hui ? (lui demanda ma sœur).
- Vinrats d’vinrats, la Suisse ! (s’esclaffa la Mélie et elle rit de plus belle) J’vâs jamais à la Suisse le jeudi passque j’vâs au marché. Ni le dimanche passque j’vâs à la messe.
Les autres jours, la Mélie ne manquait jamais de rendre visite à ses parents et à son fils mort à l’âge de cinq ans.
- Alors comme ça, le Fanfan s’est fait renversé par une voiture (embraya notre maman).
- Dans le virage ousqu’i a le Jano. Vinrats d’vinrats ! Et le passager a profité que le Fanfan était par terre pour lui voler son biclou.
- C’est pas vrai ! Et le Fanfan ?
- Bâ, j’sais p’us qui, mais on m’a dit qu’il était à l’hôpital.
- Vous devez vous trompez, Mélie (la coupa Monsieur Goupil) Je n’ai point entendu parler de cela.
- Vinrats ! Bâ moi, j’te dis que la voiture a foutu l’Fanfan en l’air, que le passager a volé le vélo et que l’Fanfan est à l’hôpital. I m’crois pas ! (grogna la Mélie en voyant Monsieur Goupil soulever les épaules et faire non de la tête).
- C’est grave ? (s’inquiéta notre maman).
- Sais pas. Faut reconnaître qu’il roule n’importe comment, le Fanfan. Vinrats ! C’est souvent qu’il est au milieu de la route. Les voitures doivent faire un crochet pour l’éviter. C’est pas vrai ?
- Souvent… Souvent… (admit notre maman).
- Vinrats ! Ça devait bien arriver un jour. Se faire voler son vélo. J’en reviens pas. Vinrats d’vinrats ! En plein jour.

 

La Mélie n’en connaissait guère plus. Ce qui la tracassait, c’était ce qu’il pouvait lui arriver, à elle. Lorsqu’elle allait au cimetière, au marché, faire des courses un peu longues ou même simplement chercher son pain chez la Dédée, elle partait en laissant sa maison ouverte. Un individu pouvait très bien s’y introduire et lui voler ses biens.
- Maintenant, je fermerai ma porte à clé. Quelle époque ! Z’avez vu l’Bernard ?
Monsieur Goupil acquiesça, notre maman rajouta :
- Avec ses valises, il part en vacances.
- Vinrats d’vinrats ! (la Mélie éclata de rire) T’y es pas du tout. L’aut’ soir, la Marie lui a fait une pipe…
- Mélie (implora Monsieur Goupil en nous désignant des yeux).
- Une pipe ?
- Bâ oui Oda, elle lui a sucé la bitte, vinrats !
- J’avais compris ! (se vexa notre maman).
- Mélie (réitéra Monsieur Goupil toujours en nous désignant des yeux).
La Mélie n’en tint aucun compte, elle poursuivit son histoire. Donc, l’autre soir, la Marie avait fait une pipe au Bernard. Dans le feu de l’action, elle lui avait mordu le sexe jusqu’au sang.
- Vinrats ! T’imagines le Bernard arrivant à l’hôpital avec sa bitte emballée dans un torchon.
- Il a été à l’hôpital ? (demanda notre maman).
- Son gland pendait…
- Oh, Mélie, vous faîtes du méchant temps (avança Monsieur Goupil).
- Vinrats d’vinrats ! J’te jure, c’est de la pure vérité. Sur ce, j’vâs descendre au marché. Te viens l’Oda ? Et oublies pas tes Mioches.
Sur ces bons mots, la Mélie décréta le départ. Nous dépassions la maison Pieuton dont la cave, au début de la guerre, servait d’abri lors des bombardements.
- Monsieur Galate m’a dit que le Mièsse cherchait des menuisiers. J’vâs l’dire au Milou. Des fois qu’ça l’intéresse.
- Igor m’a dit ça. T’vois qu’nos hommes travaillent ensembles, ça serait bien, nème ! Surtout qu’c’est une bonne équipe.

 
 
Flech cyrarr

La suite :

Le Couârail (11)
La Descente

 

Date de dernière mise à jour : 25/03/2025

Questions / Réponses

Aucune question. Soyez le premier à poser une question.
Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire