La Bibliothèque do Dan

La Descente

Le Couârail (9)

 
 
 

Le père Galate faisait la pause devant son atelier. Il fouilla sa poche, en sortit une boîte, l’ouvrit. Les bouts rouges retinrent son attention. Il finit par prendre une allumette, la craqua et ralluma sa cigarette. Les Gitanes maïs s’éteignaient fréquemment…
- Guten Morgen Oda. Ça geht's les Mioches ?
- B’jour m’sieû Galate. Comment qu’c’est ?
- Le boulot manque pas…
Il raconta même qu’il en refusait. Aussi curieuse que la chatte d’un pêcheur, ma sœur demanda :
- Qu’est-ce te fais sur ta grosse machine ?
- Une fenêtre (puis s’adressant à notre maman) Nom de Dieu ! La dernière que je fabrique…
- Vous prenez vot’ retraite ?
- Seulement dans deux ou trois ans. J’ai été contacté par un démarcheur. A Morhange, ils ouvrent une menuiserie industrielle. Les fenêtres coûteront moins chères que celles que je fabrique. Et ça s’ra moins fatiguant pour moi, alors…
Plutôt svelte, le père Galate était de petite taille. Il ne dépassait guère notre maman. Comme il se tenait le dos voûté, il paraissait encore plus petit. Son visage était allongé et il couvrait ses cheveux gris d’une casquette bleu foncé avec une courte visière.

 

- Vous avez vu ça : on a volé le vélo du Fanfan.
- Pire que ça Oda, le Fanfan s’est fait renversé par une voiture. Nom de Dieu ! L’vélo l’est tout écrabouillé. Mais tu sais, c’était un vieux vélo. Comme ça, la Mairie lui en rachètera un neuf.
- Et l’Fanfan, l’est pas blessé au moins ?
- Le chauffard s’est sauvé. Nom de Dieu ! Il roulait comme un fou. Il a vu l’Fanfan au dernier moment. Paf, dans l’vélo ! A ce qu’on m’a dit l’Fanfan l’a échappé belle.
- T’as vu, j’âs sauté sur la cave de la mère Kélère pour la faire gueûler (coupa ma sœur).
- Et elle a gueûlé (fit d’un air complice le père Galate).
- Bâ oui, elle a ouvert sa fenêtre et elle a dit comme ça à la môman : Pourriez mieux vous occuper de vot’ fille.
- Tu dois pas embêter les personnes âgées (la réprimanda notre maman).
En conclusion, le père Galate éclata de rire en ponctuant de « Nom de Dieu ! Nom de Dieu ! ».
- J’ai vu le Milou ce matin. Il filait sur la gare.
- Il s’est pas réveillé. Il a dû attraper la deuxième Micheline. En tout cas, il est pas revenu à la maison. C’est qu’il est parti à Nânci.
- Il gagne combien par s’maine ? (A par éructer des « heu, heu », notre maman n’en dit pas plus. Le père Galate reprit) T’lui diras que les Mièsse cherchent des menuisiers. Ils paient 5.750 F par s’maine. Pour 43 h. 135 F de l’heure. Si ça l’intéresse…
- J’dirais… Ça s’rait bien mieux qu’il travaille chez nous. Et c’est mieux payé.
- P’us besoin de s’lever à pas d’heure (fit d’un air rêveur le père Galate. Il se contorsionna pour regarder…) Ousqu’i vâ le carcan-là ?

 

Le Bernard descendait le trottoir vis-à-vis. Son chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, le regard fiché sur le trottoir, à deux mètres devant lui. Contrairement à son habitude, il n’adressa même pas un signe pour les saluer.
- Qu’est-ce qu’il fiche avec ses valises ? Et il boîte…
- L’a dû s’tordre une patte en faisant des galipettes avec la Marie (ricana le père Galate).
- Le Grilou ! R’garde Mikète, le Grilou ! (m’écriai-je).
Le beau chien gris, aux poils bien longs, dépassa le Bernard sans y prêter attention. Il entra dans la cour de la Sous-préfecture.
- Nom de Dieu ! Çui du père Heûle. S’est encore barré. Va s’battre avec le chien du Sous-préfet.          
- C’est une kègne ! (scanda notre maman).
Le père Heûle racontait qu’il avait trouvé cet animal, mi-chien mi-loup, dans les marécages du Grilou, là-haut derrière l’hôpital. Il le racontait, mais personne n’y croyait. Pour le père Galate, le Heûle était bien trop âgé pour contrôler cette bestiole presque sauvage :
- Nom de Dieu, Oda ! A quatre-vingt cinq ans…

 

Une belle automobile immatriculée 75 remontait la rue, elle s’arrêta à notre hauteur. Par sa vitre baissée, la passagère demanda :
- Pardon M’sieu dame, pour aller sur Metze ?
Toujours prêt à rendre service, le père Galate se précipita. Prenant un accent hachepaille :
- Bonschour…
- Bonjour (se reprit la passagère) Nous cherchons la route de Metze.
- Allez où ?
- A Metze m’sieu…
- Metze ? Metze ? Chamais entendu parler d’ça ! Tu konnais Metze, toi Ota ?
Au lieu de répondre, elle se mit à rire tandis que nous scandions « Metze ! Metze ! » en ricanant.
- Mais si, Metze (insista la dame).
Agrippé à son volant le conducteur s’énervait, il scanda : « Ils ne comprennent rien ! Montre-leur la carte ». Ce que fit la dame en pointant du doigt, écris en gros « Metz ».
- Nous voulons aller à Metze (articula-t-elle).
Le père Galate enleva sa casquette, se gratta la tête, repositionna sa casquette et reprit son accent normal, notre accent :
- Vous êtes Boches ?
- Nous venons de Paris, m’sieur …
- Alors pourquoi vous dites « Metze » ? C’est les Boches qui disent « Metze ». Nous, les Français, on dit « Mès’ »… Ah ! Vous avez un drôle d’accent !
Les Parisiens firent une très mauvaise tête, mais n’en rajoutèrent pas. Enfin le père Galate leur indiqua la route à suivre en articulant bien comme s’ils s’agissaient d’étrangers qui connaissaient mal notre langue. « Arschloch ! » lança-t-il, tandis que les Parisiens faisaient demi-tour, notre maman dit :
- Vous êtes taquin, père Galate.
- T’sais Oda, mon fils est monté à Paris après la guerre. Il travaille dans une compagnie d’assurances. Le Soleil que ça s’appelle. Tu m’croiras si te veux, ça fait bien quatre ans qu’il est là-haut. Bâ, ses collègues se moquent toujours de son accent. Y’en a même qui le traite de Boches. Les moins méchants lui disent qu’il est Alsacien… Alors quand les Parisiens viennent chez nous, nème ! T’as entendu l’Dabo comment qu’is parlent les Parisiens ?
- Coin-coin qu’is font !
- T’as raison l’Dabo, les Parisiens, ça parlent comme les kénards ! (le père Galate fut secoué de spasmes, entre deux fous rires, il articula) Si ça se trouve, c’est eux qu’ont aplati l’vélo du Fanfan.
- Oh, père Galate (protesta mollement notre maman).

 

Un homme habillé comme il faut, costume sombre, cravate noire et un beau chapeau sur la tête, descendait la rue. A notre hauteur, il lâcha un sec « Bonschour méchieur-tâme ». Notre maman ne répondit pas. Par contre le père Galate enleva sa casquette, fit une parodie de révérence et pouffa : « Bonjour patron ». Un fou rire secoua le père Galate. Il ricana :
- Ton Alsacien, Oda !
- Vous avez vu, j’ai pas dit bonjour. J’vous ai pas menti l’aut’ fois.
- T’as bien raison, si ton ancien chef est aussi con… Arschloch !
- Oh, monsieur Galate ! (s’offusqua notre maman).
- C’est vrai, quoi, c’est un trou du cul ! Nom de Dieu ! C’est bien un Alsacien !
- Dîtes-voir, monsieur Galate…
- Quoi donc’ ?
- Vous êtes pas Alsacien des fois ?
Le père Galate éclata de rire. Il souleva sa casquette, plaqua ses cheveux gris sur son crâne, replaça sa casquette : « J’suis né là-haut… A Saverne ». En 1895, son papa avait été nommé Directeur des Contributions chez nous. Le père Galate atteignait les cinq ans. Autant dire qu’il n’avait pas connu l’Alsace. D’ailleurs, il parlait comme nous, sans accent. Si l’on ne connaissait pas son histoire, on le prenait pour quelqu’un de chez nous.
- Vot’ femme vient de là-haut aussi ?
- Penses-voir, c’est une baouée. Une vraie paysanne d’Chambrey. Elle est pas comme nous, gens de la ville, nème ?
- Mais, vot’ papâ, c’est pas lui qu’a eu des ennuis pendant la guerre ? Mon père en parlait… Mais, il m’a jamais dit quesqu’i s’était passé.

 

Cette histoire là remontait à août 1914. Dès la déclaration de la guerre, les Français avaient envahi l’Alsace-Lorraine pour la délivrer des Allemands. Par chez nous, ils étaient montés presque à Morhange. La contre-offensive allemande les avaient refoulés jusqu’aux portes de Nancy. Mais, avant de battre retraite, les Français avaient raflé une quinzaine de personnes et les avaient emmenés en otages.
- On m’a dit ça. Des Allemands…
- Penses-tu Oda. Il y avait des Allemands. Mais, la majorité était des gens de chez nous. Lorrains ou Alsaciens comme mon papâ ou le Maire, Monsieur Zinsmeister. Nom de Dieu, Oda ! Y’avait pas plus Français qu’mon papâ.
Les otages avaient été emmenés sur Nancy. Trente kilomètres à pieds, prenant des coups lorsque l’un fatiguait et ralentissait la colonne. Heureusement, les otages s’entraidaient. Ainsi un jeune de dix-sept ans, un nommé Beck avait soutenu et encouragé son papa. Tous les otages raflés en Lorraine et dans le Nord de l’Alsace étaient regroupés à Nancy. De là, on les envoyait dans divers camps de concentration à travers la France. Le jeune Beck et un électricien, tous deux de chez nous, avaient fait parti du même convoi que son papa. Ainsi, ils avaient pu veiller sur lui. Ils voyageaient dans des wagons à bestiaux, faisant leurs besoins ou mangeant sans pouvoir sortir même lorsque le train faisait de longues haltes pour laisser passer les convois militaires. Son papa s’agrippait à la petite fenêtre du wagon et s’égosillait : « Vive la France », « Nous sommes Français » chaque fois qu’il le pouvait. « Mon papâ était devenu comme fou… ».

 

Arrivé au camp dans le Centre de la France, les crises de démence s’amplifièrent. A chaque fois, le jeune Beck et d’autres camarades arrivaient à le calmer, du moins à le canaliser pour éviter que les gardiens ne le tabassent. Jusqu’au jour, cela faisait bien une semaine qu’il était dans le camp de concentration, son papa s’évada. S’évada est un bien grand mot. Il sortit de l’enceinte du camp, se planta au beau milieu de la vaste place et brailla « Vive la France ! Vive la France ! ». Les gardiens le rattrapèrent et l’abattirent sur place, deux ou trois balles de fusil dans le dos.
- Nom de Dieu, Oda ! Un bon Français assassiné par les Français. On a su tout ça bien après, en 1920, lorsque le jeune Beck est rentré.
- Et vot’ môman ?
- Quand mon papâ a été emmené en otage, elle a fait dépression sur dépression. C’est ma sœur aînée qui s’occupait d’elle. Lorsque ma maman a appris qu’il avait été assassiné, elle s’est laissé mourir.
- J’savais pas tout ça…
- Nom de Dieu, Oda ! T’rappelle en 40, on voulait pas devenir Boches. Aujourd’hui, j’me demande si les Français sont pas aussi pires qu’les Boches.
- Et vos frères et sœurs ? Sont plus là ?
- J’suis le seul à être resté. Je garde la maison d’mes parents (rigola-t-il pour se donner une contenance) Ma sœur aînée est repartie en Alsace, l’autre au Canada. Mes frangins, l’un au Brésil, l’autre en Algérie. J’ai des nouvelles de temps en temps, sans plus. T’vois, les Français ont bousillé ma famille et, pourtant, j’suis toujours Français.
- Bâ, alôre, m’sieur Galate, vous êtes pas drôle aujourd’hui.
- On peut pas toujours rire, Oda (le père Galate rit de plus belle en manœuvrant sa casquette comme à son habitude) Bon, j’vâs r’tourner à mon ouvrage. Bon marché !

 
 
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La suite :

Le Couârail (10)
La Descente

 

Date de dernière mise à jour : 25/03/2025

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