La Cacate

Le Couârail (16)

 
 
 

Chemin faisant, au coin de la rue, plutôt en face, le Guézète faisait la pause à l’entrée de son salon de coiffure. Il cria pour nous saluer. Visiblement, il était en panne de candidats à la coupe. Pour un jeudi, jour de marché et de repos pour les écoliers, c’était exceptionnel. Alors, il traversa la rue. Notre papa disait que le Guézète entendait une puce péter à trente mètres. C’est peu dire s’il était au courant des moindres faits et gestes de chacun, du moindre événement. Pour lui cela ne faisait aucun doute, le vélo volé ne l’avait pas été. Une blague, une simple blague qu’on avait faite au Jano. Ou plutôt au Fanfan puisque la bicyclette lui était destinée. Il avança plusieurs noms de plaisantins. Pas besoin de couper les cheveux en quatre, pour nous : c’était l’œuvre du Sotré. Le Guézète lissa sa barbe finement taillée :
- Vous avez raison, c’est le Sotré.
- Ah ! Ceux-là avec leur Sotré (souffla notre maman).
- Vaut mieux laisser un enfant morveux que d’lui arracher le nez (se bidonna le Guézète).

 

Elle aussi en panne de clientèle, la Jojo rejoignit le groupe. Embrassades.
- Regarde-le, il est fier comme Artaban ! (persifla le Guézète. Il lança à l’intention du cycliste) Il est bien beau vot’ vélo !
Le Fanfan répondit par un signe de la main. Ce qui le déstabilisa et provoqua une embardée. Le coup de klaxon de l’automobiliste qui survenait derrière lui le fit se rabattre un peu brusquement vers le trottoir. En zigzaguant, le Fanfan évita la chute. L’automobile put, enfin, le dépasser.
Désignant du regard la boîte à chaussures que notre maman tenait sous le bras, le Guézète dit :
- Il l’a retrouvé chez eux. Tu ne leur fais plus la tête ? (rigola-t-il en faisant allusion à une causerie qui datait de l’après-guerre).
Notre maman expliqua de long en large pourquoi elle avait été chez les Schuh bien malgré elle.
- Je suis comme toi Oda (approuva la Jojo) Je ne mets pas les pieds chez les Boches.
- C’est des histoires anciennes tout ça. Et puis les Schuh n’ont rien fait de mal à par vouloir rester ici au temps des Allemands.
- C’est comme la Lèspiyone (coupa la Jojo) Je ne lui parle pas. Et ne me dit pas qu’elle n’a rien fait de mal. Son mari était un nazi !
- C’est plus compliqué que ça… (adoucit le Guézète).

 

Sujet qui fâche, la causerie s’envenimait. Aussi le Guézète dévia-t-il sur un autre sujet :
- J’ai téléphoné à la Mairie. R’garde Oda, c’est dangereux (Ce matin, le camion qui livrait Les Ecos, avait défoncé la plaque d’égout. Puisqu’il en était au chapitre des travaux) Vont refaire les trottoirs par chez toi. Ça devrait commencer au début de l’année prochaine.
- Pas trop tôt, parce que j’en ai marre ! (s’exclama notre maman).
C’est qu’on se tordait les pieds avec ces grosses pierres mal ajustées. Et l’herbe ? Ben, l’herbe elle poussait entre les pierres. Et qui devait désherber devant la maison ? Je te le donne en mille : c’était notre maman armée de sa hake.
Le Guézète égrenait les nouvelletés qui allaient se produire dans le quartier. Juste à l’angle vis-à-vis, la boulangerie-pâtisserie était tenue par une vieille dame. Elle allait prendre sa retraite.
- Presque 70 ans ! (fit le Guézète admiratif) Le magasin et la maison doivent être rénovés. J’espère qu’ils laisseront le bec de gaz et la girouette.
Autrefois, rutilant de couleurs vives, le coq qui servait de girouette et son support étaient rouillés. Tout comme le bec de gaz. Le dernier de notre ville, un rescapé, un monument. Ah, les becs de gaz… Voici le moment où le soleil s’apprête à faire basculer notre ville dans l’obscurité. Armé d’une longue perche, le père Derché s’y opposait. Alors, les petites flammes scintillaient sur les façades grises et faisaient reculer la nuit de quelques mètres carrés.
Au lever du jour, les flammèches s’endormaient. Mais, dès que le soir revenait, tout était à recommencer. Dans la journée, avec son échelle, le falotier nettoyait les carreaux des lanternes.
- C’est mieux les ampoules électriques ! (tonna notre maman).
- Pour ce qu’elles éclairent (se moqua la Jojo) Guère mieux qu’les becs de gaz.
- Ils vont les remplacer (reprit le Guézète) On va avoir de beaux globes… Enfin, c’est en discussion au Conseil municipal.
Un imprimeur allait s’implanter juste à côté du salon de coiffure du Guézète, dans le renfoncement. Avant-guerre, entre Mairie et Sous-préfecture, il y avait le père Schnapsidee. Après-guerre, il fallait courir à Nancy pour avoir ses cartes de visite ou les faire-part de naissance, mariage, décès, etc. Une femme et ses trois marmots entraient dans le salon du Guézète, il planta là le couârail. Tandis que la Jojo essaya d’entraîner notre maman dans son magasin :
- J’ai reçu de beaux ensembles pour garçonnet et de bien belles robes. Ça vient des Vosges…
- Pas ce mois-ci…
Notre maman poursuivit son couârail avec sa copine. Tu parles, elles se connaissaient depuis l’école. Alors, elles en avaient des choses à se raconter. L’essentiel, c’était de se rencontrer, de se parler et de se défouler en dénigrant l’une ou l’autre.

 

Arriva la mère Mohhat. Elle salua la Jojo et nous embrassa.
- Vous avez trouvé votre téléviseur ?
- Y’en a un qui m’plaisait bien, mais franchement c’était trop cher. Celui que j’ai choisi est plus petit, mais ça me convient.
- Il est ousque ta télé ? (s’étonna ma sœur).
- Chez l’marchand. Il viendra cet après-midi ou demain matin l’installer.
En chemin, notre maman et la mère Mohhat discutèrent de choses et d’autres. Surtout de la bicyclette du Fanfan, de l’accident devant le cabinet du dentiste, des nouveaux commerces qui allaient s’ouvrir, etc. A la hauteur de la place du Marché, la mère Mohhat nous quitta. Le car qui venait de Nancy freina pour la laisser traverser et klaxonna pour nous saluer.

 

Nous nous apprêtions à entrer chez la Dédée. Soudain du ciel : « Mikète ! Dabo ! Coucou ! ». Ma sœur réagit dans l’instant. Je faillis tomber des marches lorsque notre maman en redescendit brusquement : « Mikète, r’vient ! ». Un pavé un peu trop saillant, ma sœur trébucha, vacilla… Elle se redressa au dernier moment, retrouva son équilibre et… Pas de chance, elle fut stoppée net :
- Où te cours comme ça, la Mikète ?
- Voir le Dédé et le Titi (répondit-elle en fixant l’homme dans les yeux).
Du haut de la Sous-préfecture, par la fenêtre, nos cousins criaient. L’intervention de notre grand-mère mit fin à leur « coucou ». « T’iras tout à l’heure ! » criait notre maman.
Le Fanfan réajusta son képi de sergent de ville. Sa grosse voix retentit :
- T’vâs r’tourner avec ta môman !
- C’est le Sotré qu’a volé ton neuf vélo. T’es même pas capable d’attraper le Sotré !
Le Fanfan n’était pas homme à se laisser impressionner. Cette fois, cette kègne de cabot ne l’agresserait pas et la mère Kélère avec son balai ne serait pas là pour saper son autorité. Après tout, c’était lui le gardien de l’ordre public.
- Ah ! Ah ! Si t’es pas sage, j’te mets la tête entre les deux oreilles. Allez, ouste !
- Va-t-en, tu pues l’oignon !
Ma sœur n’eut pas le temps de dire « ouf » qu’elle se retrouva sous le bras du Fanfan. Il la déposa aux pieds de notre maman. Et engagea la conversation :
- J’ai vu le Milou c’matin. D’habitude, il part plus tôt.
- Il prend la première Micheline. Enfin, ce matin, il l’a raté… Alors, vous avez un nouveau vélo…
Les adultes avaient tellement de choses à se raconter. Nous en profitâmes pour remonter les deux marches et coller nos faces contre la porte vitrée.

 
 
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Date de dernière mise à jour : 26/03/2025

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